La nécessité de la croissance économique est une croyance partagée par à peu près tout le monde, dans les pays occidentaux depuis la moitié du 20e siècle. Ce dogme commun à la quasi-unanimité de la droite (si ce n’est quelques esprits réactionnaires) et à l’essentiel de la gauche (sauf quelques écologistes et socialistes hétérodoxes) semblait à l’abri de tous questionnements, en tant que « signification imaginaire » centrale des sociétés capitalistes contemporaines. Contre cette unanimité, un premier coup de semonce avait été tiré en 1972 avec la publication du fameux Rapport au Club de Rome : Limits to Growth (traduit en français par Halte à la croissance ! ; Meadows et al., 1972). Dans les années suivantes, la communauté internationale a réussi à faire disparaître le potentiel radical de cet avertissement grâce au concept de « développement durable » ; le rapport Brundtland ― préparant la Conférence de Rio en 1992 ― allant même jusqu’à affirmer que le développement durable devait ouvrir « une nouvelle ère de croissance économique » (1987, p. 1 ; traduction de l’auteur).
[1] se consacrant à cette notion, de même que l’organisation de colloques académiques [2], contribuent assurément à nourrir cette tendance.
Malgré sa relative marginalité et sa quasi-absence de force sociale, le projet de décroissance devient donc peu à peu objet de débats, de controverses, d’oppositions, voire de peurs. Deux grandes questions sont posées. Du côté de ses opposants, on se demande : pourquoi faudrait-il entrer dans une société de décroissance ? De la part de ses adeptes, on se questionne : comment entrer dans une telle société ? Au sein d’une production éditoriale en pleine croissance, deux ouvrages récents, l’un d’un économiste orthodoxe, l’autre d’un « père » de la décroissance, viennent tenter de répondre à ces questions.
Une vision un peu trop orthodoxe.
Du côté des partisans de la croissance, l’ouvrage de Jacques Lecaillon ne brille ni par son originalité, ni par son ampleur. Il s’agit d’un bref livre de vulgarisation, presque un pamphlet, mais qui condense en une centaine de pages l’essentiel des critiques pouvant être adressées au projet de décroissance.
Jacques Lecaillon est professeur émérite d’économie à la Sorbonne, et c’est le point de vue de l’économiste (orthodoxe) qu’il cherche à vulgariser dans ce petit ouvrage. C’est aussi un catholique convaincu, publiant chez un éditeur chrétien militant (les éditions Salvator) qui parle. Le pape Wojtyla est un des auteurs les plus cités.
L’ouvrage vise à présenter au profane les réponses que la « science économique » (p. 19) apporte aux questions de la croissance, de l’environnement et de la justice : « faut-il stopper la croissance ? », « quelle solidarité entre les générations ? », « quelle solidarité entre les peuples ? ». L’ouvrage a l’ambition de s’adresser à un large public, et évite les formalisations mathématiques, comme le jargon économique. Il arrive également à synthétiser clairement (mais au prix parfois d’une trop grande simplification) des questions complexes comme celle de la justice intergénérationnelle. Néanmoins, en tant qu’introduction aux rapports entre économie et environnement, il reste nettement moins complet et précis que des manuels comme celui de Bontems et Rotillon (2007) ou de Vivien (1994 et 2005), ou encore que l’ouvrage classique de René Passet (1979). La bibliographie de l’ouvrage reste extrêmement ténue, sur un sujet qui connaît pourtant une abondante production depuis plus d’une vingtaine d’années. Lecaillon ne témoigne pas non plus d’un grand intérêt pour les sciences sociales, au-delà de l’économie (et d’une certaine manière de la théologie), si ce n’est pour la philosophie politique normative.
L’introduction de l’ouvrage questionne la définition classique de la croissance comme accroissement du produit intérieur brut (pib), montrant que cette mesure ne saurait rendre compte du bien-être des individus : « la croissance ne fait pas le bonheur » (p. 9). Néanmoins, une fois cet hommage rendu aux critiques de l’économicisme faisant du pib l’alpha et l’oméga de toute civilisation, l’auteur passe outre ces précautions et manie la croissance du pib comme seul indicateur jusqu’à la fin de son ouvrage.
Lecaillon poursuit son analyse en rendant compte du point de vue de quelques grands économistes (Malthus, Ricardo, J.S. Mill, Keynes, etc.). Même s’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation, le lecteur peut s’étonner d’imprécisions qui parsèment le chapitre. Lecaillon prétend par exemple que l’analyse de Malthus est fondée sur « la loi des rendements décroissants » (p. 22) alors que cette loi est absente de l’Essai sur le principe de population auquel il se réfère. Par ailleurs, il donne une citation de Malthus (p. 22) en renvoyant à l’Essai de 1798, qui contient la loi de la population [3]. Or l’extrait cité est justement un ajout, apparaissant dans l’édition de 1803, connue sous le nom de « deuxième essai ». Cette distinction est importante, car le deuxième essai de Malthus constitue en réalité une attaque directe contre les lois britanniques au profit des plus pauvres (Poor Laws), visant à démontrer l’inanité de toute aide sociale (Foster, 2000, p. 99 ss.). Or Lecaillon prétend que l’analyse de Malthus est encore valable dans certains pays très pauvres (p. 23). Ce faisant, à l’instar de Malthus, il naturalise une question éminemment économique et sociale, celle de la famine, en en faisant une simple inadéquation entre population et ressources. Cette vision, pour le moins réductrice, était déjà invalidée à l’époque de Malthus, par exemple par l’agronome écossais James Anderson qui avait bien vu que les « ressources » du sol ne sont pas simplement naturelles, mais que la fertilité est aussi le résultat d’actions sociales, de travail, d’apport d’engrais, etc. (Foster, 2000, pp. 144-147).
Par ailleurs, en abordant Keynes, Lecaillon postule que le ralentissement de la croissance a des « conséquences fâcheuses sur le niveau de vie et le volume de l’emploi » (p. 28). Il répète plus loin (p. 34) que « la croissance est considérée comme le meilleur moyen de lutte contre le chômage ». Néanmoins, ces assertions, essentielles pour son argument, ne sont pas étayées par une démonstration ou des références.
L’étude de la décroissance est abordée par le biais des analyses du Rapport du Club de Rome. Lecaillon montre alors, à raison, que coeteris paribus un état stationnaire ne résoudrait pas les problèmes environnementaux causés par la croissance. Il se réfère ensuite aux travaux de Georgescu-Roegen, pour lequel la croissance infinie est impossible dans un monde fini. Il serait alors nécessaire de s’autolimiter fortement afin de dépendre moins des biens de consommation matériels. D’après Lecaillon, cette vision ferait fi des aspirations à la consommation de la majeure partie des habitants de la planète, de plus, une société d’autolimitation empêcherait la créativité (pp. 39-40). À ce stade, une question se pose, à laquelle Lecaillon ne répond malheureusement pas : le désir de consommation de la majeure partie des habitants de la planète n’est-il pas aussi un produit de la société industrielle de croissance ? [4]
Le chapitre suivant (pp. 45-64) s’interroge sur la justice sociale et la satisfaction des besoins. Lecaillon présente rapidement les principes de justice selon John Rawls, pour s’intéresser ensuite à la répartition des richesses entre générations. Ce chapitre pose deux problèmes au regard de l’économie générale de l’ouvrage. Premièrement, il fait l’impasse sur la question de la distribution des ressources au sein d’une même génération. Autrement dit, il ne s’interroge pas sur le fait de savoir si, par exemple, une redistribution radicale des richesses permettrait de répondre aux besoins de consommation identifiés plus haut. Deuxièmement, il ne pose pas la question des ressources et donc des limites dites « physiques » [5] à la croissance. En réalité, ce point se résout quelques chapitres plus loin (p. 104), lorsque l’auteur défend l’idée d’une substituabilité totale du capital physique (autrement dit, d’un point de vue économique, les forêts qui sont détruites aujourd’hui ne sont pas perdues, car elles subsistent sous forme de capital).
Lecaillon aborde ensuite la « solidarité entre les peuples » (pp. 65-88). Tandis que les inégalités persistent voire s’accroissent entre pays riches et pauvres, la théorie économique classique semble impuissante à expliquer cette non-convergence. Lecaillon présente alors la théorie de « la croissance endogène » (p. 72) pour laquelle la croissance produit de la croissance par des effets d’externalités positives. La croissance aurait donc un effet cumulatif, ainsi un petit avantage initial pourrait produire des différences importantes entre pays. Cependant le « retard » du Sud, s’expliquerait également par l’action négative des gouvernements. L’État serait un « prédateur » (p. 80) cherchant à soumettre la rationalité économique à une rationalité politique empêchant le plein développement de la croissance. L’interventionnisme politique ne servirait alors qu’à produire de la rente au profit des classes dirigeantes, et, en conséquence, de la corruption.
Le lecteur est en droit de se demander en quoi ces éléments font progresser l’argument sur la croissance. Ce chapitre, contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, ne pose pas la question de la solidarité à l’échelle internationale ou de la redistribution des richesses. Il ne s’interroge pas non plus sur les conséquences pour le Sud de la crise écologique induite par le développement économique [6]. Bref, il ne permet pas de comprendre en quoi la poursuite de la croissance serait nécessaire pour arriver à établir une solidarité à l’échelle globale. En réalité, si l’on suit les analyses de Lecaillon, toute tentative de poursuite d’un rattrapage au moyen de la croissance est vaine (théorie de la croissance endogène) voire contre-productive (rôle de l’État et corruption).
En conclusion, l’auteur émet quelques suggestions dans un chapitre prospectif : la croissance sera toujours plus immatérielle, et la pauvreté se réduira (ce qui, notons-le, entre en contradiction avec les propos du chapitre précédent). Néanmoins, trois grandes menaces pèsent : 1) des sources d’inégalités subsisteront ; 2) les maladies contagieuses (épidémies) risquent d’augmenter ; 3) l’environnement sera de plus en plus attaqué. Lecaillon montre alors les difficultés à estimer la valeur de l’environnement afin de le protéger.
Au final, ce petit ouvrage fait l’impasse sur quatre éléments cruciaux. Premièrement, il ne traite pas de la justice distributive, c’est-à-dire de la répartition des richesses (si ce n’est entre générations). Son argument essentiel consiste à dire que la croissance est la seule réponse possible à la satisfaction des besoins dans le monde, sans pour autant montrer qu’une redistribution radicale ne saurait y pourvoir, ni que les « besoins » sont donnés, indépendamment du système économique. Deuxièmement, rien n’est dit sur la productivité. Il s’agit pourtant d’un élément central des critiques de la croissance. Troisièmement, Lecaillon semble réduire toute la question écologique à l’épuisement des « ressources » naturelles et à l’effet de serre. D’une certaine manière, ce sont les deux questions qui se prêtent le mieux à un traitement par la science économique orthodoxe, notamment au travers des mécanismes d’internalisation des externalités (taxes pigouviennes ou permis de polluer). Il n’en reste pas moins que la crise écologique globale, à laquelle le projet de décroissance essaie de parer, dépasse de loin ces deux éléments. Quatrièmement, Lecaillon argumente qu’un arrêt de la croissance supprimerait le développement de la recherche scientifique, qui serait le principal espoir dans la résolution des problèmes écologiques (p. 112). Toute la logique du livre repose ainsi sur une foi inébranlable en la technique comme solution à la crise. Il n’apparaît néanmoins pas à l’auteur que les solutions techniques pourraient ne pas être au rendez-vous, ni, d’ailleurs, que cette course à la technologie ne serait pas indépendante de la crise environnementale.
La décroissance pour tous.
Du côté des partisans du projet de décroissance, le bref ouvrage que publie Serge Latouche se veut un « petit traité », une espèce de manuel de la décroissance, qui en résume les principaux éléments. Il reprend de manière synthétique l’essentiel des analyses déjà développées par Latouche, dans un ouvrage publié en 2006, Le pari de la décroissance. Ce traité se compose de trois parties. La première fait l’état des lieux de la crise environnementale et montre l’originalité du projet de décroissance dans ce contexte ; la seconde détaille les positions de ce projet et répond à quelques objections qui lui sont faites ; la troisième en présente le « programme politique ».
Là où pour Lecaillon seule l’économie orthodoxe a voix au chapitre, Latouche convoque généreusement les sciences sociales pour développer son analyse. Ce sont en premier lieu les anthropologues (Marshall Sahlins, Mary Douglas, Karl Polanyi…) qui sont cités, mais aussi les sociologues (Émile Durkheim, Marcel Mauss), les économistes hétérodoxes (Thorstein Veblen), les psychanalystes (Erich Fromm), les théoriciens sociaux (André Gorz, Ivan Illich), etc.
La force et l’originalité de cet ouvrage réside dans sa capacité à dessiner les contours de l’alternative décroissante, fondée sur les huit « R » (réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler). Latouche défend également le projet de décroissance contre ses critiques qui comme Lecaillon y voient la main de privilégiés voulant priver les populations du Sud du droit au développement. Les pages que Latouche, grand connaisseur des politiques de développement, consacre à réfuter cette idée sont particulièrement réussies (pp. 90-102), montrant notamment que l’idée de décroissance est née en Afrique.
Cette force de l’ouvrage est en même temps sa faiblesse. Car en présentant ces thèses, Latouche montre que le projet de décroissance est utopique (ce qu’il revendique d’ailleurs, p. 54, sous le terme d’« utopie concrète »), non pas uniquement au sens où il propose un système complet et cohérent quoique purement spéculatif, mais bien au sens où cette doctrine n’est portée par aucune force sociale. D’un côté Latouche abandonne l’idée d’une force révolutionnaire (« la lutte des classes s’est épuisée », p. 102), d’un autre côté il décrit une domination absolue du Capital sur le monde (p. 106 ou p. 117). La transition à une société de décroissance (ou plutôt « d’a-croissance », p. 22) est présentée, dans ce contexte, comme devant résulter d’une « prise de conscience » générale, qui produirait une « volonté politique ». Ce point de vue idéaliste (par opposition à « matérialiste »), suppose en réalité que certains « savent » tandis que d’autres « ignorent », et que ceux qui savent mais ne font pas, manquent de volonté. Bref, il réduit à une question de connaissance ce qui est profondément un rapport de force entre des intérêts matériels divergents (voir par exemple, p. 68 ou p. 81).
Du point de vue des sciences sociales, la question qui reste entière à la lecture de Latouche ― comme d’autres auteurs se revendiquant du projet de décroissance ― porte sur les causes de la croissance perpétuelle. À cet égard Latouche est singulièrement furtif. Il attribue ces causes au fait que « notre société a lié son destin à une organisation fondée sur une accumulation illimitée » (p. 32), ce qui est à la fois tautologique et insuffisant. Pourquoi cette « liaison dangereuse » à une accumulation illimitée ? Quelques pages plus loin, le coupable apparaît comme « le profit, moteur de l’économie de marché et du capitalisme » (p. 36 ; voir aussi pp. 20-21). L’analyse néanmoins n’est pas approfondie. Ce qui est regrettable car, par exemple, Latouche affirme par ailleurs que tous les régimes politiques modernes ont été productivistes et ont érigé la croissance en dogme (p. 54). Si donc tous les régimes politiques ont mis la croissance au cœur de leur projet, l’analyse de ses causes en terme de « recherche de profit » semble pour le moins limitée (à moins de montrer que tous les régimes politiques modernes ont été capitalistes, c’est-à-dire fondés sur le crédit et la recherche de profit).
À vrai dire, une réflexion plus approfondie sur la croissance risquerait de ramener les « décroissants » à leurs frères ennemis dont ils tentent absolument de se démarquer : les marxistes. Pas à tous les marxistes, bien sûr, dont l’immense majorité ont été des productivistes acharnés, mais à ces courants hétérodoxes, notamment autour de l’école de Francfort, qui ont fait de la « valeur » le centre de leurs critiques. Latouche les évoque furtivement (p. 141) mais se garde bien de détailler leurs analyses, qui seraient pourtant en forte congruence avec le projet de décroissance.
La lecture du Marx des Grundrisse (2007, pp. 175-359), les analyses de André Gorz (autres que celles que Latouche cite ; notamment Gorz 1983), de Herbert Marcuse (1968), ou, plus récemment les travaux de Moishe Postone (2006, notamment pp. 307-384), fourniraient pourtant aux partisans de la décroissance des armes intellectuelles importantes. Elle permettrait de mieux mettre en relief la spécificité historique de la « croissance » qui pourrait être repensée comme conséquence du processus de valorisation à l’œuvre dans le capitalisme. Ce type de reconceptualisation pourrait permettre une explication plus historicisante des causes de la « croissance infinie », et aussi fournir une analyse des bases sociales qui pourraient permettre une transition vers une société de décroissance. En l’absence de cette réflexion, le projet de décroissance semble condamné à demeurer une utopie, fort peu « concrète ».
(A) Jacques Lecaillon, Faut-il stopper la croissance ?, Paris, Salvator, 2007. (B) Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et une nuits, 2007.