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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

De la politique d’un philosophe.

Revue Cités, Derrida politique, La déconstruction de la souveraineté, 2007.

Image1Le point de départ de cette livraison de la revue Cités est sans aucun doute un peu formel : Derrida et la politique. Mais ce genre d’énoncé demeure un excellent déclencheur, pour susciter une réflexion panoramique, comme en est tentée une ici. À condition que le lecteur, notamment néophyte, se laisse aller à découvrir des choses bien connues pour ceux qui fréquentent l’œuvre depuis longtemps. Qui a jamais cru, d’ailleurs, que le philosophe déployait (ou avait déployé) une pensée non-politique ? Tout dépend évidemment de la signification prêtée au terme. On peut, soulignons-le, jouer au même jeu avec les pensées de Michel Foucault ou Jacques Rancière, eux qui, par retour, le rendent bien aux spécialistes universitaires de la philosophie politique, en refusant de parler de philosophie politique à l’endroit de leur propre philosophie, qui tient bien, pourtant, du politique.

Bref, Derrida et la politique, finalement, cela s’annonce bien, surtout si l’on considère que la « déconstruction », dont le philosophe s’est fait une spécialité, est une attitude d’esthète indifférent à la vérité des choses et au devenir. Car, au moins, ce numéro de revue fera comprendre qu’on se trompe. Les contorsions conceptuelles, réparties dans les articles de cette livraison, et qui permettent l’élaboration d’un tel titre, prouveront au moins, aux yeux des lecteurs inattentifs de Derrida, que sa philosophie n’a jamais travaillé en marge de la société ou dans l’absence de considérations portant sur la justice en tant qu’elle ne se confond pas avec le droit. Ainsi qu’il est précisé : « Derrida fait au contraire constamment effort pour montrer que la philosophie de la déconstruction est par excellence celle de l’attention sociale et politique, de la responsabilité, de la justice, du souci de l’institution comme de l’autre que je rencontre ». Rappellera-t-on au passage que les derniers écrits de Derrida ― disons les textes plus déconstructivistes que grammatologiques ou que ceux de la différance ― ne cessent d’invoquer la possibilité d’une « démocratie à venir », objet de tous les vœux du philosophe, et régime capable de survivre dans la constante critique de soi et dans le déséquilibre de la discussion ?

En un mot, cet ensemble d’articles est à mettre entre de nombreuses mains. Les auteurs des articles (Charles Ramond, Guy Petitdemange, Jean Grondin, Jean-Luc Nancy et quelques autres) se font un plaisir de dessiner les approches de la politique par Derrida, mais aussi de donner aux lecteurs les moyens de suivre l’essentiel de ses démarches. La série des articles est d’ailleurs suivie d’un excellent lexique politique qui, même incomplet (mais annoncé comme tel), peut devenir un instrument de travail décisif pour les lecteurs peu familiarisés avec l’œuvre de Derrida. On y trouve, entre autres, les entrées suivantes : Circoncision, Déconstruction, Démocratie, Hospitalité, Justice, Peine de mort,…

Il est bon de rappeler aussi que la notion de « déconstruction » ne correspond pas à un jeu de mot. Elle désigne un mouvement de déstabiliser, défaire, disséminer les dispositifs stables, et les concepts fondateurs. Elle caractérise un fonctionnement de la pensée. Aussi s’applique-t-elle très bien au politique et aux théories politiques. Comme l’indiquent les quatre sujets de réflexion derridiens suivants :

― Ce que montre fort bien Guy Petitdemange, dans un article consacré à la lecture derridienne de Marx, c’est que ce moment de la pensée durant lequel Derrida décline l’idée d’un avenir à construire à partir d’une revisite de quelques textes de Marx, est fortement lié à une pensée de la politique (Spectres de Marx). Ce que Derrida retient de Marx effectivement, ce n’est pas un programme révolutionnaire ou une science de l’histoire, mais une injonction ou une discursivité dont le principe est l’inactuel, l’intempestif, ou l’ouverture sur un avenir. En un mot, Derrida réoppose, grâce à Marx, la légitimité et la légalité, afin de faire entrer à nouveau du jeu dans la politique. La justice devient ainsi une tâche jamais achevée. N’est-ce pas ce principe qui permet alors au philosophe d’affirmer haut et fort que « jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre et de l’humanité ».

L’auteur est d’ailleurs fort ému par la lecture de Derrida, lecture de Marx dédiée à des solidarités militantes communistes de par le monde et qui éclaire certains engagements de Derrida sans que ce dernier ait jamais cherché à jouer à l’intellectuel susceptible de se pencher sur le rôle du peuple dans l’histoire afin de l’éclairer.

― L’article de Jean Grondin portant sur le thème de l’animal est certainement moins problématique. On sait que Derrida, par déconstruction interposée, ne cesse de remettre en question l’opposition animal-homme. Encore accomplit-il cette tâche en renversant ce qu’on entend habituellement sous ce couple. L’animal, en effet, est toujours pensé dans la définition classique de l’homme. Dès lors, comment s’étonner de le voir exclu de la pensée philosophique ? Derrida parle bien de « l’animot », comme si l’animal n’était qu’un mot qui servait à désigner tout vivant que nous ne sommes pas et que nous ne voulons pas être. Le sort de l’animal est donc scellé par là, mais aussi, depuis longtemps, les recherches scientifiques. En un mot, centré sur lui-même, l’homme reste le plus souvent sourd à la compréhension d’autre chose que soi.

― Curieusement, Derrida reste beaucoup plus proche de toute la tradition philosophique qu’il déconstruit en ce qui regarde le droit et la justice. La justice ne s’épuise pas dans le droit. Derrida caractérise d’ailleurs le droit par la calculabilité et la justice par l’incalculable. Il avance l’idée que le droit travaille la question de la jonction sur le modèle du lien commercial, alors que la justice travaille la question de la jonction sur le modèle du don. Il est très important que la justice ne descende jamais au niveau de la factualité.

― On doit enfin à Jean-Luc Nancy, dans un texte prononcé à Alger, en novembre 2006, une autre exploration de la politique derridienne. Une exploration plus concrète et à beaucoup d’égard plus décisive, en tout cas, pour ceux qui savent ce qu’a pu représenter l’indépendance de l’Algérie pour le philosophe. Au-delà de l’événement familial, ce qui importe en ce cas, c’est très fondamentalement l’esquisse, dans l’événement même, d’une déstabilisation des certitudes politiques. Comment ne pas sentir vaciller là les notions d’identité, d’États-nations ou d’identités internationales au sein même de la décolonisation ? En politique aussi, commente Nancy, la « présence à soi » en vient à se comprendre comme ne pouvant pas s’enfermer dans l’indivision d’un Absolu. Il faut, à partir de là, repenser bien sûr la question des indépendances.

En un mot, ces quatre exemples montrent qu’à l’évidence, la politique de Derrida existe, même s’il faut primordialement mettre sous ce terme quelque chose qui ressemble plus à une politique de la philosophie, conçue comme ensemble de stratégies et de manœuvres destinées à ne pas laisser la philosophie s’identifier comme une « vision du monde » supplémentaire, qu’à une politique partidaire ou à une politique de conquête du pouvoir.

Derrida lui-même en apporte la preuve. Ce volume enveloppe en effet un long texte du philosophe, prononcé le 8 juin 2004, en conférence, à Strasbourg, cette ville à propos de laquelle il remarque d’emblée qu’elle a une histoire européenne et respire une remise en question des modalités de la souveraineté État-nationale. Cette conférence est intitulée : « Le souverain bien ou l’Europe en mal de souveraineté ».

Cette prestation évoque d’emblée le propos de Jürgen Habermas portant sur la nécessité d’élaborer en Europe un « patriotisme constitutionnel ». Derrida fait immédiatement remarquer que s’il comprend bien les intentions de Habermas, il est nécessaire de récuser l’usage de cette expression « en raison de tant de vieilles connotations équivoques ». Et il renvoie la perspective à un « affect à la fois sensible et prescrit par l’intelligibilité rationnelle de la loi ». Tout en précisant qu’un tel affect ou engagement du corps existentiel est « je crois, en effet, comme Habermas, nécessaire à une nouvelle citoyenneté européenne ».

Mais l’objectif poursuivi par le philosophe se centre immédiatement sur la « souveraineté », parce qu’il s’agit là de l’affect qui distingue le mieux tous les souverainistes, « qui sont en mal de souveraineté parce qu’ils continuent de rêver, de se laisser travailler par cette nostalgie ou de travailler à la reconstitution d’une souveraineté État-nationale ». En l’occurrence, Derrida voit à juste titre se profiler derrière tout cela les modèles hérités et traditionnels, voire les modèles théologico-politiques édifiés par une tradition philosophique qui remonte au moins jusqu’à Jean Bodin, sinon encore plus haut (et sans doute faudrait-il sur ce plan consulter soit Ernst Kantorowicz, soit Pierre Legendre).

L’enjeu de l’affaire, vu du point de vue de la déconstruction est le suivant : ou bien l’Europe se contente de répéter à une autre échelle ce que chacune des nations composantes a déjà vécu, ou bien l’Europe déplacera de façon efficiente le concept et la réalité traditionnelle de la souveraineté. Plus concrètement encore : ou bien l’Europe devient une super-puissance État, en concurrence, dans cette logique, avec les États-Unis et la Russie, ou bien elle deviendra une autre Europe, « celle dont je rêve, sans le moindre eurocentrisme ». Mais pour que la seconde hypothèse prévale, il convient de donner à cette Europe la tâche de puiser dans sa mémoire, « dans sa mémoire unique, dans ses mémoires les plus lumineuses (la philosophie elle-même, les Lumières, ses révolutions, l’histoire ouverte et encore à penser des droits de l’homme), mais aussi sans ses mémoires les plus sombres, les plus coupables, les plus repentantes (les génocides, la Shoah, les colonialismes, les totalitarismes nazi, fasciste ou stalinien, tant d’autres violences oppressives et même celles qui sous une forme moderne et d’apparence démocratique, aujourd’hui, sous nos yeux, prendrait la forme néo-berlusconienne d’un autoritarisme capitalistico-médiatique) », une autre Europe donc qui puiserait dans ces mémoires « la force politique d’une politique altermondialiste capable de combattre ou de réorienter toutes les instances qui arraisonnent aujourd’hui le processus ambigu de la mondialisation ».

Insistons, avec Derrida : « Cette Europe de la justice sociale et de l’altermondialisme dont je rêve, c’est donc aussi une Europe qui réactive sa mémoire philosophique, une Europe qui a besoin de ses philosophes ou d’un grand parlement des philosophes. On y discuterait, étudierait, proposerait par exemple les nouveaux problèmes et les nouveaux concepts de cette Europe altermondialiste à venir, comme du nouveau droit international qu’elle appelle ».

Et le philosophe de poursuivre plus techniquement. Il déconstruit la notion de souveraineté, en la rapprochant du concept de souverain bien, et en montrant comment Platon et Aristote se sont servis de ce concept, dans une logique qui allie l’ontologie, l’éthique et la politique. Ce qui nous vaut une belle page sur Platon et la royauté du Bien et du Soleil. Le lecteur la découvrira. Mais cela nous vaut aussi une belle interprétation du sens du Bien chez Aristote. Laissons cette exploration de côté, pour ne retenir que la conclusion à laquelle Derrida voulait aboutir : là où règne le souverain bien, il y a association avec le mal de souveraineté. Et Derrida de repartir, en ce point, sur la question à laquelle il projetait de répondre : les rapports du souverain avec l’animal politique. D’autant que les figures de l’animal hantent le politique, chacun le sait. Elles le hantent autant pour caractériser l’homme politique (le lion et le renard de Machiavel ne sont pas loin) que pour caractériser le peuple (la bête populaire, mais aussi le loup de Hobbes, ou le citoyen réduit à la bête de Rousseau).

Nous n’allons évidemment pas reprendre point par point la démonstration de Derrida, que le lecteur ferait bien d’examiner de près, tellement elle est riche en suggestions. Néanmoins, la conclusion est essentielle ici. La voici. Tout ce qui précède étant admis, nous savons non seulement comment joue l’effet de souveraineté (un effet irréductible sur la pulsion de pouvoir), mais encore « comment faire pour que cet être en mal de souveraineté légitime et conventionnelle ne devienne pas une maladie et un malheur, une maladie mortelle et mortifère ». Tel est sans aucun doute le débat central de/sur l’Europe aujourd’hui.

Est-il nécessaire de conclure que la revue Cités nous offre sous cette livraison un bien bel ensemble de textes ? Certains, il est vrai, détestent la philosophie de Derrida, cela les dispensera-t-il de lire au moins la conférence à laquelle nous venons de faire allusion ? D’autres l’adulent, mais ils présentent les mêmes simplifications, inversées. Disons, pour l’heure et pour finir, qu’il est souhaitable de lire cet ensemble, ne serait-ce que pour que chacun apprenne à donner corps à sa propre conception de l’Europe.

Revue Cités, Derrida politique, La déconstruction de la souveraineté, n°30, Puf, 2007.

Résumé

Le point de départ de cette livraison de la revue Cités est sans aucun doute un peu formel : Derrida et la politique. Mais ce genre d’énoncé demeure un excellent déclencheur, pour susciter une réflexion panoramique, comme en est tentée une ici. À condition que le lecteur, notamment néophyte, se laisse aller à découvrir des ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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