« Notre course a été longue avant que nous n’apercevions confusément un édifice suspendu dans l’espace. Il était vaste. Il ne pêchait même pas par les fondements, puisqu’il ne reposait sur rien. C’est à l’entrée de cet édifice que notre vaisseau s’arrêta. Nous en descendîmes pour nous jeter dans la foule de ceux qui entraient dans l’édifice. C’étaient des vieillards à barbe blanche, sans force. Un souffle les faisait tomber. Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Demandais-je à l’un d’eux. Je suis le marquis de Condorcet, me répondit-il. Vous êtes dans la région du progrès. Et quelle est cette figure gigantesque qui vient à nous ? Reconnaissez la révolution, me répondit-il, c’est elle-même, avec sa pensée de l’histoire et de la rupture. À peine m’eut-il fait cette courte réponse que je reconnus Karl Marx s’approcher de moi, bientôt suivi de g. w. f. Hegel vêtu de sa dialectique… Mais de sinistres craquements s’entendirent bientôt. Mes compagnons hurlèrent : Fuyons, fuyons cet édifie n’a plus qu’un moment à durer ! »
[1] —, et par suite son ouvrage, puisqu’il s’agit pour eux de montrer que l’histoire — entendons aussi bien les philosophies de l’histoire (Immanuel Kant, Hegel, Marx) que les récentes philosophies du devenir (Gilles Deleuze, Michel Foucault) — fut à la fois une tyrannie et une pathologie pour les modernes et ceux qu’ils ont engendré. De même que Diderot voulait retrouver une appréhension des choses sans la soutenir par une référence à Dieu et à la scolastique, notre époque chercherait ou devrait chercher à échapper à l’assujettissement à l’histoire qui se soumet les esprits depuis trois siècles. Il serait donc possible, de nos jours, de reconnaître que l’idée d’histoire a une histoire, que les palais et édifices par elle colonisés se délitent, et que nous devons nous exercer à penser autrement qu’au travers des rets de l’histoire et de l’historicité.
Ainsi donc, l’ouvrage nous dresse-t-il un portrait inversé de l’époque, inversé du moins par rapport aux portraits auxquels les sociologues nous habituent depuis quelque temps. Ils reprochent en effet souvent à nos contemporains de ne plus agir ou de ne plus vouloir définir les exigences de leur existence par l’action. Ils portent à leur discrédit un attentisme et un « présentisme » que certains appellent même « individualisme ». L’auteur, quant à lui, prend le contre-pied de ce discours qui ne lui paraît audible qu’à partir du présupposé de la perspective qu’il condamne (on ne peut reprocher à quelqu’un de ne pas agir que si l’action est une valeur). Pour lui, la lassitude de l’action et la fatigue engendrée par la nécessité d’avoir à poser un avenir ne sont plus dépréciables. Ils doivent, au contraire, être valorisés. De nos jours, on pourrait enfin en faire l’éloge [2].
C’est bien à un geste précis que nous convoque l’auteur. Il y provoque, il le renforce et il s’en inspire. Ce geste ? Nous familiariser avec une nouvelle disposition d’esprit susceptible de se défaire de la pression de l’histoire. Il met au travail nos schèmes de pensée et de compréhension du monde et notamment les schèmes de la philosophie de l’histoire (téléologie, avenir, mouvement, progrès, négatif, historialité). Il nous appelle à nous dégriser de la toute puissance de l’histoire, et à comprendre que l’intelligibilité de nous-même et de notre monde ne passe plus (ne devrait plus passer) par l’histoire.
Quelque chose se serait donc cassé ou terminé, ces dernières années, que l’auteur se refuse à penser avec nostalgie. Les anciens appels à l’action (l’homo faber), à la révolution (révolte-toi !), au changement, ne nous enthousiasmeraient plus guère. Et si pour penser à imposer des transformations à une situation, il faut, d’une certaine façon, haïr cette situation, nous aurions appris, nous devons apprendre à ne plus haïr notre temps : « Et si nous n’avions plus prioritairement soif de tout défaire et de détruire ? » (p. 39), Et si nous étions las de « tous ces mouvements de déconstruction, d’attente et d’espoir en une reconstruction future ». En somme, nous serions entrés dans une atmosphère nouvelle, dans un rapport à nous-mêmes différent de celui qu’avait élaboré la modernité. Nous devrions porter sur le monde un autre regard. Nous serions même déjà disposés autrement : plus (envie) de critique, plus (de désir) de subversion, plus (de volonté) de résistance, plus (de désir de) subversion, plus (de désir de) société autre.
Que sommes-nous censés vouloir ? Après l’ère de l’histoire, nous voulons de l’éthique, plus de pensée, sans doute, mais une pensée qui peut revendiquer son éternité enfin retrouvée ?
Il y a des accents classiques dans une telle recherche. L’auteur pourrait faire sienne cette devise, à la manière de Kant : J’ai alors dû limiter le poids de l’histoire pour faire place à l’éthique.
Si l’on peut être surpris par ce livre étrange et, par bien des côtés, brouillon, il ne serait pas bon du tout de négliger sa démarche et sa perspective. Qu’on approuve ou non l’auteur, il déploie sous nos yeux une série de raisons qui bousculent les perspectives et obligent à revenir sur nos pas, quitte à récuser ses résultats. En cela, ses constats et propositions ne visent pas seulement la philosophie, largement concernée il est vrai, mais plus généralement les « mentalités », les mœurs modernes, et par conséquent aussi, les historiens et leur place dans la société moderne (historiens auxquels curieusement, l’auteur ne se frotte pas).
Car la question de l’histoire et de l’historicité est bien une question pour nous (pour notre temps). Après le reflux de la conception moderne de l’histoire et des grands récits, la question se pose de savoir si nous considérons (ou devons considérer) que l’histoire est terminée. Elle se pose aussi de savoir comment nous pensons le rapport entre l’histoire-acte et l’histoire-discours. Cette question introduit à de nombreuses considérations, mêlant nécessairement le regard que nous portons sur la modernité, celui que nous portons sur l’histoire et celui que nous portons sur nous-mêmes. En cela, l’auteur a construit un système de pensée fort bien agencé. Mais, est-il vrai que c’est uniquement la modernité qui a imposé à l’homme de se saisir comme un être de part en part historique, de penser son historicité comme appartenance, et de considérer l’effectivité comme historique ? Et si le moderne attend du processus historique son salut, puisque chaque moment de son existence résulte du passé et dessine son avenir, qu’en est-il de nous ?
Si nous admettons fort justement que la modernité a forgé l’idée d’histoire (en se donnant par conséquent à elle-même aussi une histoire), qu’elle a valorisé le changement pour lui-même et y a inscrit la destination essentielle de l’homme, qu’elle a inventé une conception du changement qui s’appelle « histoire », et qui fonctionne comme réalisation de l’unité du tout social, alors dans quoi sommes-nous donc entrés, nous pour qui l’histoire ne peut plus être pensée comme linéaire et continue, qui cernons des transhistoricités, qui retrouvons des liens entre des éléments de périodes différentes ? La postmodernité ?
C’est en tout cas le résultat sur lequel débouche l’auteur. Il le défend en montrant que notre société, notre époque pratique le feuilletage, la fracture, le discontinu, mais dans le contexte d’une redécouverte de l’anhistoricité de la condition humaine. Antihistoricisme, valorisation de l’hétérogène, primauté de l’éthique composent alors un portrait final des valeurs de l’époque. Encore cette dernière partie de l’ouvrage conduit-elle à des développements plus communs, portant sur la démocratie et l’éthique contemporaines.
Philippe Mengue, La Philosophie au piège de l’histoire, Paris, Éditions de la Différence, coll. Les Essais, 2004. 367 pages. 30 euros.