Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Covid cherche cospatialité

Modèles géographiques pour un événement hybride

Cet article est proposé par le rhizome Chôros.

Cet article propose quelques pistes interprétatives pour répondre à la question : en quoi la dimension spatiale de la pandémie de Covid-19 permet-elle de comprendre cet événement à travers trois déclinaisons différentes : la prévalence de l’épidémie est-elle plutôt proportionnelle ou plutôt inversement proportionnelle au niveau d’urbanité ? En conséquence, les citadins sont-ils menacés ou protégés par leurs pratiques urbaines ? Enfin, les politiques des États face à l’épidémie ont-elles créé une différenciation significative dans la carte de l’épidémie ? La réponse à ces trois sous-questions correspond aux trois parties de l’article. Ce texte se veut aussi une réflexion sur les causalités dans les phénomènes à la fois biologiques et sociaux comme l’est sans équivoque cette pandémie. La notion de cospatialité (Lévy & Lussault, 2013) est mobilisée pour éclairer ce questionnement.

Personne ne doute que plusieurs logiques contradictoires ont été et sont encore à l’œuvre dans la composante spatiale de la pandémie de Covid-19 liée au virus Sars-CoV-2. On a ainsi pris la mesure du rôle des comorbidités prédictives de cas graves et ces prédispositions se trouvent largement corrélées avec des situations sociales difficiles, qui, à leur tour, peuvent être reliées à des modes de vie propices à la diffusion du virus. Chacune de ces logiques est « impure » car elle manifeste une hybridation entre les caractéristiques du virus et les dynamiques sociales, elles-mêmes diverses et complexes. La carte est utilisée dans ce travail comme un outil expérimental pour tester des modèles descriptifs permettant de simplifier notre compréhension de la pandémie. En se concentrant sur l’espace urbain et l’espace des États, on gagne en intelligence des phénomènes impliqués, mais on mesure aussi la part d’ignorance et d’incompréhension qui persiste.

La cospatialité est une interaction « verticale » entre espaces qui connecte plusieurs couches géographiques situées sur la même étendue. Une cospatialité courante est la desserte par un réseau de mobilité d’un territoire habité. Une société peut se lire comme une cospatialité générale affectant toutes les logiques spatiales d’un monde social géographiquement circonscrit. Dans le cas de la pandémie de 2020, on peut repérer de multiples relations entre la circulation spontanée des virus, la différenciation spatiale des effets destructeurs de ces virus sur les corps humains contaminés, la géographie des politiques publiques définies en réaction à cet événement et les changements de pratiques des habitants à toutes les échelles. Cependant, ces interactions restent lacunaires car la tentative de mise en cohérence de ces différents espaces et de les penser comme expression multiple d’un agencement commun laisse apparaître des ombres, des failles, des angles morts. En superposant toutes ces cartes, on obtient des résonances mais aussi une certaine cacophonie.

Une pandémie peut sans équivoque être abordée comme objet social, même si, par ailleurs, elle est aussi une réalité biologique. Cependant, la relation entre la dimension naturelle de cette pandémie et les autres dimensions du monde social conserve une part d’altérité réciproque, sans qu’un grand tout puisse totalement la réduire. Le social peut alors se lire comme un assemblage entre la société et d’autres aspects non sociétaux du monde social tels que les logiques des différents acteurs et les dynamiques propres au virus (figure 1).

Cette relative extériorité n’est pas exclusive aux phénomènes naturels. Des acteurs ou des environnements artificiels peuvent fort bien être à cheval sur plusieurs sociétés ou, tout en étant extérieur, influencer une société donnée. Ainsi l’univers du rap nord-américain est à la fois extérieur à la société européenne et présent dans le monde social des Européens. Lorsqu’un individu membre d’une société ressortit aussi à une autre, par exemple s’il est à la fois berlinois, allemand et européen, ces appartenances multiples, non réductibles les unes aux autres, créent inévitablement de multiples états intermédiaires que la notion d’assemblage vise à prendre en compte. Inversement, un vaccin est un objet dont les caractéristiques naturelles sont totalement immergées et encastrées dans le social. L’extériorité sociale totale est de plus rare, pour l’artificiel en raison de l’émergence d’une société-Monde mais aussi pour le naturel car nos deux enveloppes naturelles, le corps et la Terre font l’objet de multiples et puissantes socialisations (par l’imaginaire, la valorisation de leurs ressources, la protection contre leurs dangers et désormais, la responsabilité éthique). Il faut cependant se résoudre à accepter l’irréductibilité partielle de leurs logiques aux nôtres. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, notre ignorance conjoncturelle relative se combine avec une extériorité plus profonde : nous savons mieux gérer les virus que les tsunamis ou les typhons, mais, en matière d’agents pathogènes, une part non négligeable de surprise reste possible, on vient de le vérifier. Il en résulte un certain désordre explicatif consistant à commencer par des fils avant de les tisser ensemble.

Figure 1. Acteurs et environnements comme composantes d’un assemblage social.

1 Le virus aime les hubs, aime-t-il les villes ?

Pendant tout le printemps 2020, un flot considérable d’articles de divers registres a promu l’idée que les villes étaient particulièrement touchées par le virus. Les confinements dans les résidences secondaires de certains citadins ont souvent été interprétés comme le signe d’une fuite vis-à-vis d’un milieu urbain intrinsèquement pathogène. On a même donné des arguments moraux (Ferrier, 2020) : la ville dense aurait trahi ses habitants en se révélant incapable d’en prendre soin. L’auteur de ce texte distingue trois éléments : la « méta-organisation urbaine » (c’est-à-dire le réseau mondial des grandes villes), qui expliquerait la propagation du virus sur toute la planète ; la « réception », qui ferait des villes des lieux de virulence privilégiés des épidémies ; enfin, la protection face à la menace sanitaire, qui serait l’échec majeur des villes car la densité extrême des villes entraînerait leur paralysie et leur impuissance à s’occuper de leurs habitants. Quand on regarde les choses d’un peu plus près, on s’aperçoit que, pour l’essentiel, ces textes supposent acquis le constat que les grandes villes ont été des foyers particulièrement actifs et que cette évidence repose sur deux types d’arguments, souvent à peine explicités tant ils apparaissent aller de soi : les chiffres en valeur absolue des cas de maladie ou de décès montreraient des niveaux plus élevés dans les villes ; quelques exemples emblématiques comme ceux de New York, Madrid ou Paris, confirmeraient cette réalité.

Le réseau des villes mondiales, un espace initial

Pour tenter d’y voir clair, il faut d’abord noter que parmi les milliers de cartes publiées sur le sujet, un nombre considérable — et massivement sur les notices par pays, par ailleurs très sérieusement alimentées, de Wikipédia — utilisait des aplats de couleurs qui proportionnent leur intensité à la valeur absolue de la variable représentée plutôt qu’à un rapport entre cette variable et la population. Cela a porté atteinte à un principe sémiologique cher aux cartographes professionnels lorsqu’ils réalisent des cartes choroplèthes. Lorsque l’on colorie de manière homogène la surface d’une région sur la carte, on choisit plutôt, en effet, de représenter des rapports de densité entre un phénomène et un lieu tandis que l’on réserve les valeurs absolues à des figures géométriques comme des cercles et des carrés, nommés « figurés proportionnels » qui sont superposées au fond de carte. On évite ainsi l’illusion visuelle consistant à traiter un nombre brut (combien de morts dans un pays ou dans une ville ?) comme s’il s’agissait d’une donnée relative (combien de morts pour 100 000 habitants ?). En raison de cette désinvolture graphique, les villes se sont souvent trouvées mécaniquement marquées de teintes violentes, tout simplement parce qu’elles concentrent dans des unités administratives davantage de population que les unités voisines. Faute d’utiliser des valeurs relatives plutôt qu’absolues, l’idée a été entretenue que l’épidémie de Covid-19 est plus virulente dans les environnements urbains.

Il reste que le premier modèle qui vient à l’esprit, l’existence d’un réseau de grandes villes sur lequel circulerait le virus très facilement et à toute vitesse, reste attractif. La carte construite par synthèse des distances fondées sur les temps d’accès des agglomérations de plus de dix millions d’habitants (Lévy, Maitre & Romany, 2016) rend visible le réseau qui est devenu la trame de base de l’espace mondial contemporain (figure 2).

Cette hyperspatialité (Lévy & Lussault, 2013 ; Lussault, 2013) qu’organisent et qui relie les plus grandes villes du Monde semble en effet un moteur d’accélération de la diffusion. Vues de loin, ces métropoles ou leurs abords ont toutes été touchées assez rapidement à partir de la mise en circulation du virus.

Toutefois, il convient de nuancer cette mise en relation entre cette pandémie et les phases récentes de l’urbanisation ou de la mondialisation. D’abord, si l’on se réfère à des pandémies comparables comme celles de la « grippe asiatique » (1957-1958, entre 1 et 4 millions de morts) et la « grippe de Hong Kong » (1968, 1 million de morts), on constate que, avec des durées comprises entre neuf et dix-huit mois, leurs temporalités restent tout à fait comparables à celle de la Covid-19. Le début de l’hiver 2019-2020 (hémisphère Nord) a vu l’émergence de l’épidémie en Chine, la fin de l’hiver et le début du printemps ont été marqués par l’entrée en scène de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, puis de l’Europe, suivie de l’Amérique du Nord. L’été aura plutôt été latino-américain et indien tandis que l’Afrique y sera demeurée relativement épargnée. L’automne a vu le retour de l’Europe et de l’Amérique du Nord comme foyers majeurs.

Chaque événement pandémique a sa propre dynamique, notamment en matière d’ordre chronologique de l’apparition de telle ou telle région du Monde, mais nous n’observons pas, dans celle de 2020 de différences de tempo notables avec d’autres situations comparables du xxe siècle. Il y a cent ans, la phase proprement épidémique de la grippe espagnole a duré dix mois et la diffusion à tous les continents s’est faite en six mois. Il est probable que les mobilités liées à la Première guerre mondiale aient joué leur rôle, mais on était loin à cette époque des mouvements massifs, rapides et multidirectionnels d’êtres humains qui sont une des signatures de la période actuelle. Ce qui fait la différence, c’est plutôt la relation, propre à chaque virus, entre contagiosité, temps d’incubation, morbidité et létalité. Le SARS-CoV-2 a la particularité d’être très contagieux, peu létal et peu morbide, avec une majorité de cas asymptomatiques mais contagieux, et de présenter des temps d’incubation relativement longs, tous ces éléments concourant à une diffusion rapide et silencieuse.

Pris ensemble, ces éléments de différenciation conduisent à tempérer l’hypothèse que la diminution des distances effectives sur la planète favoriserait l’émergence de pandémies.

Figure 2. Hubs mondiaux.
Source : Lévy, Maitre, Romany, 2016

Interurbain : n2

Par ailleurs, on peut contester, données à l’appui, l’affirmation selon laquelle les grandes villes seraient des lieux de concentration privilégiés de la maladie. Pour éclairer cette discussion, nous présentons pour trois aires géographiques, la Corée du Sud, les États-Unis et quatorze pays européens, les données de mortalité liées à la « première vague » de la Covid-19 à un niveau infranational. Chaque ensemble est représenté par quatre cartes. Les deux premières (euclidienne et cartogramme à fond proportionnel à la population) localisent les données de mortalité[i] liées au coronavirus et rapportées à la population résidente des régions. Les deux autres cartes, sur les mêmes fonds, se fondent sur un indicateur de mortalité calculé en fonction du carré de la population résidente.

Figures 3-6. La mortalité par habitant de la Covid-19 en Europe de l’Ouest, par rapport à la population résidente et au carré de la population résidente.

Figures 7-10. La mortalité par habitant de la Covid-19 aux États-Unis, par rapport à la population résidente et au carré de la population résidente.

Figures 11-14. La mortalité par habitant de la Covid-19 aux États-Unis, par rapport à la population résidente et au carré de la population résidente.

Pourquoi le carré ? Pour s’approcher au plus près des processus qui peuvent relier densité et contamination dans une société locale, au sein de laquelle chaque jour chaque habitant est susceptible d’agir avec tous les autres. La densité favorise la propagation du virus par les voies sur lesquelles un large consensus scientifique a fini par concorder : inhalation d’aérosols ou, dans une bien moindre mesure, contact avec des objets inertes. Cependant, ce n’est pas le nombre de personnes en lui-même qui constitue l’élément décisif, mais l’interaction potentielle entre ces personnes, c’est-à-dire le nombre de liens virtuels entre une personne contaminée (ou des objets qu’elle a contaminés) et une personne contaminable. C’est donc, pour s’en tenir aux personnes, les n x n-1, soit environ n2, n étant le nombre d’individus habitant un espace donné. Autrement dit, dans une société locale dont les lieux sont interaccessibles en permanence et à tous, si la densité était le seul élément déterminant de la diffusion du virus, le nombre de morts devrait être proportionnel au carré de la population concernée.

Si l’on observe les cartes qui rapportent la mortalité à la population résidente, les régions correspondant aux grandes villes sont présentes, mais pas plus que d’autres. On note en effet la forte prévalence du virus à New York et à Madrid, ainsi qu’à Londres et à Stockholm, mais pas plus que dans le centre de l’Espagne aux densités faibles, dans le nord-ouest de l’Angleterre ou dans les Marches italiennes. Il en est de même aux États-Unis, où à côté de New York, Chicago et Los Angeles, de nombreuses zones assez faiblement urbanisées, notamment dans le Sud, présentent des niveaux de mortalité aussi élevés. Dans la « deuxième vague » de l’épidémie, qui commence à se manifester à l’automne 2020, si maintenant, on prend en compte le carré de cette population, les villes apparaissent presque toujours au-dessous des moyennes. Le caractère apparemment aléatoire de la diffusion reste patent dans les deux séries de cartes : on ne voit pas se dégager un principe de distribution simple.

À quelle géographie avons-nous donc affaire ? Le cas de la Corée du Sud permet de distinguer deux phénomènes trop souvent confondus dans les analyses. En complément des cartes de mortalité cumulée, l’animation diachronique (Wikipédia, 2020) de la diffusion du virus dans ce pays montre une arrivée par Séoul et plus précisément par l’aéroport d’Incheon mais, très rapidement, ce sont d’autres lieux du pays qui connaissent une propagation rapide, notamment la ville de Daegu et ses alentours, tandis que Séoul reste largement épargnée. Les grandes villes présentent souvent ces deux faces distinctes : en tant que hubs mondiaux, elles ont été les points d’arrivée du virus, tandis que, en tant qu’environnements habités, elles ont certes été touchées mais pas plus et même plutôt moins que d’autres espaces. Pourquoi ? C’est ici que la prise en compte simultanée des caractéristiques du SARS-CoV-2 et de l’urbanité contemporaine peut nous aider à aller plus loin.

2 Immurbanité ?

La transmission par aérosol est d’autant plus efficace que l’air n’est pas renouvelé. Ce sont donc les espaces clos occupés par une foule compacte et active qui sont les lieux privilégiés de la propagation du virus. Des rencontres sportives, des rassemblements religieux, des rencontres festives, des réunions de famille, des milieux hospitaliers ou des entreprises dont les travailleurs interagissent entre eux dans la promiscuité ont été identifiés comme événements-clés dans de nombreux cas. En ce sens, on peut dire que, sauf si les rues sont particulièrement étroites ou les transports publics bondés durant de longues périodes, les situations urbaines classiques où les interactions sont nombreuses mais de faible durée et de faible intensité (selon l’épidémiologie de la Covid-19), ne sont pas les plus dangereuses. La vie quotidienne des villes avec ces frôlements de rue et ces concentrations éphémères ne pose pas les problèmes les plus aigus, même si c’est mécaniquement dans les villes, en raison de leur masse directe et de leur attractivité, que se situent préférentiellement les événements « forts », propageant d’un seul coup massivement le virus. Dans cette perspective, on pourrait s’attendre à une proportionnalité entre population (ou carré de la population) et intensité de l’épidémie, ce qui, on l’a vu, n’est pas le cas. On peut donc proposer l’idée qu’il y a une sous-infection dans les grandes villes et il faudrait essayer de comprendre pourquoi.

Les centres-villes épargnés

Nous pouvons en savoir davantage en procédant à un zoom avant, dans l’espace intra-urbain. Le cas de la Lombardie permet de constater qu’au sein de cette vaste aire urbaine milanaise aux densités variables, ce n’est pas le cœur de la métropole, l’agglomération de Milan, qui a été le plus touché. L’étude systématique menée par le Centro Studi sul Territorio (2020) de l’Université de Bergame apporte des éclairages très utiles à cet égard.

Les cartes évolutives montrent, au moment de l’irruption massive de l’épidémie, une sorte de contournement de Milan par le virus, polarisé sur les petites aires périurbaines de la périphérie de la région autour de Lodi, Crémone et Mantoue. Et, dans la province de Bergame, particulièrement frappée, ce n’est pas la ville de Bergame elle-même, mais les environs notamment les petits centres, proches de la capitale de la province mais situés soit aux limites (Seriate, Nembro, Albino, Dalmine), soit à l’extérieur (Treviglio) de son agglomération morphologique. Référons-nous à un classement simple des gradients d’urbanité de la Lombardie : 1 centre métropolitain (Milan) ; 2 banlieue du centre métropolitain et centres secondaires (banlieue de Milan, centre de Bergame) ; 3 franges urbaines des centres secondaires et petites villes (Lodi, Crémone, Mantoue…) ; 4 zones périurbaines. On constate alors que le maximum de l’épidémie se situe très généralement dans les gradients 3 ou 4.

Figure 15. La diffusion de la Covid-19 en Lombardie, mars-avril 2020 : nombre de cas par rapport à la population.
Source :  Centro Studi sul Territoiri, 2020.

Figure 16. La diffusion de la Covid-19 en Lombardie, mars-avril 2020 : nombre de cas par rapport à la population au 14 avril 2020. Cartouches sur les zones de Lodi-Crémone et de Mantoue.
Source :  Centro Studi sul Territoiri, 2020.

Figure 17. La diffusion de la Covid-19 dans la province de Bergame, mars-avril 2020 : nombre de cas par rapport à la population.
Source :  Centro Studi sul Territoiri, 2020.

Dans le cas de New York, on constate (figure 18) que l’hypercentre de Manhattan a été dans l’ensemble moins touché que la banlieue représentée ici par tout ou partie des quatre autres boroughs de la commune. Sur le graphique (figure 19) qui croise la prévalence de l’épidémie avec les localisations et les revenus, deux axes se dégagent, un diagonal correspondant à la corrélation entre bas revenus et prévalence de la maladie, un vertical, qui est, par construction, indépendant des revenus et qui est sensible au niveau de centralité. À revenus égaux, les habitants de Manhattan sont moins touchés que ceux des boroughs plus excentrés.

On rencontre une situation comparable à Madrid où les taux d’incidence cumulés pour 100 000 habitants du 26 février au 1er juillet sont de 1220 dans la commune-centre (ce qui représente environ la moitié de l’aire métropolitaine, correspondant à peu près à la Comunidad de Madrid, avec ses 6,7 millions) mais on rencontre des valeurs supérieures dans 27 communes suburbaines et périurbaines sur les 179 que compte la Comunidad[ii].

En Île-de-France, la surreprésentation des hôpitaux parisiens par rapport à l’offre métropolitaine a pu laisser penser à une forte mortalité relative dans Paris-intramuros car les données portent le plus souvent sur le lieu du décès, qui est majoritairement l’hôpital. En fait, seuls 54% des morts des hôpitaux parisiens sont des résidents de Paris et très peu de Parisiens ont été hospitalisés ailleurs (Mangeney et al., 2020). Si on prend en compte le lieu de résidence, la Seine-Saint-Denis, les Hauts-de-Seine, le Val-de-Marne et le Val-d’Oise montrent les surmortalités les plus fortes (en comparaison de 2018 et 2019) tandis que la Seine-et-Marne, l’Essonne et les Yvelines se situent au-dessous.

Figure 18. Taux de mortalité cumulée liée à la Covid-19 par zone postale, commune de New York, 18 décembre 2020.
Source :  NYC Health, 19 décembre 2020, <https://www1.nyc.gov/site/doh/covid/covid-19-data.page>.

Figure 19. Taux d’incidence cumulée du SARS-CoV-2 par zone postale, par borough et par niveau de revenu médian, commune de New York, 18 décembre 2020.
Source :  The New York Times, 19 décembre 2020, <https://www.nytimes.com/interactive/2020/nyregion/new-york-city-coronavirus-cases.html>.

Comme à New York, il faut tenir compte du fait que les populations à risque augmenté sont soit les plus âgées, qui sont assez bien réparties dans les aires urbaines, soit les groupes sociaux démunis qui sont rendus vulnérables à la fois par à une comorbidité plus forte, par une moindre disposition à la médicalisation et, dans le cas de groupes marginalisés (sans domicile fixe, migrants illégaux…) par un moindre accès au soin. Mais justement, les centres des métropoles occidentales sont des lieux où la pauvreté est massive. Paris a un taux de pauvreté de 15,2% en 2017, certes inférieur à celui de la Seine-Saint-Denis (27,9%) mais équivalent à la moyenne de l’Île-de-France (15,3%). On ne peut donc pas attribuer la faiblesse relative des taux parisiens à une faible présence de populations à risque. Or ce sont non seulement les banlieues populaires (cela a été souligné à propos de la Seine-Saint-Denis), mais les banlieues en général qui ont connu les taux de décès les plus élevés. En tenant compte de toutes les localisations de leur décès, 1120 Parisiens étaient morts de la Covid-19 au 17 juillet 2020, sur les 7520 d’Île-de-France, soit environ 16% du total régional, alors que Paris intra-muros représente 18% de la population de la Région. La différence est limitée mais il est clair que la zone centrale n’a pas été un foyer particulièrement intense au sein de l’aire urbaine. Les données de la « deuxième vague » (automne-hiver 2020-2021) semblent bien confirmer ces observations. En outre, il existe un problème dans le calcul du dénominateur de la fraction dont le nombre de décès occupe le numérateur.

Intra-urbain : 2n

Pour s’approcher de la réalité de la population effective de chaque quartier ou ensemble de quartiers d’une aire urbaine, il faudrait en effet réajuster la population des zones centrales par rapport à celles de la banlieue et du périurbain. Dans le centre, les résidents permanents ne représentent qu’une plus faible partie des habitants effectifs. En effet, aux résidents s’ajoutent les travailleurs fixes, les travailleurs en déplacement, les promeneurs et les touristes. Dans Paris-intramuros, par exemple, il y a 2,2 millions de résidents mais 1,8 million d’emplois occupés. Il y a aussi 42 millions de nuitées touristiques payantes (hôtels et locations enregistrées), mais l’hébergement non marchand a été évalué à 60% (Direction générale des entreprises, 2019) ou à 79% de la totalité des nuitées touristiques (Direction du Tourisme, 2020) dans les villes françaises, ce qui, ajouté aux 38 millions de nuitées du secteur marchand à Paris en 2019 (Comité régional du tourisme, 2020), donne un total pour Paris d’environ 150 millions de nuitées. Les touristes engendrent donc à Paris de l’ordre de 400 000 résidents permanents. S’y ajoutent les centaines de milliers de Franciliens qui se rendent à Paris quotidiennement pour le shopping ou les loisirs.

Dans les zones centrales des grandes villes, il faudrait donc au moins doubler le nombre des résidents pour tenir compte du peuplement effectif de ces espaces. Multiplier la population résidentielle par deux est déjà un minimum si l’on prend en compte les vingt-quatre heures d’une journée. Ce l’est plus encore si l’on prend en considération le fait que la possible transmission du virus intervient préférentiellement durant les heures actives et non pendant les moments de sommeil, à des moments où le peuplement du centre est maximal. Il en résulte que les habitants non-résidents ou non permanents y pèsent au moins autant que les résidents permanents.

Dans les centres à forte urbanité (densité + diversité), le dénominateur pertinent de la fraction dans laquelle le nombre de décès qui sont imputables au virus occupe le numérateur devrait être 2n, n étant la population résidente permanente telle qu’elle est mesurée par les recensements.

Si on applique ce mode de calcul à Paris-intramuros, on obtient une mortalité de 260 par million, contre 636 pour le reste de l’Île-de-France, soit environ deux fois et demi moins[iii]. On aurait des résultats comparables, quoiqu’un peu moins nets pour Madrid dont la zone centrale a été fortement touchée par la Covid-19. Ils seraient très nets encore pour New York, dont Manhattan représente une petite part 7% (et non 17% comme à Paris) d’une aire urbaine[iv] dominée par des gradients d’urbanité nettement moins élevés et très massivement affectés dans son ensemble par la pandémie.

Dans l’ensemble, on peut dire que l’idée que la densité urbaine serait favorable à l’expansion de l’épidémie se trouve mise en cause et même largement inversée dès qu’on regarde attentivement les données. C’est la conclusion très claire à laquelle parviennent les auteurs d’une étude systématique à l’échelle des comtés états-uniens (Hamidi, Sabouri & Ewing, 2020). Comment expliquer cette différence ?

La piste de l’immunité croisée

Au cours des multiples débats scientifiques sur la pandémie, une hypothèse a été émise selon laquelle certaines personnes avaient bénéficié d’une immunité croisée (en anglais : cross-reactivity en général lorsqu’il existe une interaction, pas toujours protectrice entre les effets d’une exposition à un agent et l’exposition à un autre agent, crossimmunity si cette interaction assure une immunité contre le second agent). L’immunité croisée est une immunité acquise au contact d’un agent pathogène et qui protège d’un autre agent pathogène. Elle a servi de levier à l’invention du premier vaccin, contre la variole, en inoculant une autre maladie, la vaccine des bovins, produite par un virus proche, bénigne pour les humains, mais activant leur système immunitaire de sorte à les protéger de la variole.

C’est aussi un phénomène courant avec la grippe : en dépit du fait que, d’une année à l’autre, ce ne sont pas exactement les mêmes virus de la grippe A de type HN (qui associent hémagglutinine et neuraminidase). Avec 18 sous-types de H et 11 sous-types de N, il existe 198 combinaisons possibles. Or on a noté que l’immunité à certaines de ces combinaisons, repérables par l’année de leur apparition, conduit à une protection contre d’autre combinaisons, d’où un classement des patients selon leur âge qui a pu permettre ou au contraire empêcher l’exposition qui aura rendu possible cette immunité élargie. L’idée qu’une immunité de surexposition à d’autres agents pathogènes pourrait protéger les habitants du SARS-CoV-2 a été suggérée, de manière purement heuristique, en mars 2020 (Lévy, 2020) comme explication possible d’une différence d’impact de l’épidémie entre zones centrales et zones périphériques des grandes villes. Or plusieurs études scientifiques donnent aujourd’hui corps à cette hypothèse, sans qu’un consensus général n’apparaisse en l’état au sein de la recherche médicale. Selon des recherches récentes (Braun et al., 2020 ; Grifoni et al., 2020 ; Pinto et al. 2020), en tout cas, le phénomène de l’immunité croisée s’appliquerait bien au SARS-CoV-2.

On peut assez facilement comprendre que, plus un patient est exposé au cours de sa vie à un grand nombre d’agents pathogènes, plus la probabilité augmente qu’un phénomène d’immunité croisée se produise. C’est d’autant plus fréquent avec des agents présentant des similarités. Pour le SARS-CoV-2, les plus proches seraient les autres coronavirus, en particulier les quatre qui sont repérés chez les humains (229E, NL63, OC43, HKU1) et qui sont à l’origine d’un cinquième des rhumes hivernaux.

Dans le cas de la Covid-19, cette immunité expliquerait, au moins en partie, l’existence de nombreux patients asymptomatiques. Or on pourrait s’attendre à une distribution géographique différente selon, toutes choses égales par ailleurs, le degré d’exposition des individus à ces agents pathogènes similaires. D’abord la présence d’un autre coronavirus, celui du SRAS-CoV, en 2003 pourrait avoir joué un rôle dans les faibles taux de morbidité observés en Asie de l’Est et du Sud-Est dans la pandémie de Covid-19. Ce lien est contesté par certains travaux qui font valoir que la mémoire immunitaire s’affaiblit fortement au bout de quelques années, ce qui enlèverait toute protection à la « génération » de 2003.

Cependant, on peut considérer que la vie quotidienne dans des espaces à forte urbanité est un élément hautement favorable à une surexposition qui se reproduit, quant à elle, chaque année avec des coronavirus plus bénins. Il y aurait donc une immurbanité spécifique des centres des grandes villes. La densité portant sur de grandes masses permet le contact avec de nombreuses personnes dont la diversité sociale a toutes chances aussi de correspondre à une diversité dans l’exposition à des agents pathogènes.

En somme, plus un individu navigue dans un environnement à forte urbanité, plus la probabilité augmente qu’il soit en contact avec les autres coronavirus humains qui circulent couramment l’hiver et que ce contact entraîne un développement de ses capacités immunitaires qui le protégeront du SARS-CoV-2. Cela pourrait expliquer la moindre morbidité (et par voie de conséquence la moindre létalité) du virus dans les zones centrales des grandes villes. Il ne s’agit bien sûr que d’une hypothèse et seule une étude qui confronterait les taux d’immunité croisée et les modes d’habiter des individus pourrait fournir des arguments concluants dans un sens ou dans l’autre.

Le caractère volontaire du choix d’habiter invite à une conjecture complémentaire. Du point de vue de la gestion de sa santé par un individu, sur- et sous-exposition représentent chacune un pari. Se sous-exposer aux agents pathogènes en évitant le contact avec autrui peut être efficace à court terme et dangereux à long terme. C’est le contraire en cas de surexposition. Il n’y a donc, pour un individu ordinaire, pas de solution rationnelle évidente, d’autant qu’il s’agit de choix indirects : décider d’aller se promener dans la rue ou de rester chez soi obéit à des logiques dans lesquelles la préoccupation de sa santé se trouve le plus souvent en arrière-plan.

La pandémie a été l’occasion de rendre visible une distinction inattendue mais puissante entre deux groupes sociaux divergents : les « inconscients » (nommés ainsi par les précautionneux) et les « trouillards » (nommés ainsi par les audacieux). On la retrouve d’une certaine façon dans les choix de modes de garde des jeunes enfants : en France, les parents qui optent pour les assistantes maternelles par réticence vis-à-vis de la crèche attribuent souvent à celle-ci une charge sanitaire négative (« Les enfants y attrapent tout ce qui passe »). Or ces préférences sont géographiquement différenciées, la crèche emportant clairement l’adhésion des habitants des zones centrales des grandes villes (Lévy, 2017).

Cette indétermination renforce le poids des orientations générales en faveur de tel ou tel style d’habiter et on peut penser que, dans l’ensemble, ceux qui, pour la part de liberté dont ils disposent, optent pour un mode de vie à forte urbanité incluront plus souvent dans leur package décisionnel des pratiques cohérentes avec le projet d’exposition à l’altérité dans différents domaines, puisque tel est l’avantage comparatif le plus évident de ce mode d’habiter. Cette orientation confortera, même sans disposition spécifique en ce sens, les pratiques intenses de l’espace public entraînant une surexposition aux agents pathogènes.

Il ne s’agit évidemment pas d’un déterminant absolu car il implique des dimensions psychiques indépendantes des choix spatiaux : un individu peut être angoissé par le risque d’infection en ville comme il peut se sentir invulnérable à la campagne. On peut toutefois faire l’hypothèse que, statistiquement, la surexposition génératrice d’immunité croisée n’est pas seulement la conséquence mécanique d’une localisation de la vie quotidienne mais le résultat d’un choix systémique d’exposition à toutes espèces d’altérité. Une confirmation empirique de cette hypothèse pourrait se faire par une enquête qualitative croisant modes d’habiter et orientations personnelles de santé.

3 Politiques publiques : une géographie de l’humilité

La géographie du virus à grande échelle conserve un part de ses mystères. Il y a des trous sur la carte du Monde et même sur celle de chaque État. En Europe, les territoires de l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et la France montrent des disparités internes considérables dans la diffusion du virus tandis que, dans l’ensemble, une ligne tracée grossièrement nord-sud sépare la Grande-Bretagne de la Scandinavie, le sud-ouest de l’Allemagne de l’Europe du nord-est et l’Italie des Balkans. Les régions les plus présentes ont varié d’une « vague » à l’autre, la République tchèque et la Hongrie, épargnées par la première, ont beaucoup souffert de la seconde. Aux États-Unis, les régions les moins denses sont peu à peu montées en puissance détrônant les grandes villes en prévalence relative. En Europe, les différences régionales ont évolué, sans forcément modifier les grandes polarités acquises au départ mais en remplissant progressivement les vides des premières cartes ; L’explication de ces différences résiste aux modèles les plus simples autant qu’aux plus sophistiqués. L’un de ces modèles a été la différence d’efficacité entre les politiques publiques de chaque gouvernement national. La carte des voisins teste cette idée en comparant la mortalité liée au virus de chaque État avec la moyenne des États voisins.

Figure 20. Le virus chez les voisins : moyenne des mortalités dans les pays voisins de chaque État européen.

Cette carte est construite d’une manière si élémentaire qu’elle peut à juste raison susciter des critiques. Le nombre plus ou moins élevé de voisins d’un pays peut jouer dans un sens tandis que la taille démographique ou l’étendue de ces voisins peut multiplier ou réduire le nombre des régions distinctes que la prévalence relative de l’épidémie a découpées. On peut constater que l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche tirent leur bon score de la présence d’un voisin « mauvais élève » comme l’Italie. On note aussi que la Suisse n’obtient un résultat honorable que grâce à sa région germanophone, où l’on a fait pourtant moins bien qu’en Allemagne, tandis que les francophones et les italophones n’ont pas fait mieux, parfois pire, que leurs voisins parlant la même langue qu’eux. En Amérique latine, le taux de mortalité lié au virus se révèle comparable dans des pays aussi différents politiquement que le Brésil, au Mexique, au Pérou et au Chili. On a beaucoup évoqué les discours tonitruants de Jair Bolsonaro, mais, au bout du compte, la différence n’est pas spectaculaire avec les pays proches.

Tous les arguments qui invalideraient cette carte sont justifiés et pourtant… elle apparaît utile. Il y a tellement d’inconnues dans cette pandémie que l’on peut prendre le risque de poser la question suivante : si ces spécificités annulaient dans une large mesure ce qu’on a souvent invoqué : les différences des infrastructures hospitalières, des choix en matière de masques, de tests ou de confinement, ne serait-ce pas l’occasion de reprendre le questionnement avec davantage d’humilité et davantage de pertinence ?

Justement, cette carte montre la faible différenciation du niveau national où pourtant ces décisions ont en règle générale été prises, malgré les variantes permises par les pouvoirs régionaux. Et en fait, presque tout le monde a fait pareil. Il faut donc trouver de meilleures explications que celle qui consiste à blâmer son gouvernement et à louer celui du pays voisin, ou l’inverse.

Cette carte sert à hausser le niveau des seuils de validation des modèles interprétatifs. Toutes les bonnes raisons, qui ne sont pas si bonnes que cela, se trouvent affaiblies, souvent même annulées par la réalité des propagations et ses disparités. Une carte qui aurait pu être contrastée se retrouve dans l’ensemble homogénéisée et cela interroge sur les divergences invoquées comme déterminantes.

En fait, la carte n’est pas totalement homogène. Le Royaume-Uni, la Suède ou la Slovénie-vague 2, d’un côté, la Norvège, le Portugal ou la Slovénie-vague 1, de l’autre, marquent leur différence. On pourrait ajouter, dans le même esprit, le contraste entre le Canada (242 morts par million d’habitants au 3 août, 428 début 2021) et les États-Unis (473 et 1075). Dans certains cas, le rôle des choix politiques hésitants ou clairement opposés au confinement a certainement produit des effets. La zone nordique montre une telle homogénéité que le contraste suédois y apparaît spectaculaire et on peut expliquer ainsi cette différence. Reste cependant que, en dépit de ses choix singuliers, la Suède se retrouvait en été 2020 avec un taux cumulé de décès proche de l’Italie (564 contre 582 morts par million habitants au 3 août 2020), qui a pourtant pris des mesures radicales pour enrayer l’épidémie. Elle a depuis décidé des mesures plus proches de celles de ses voisins, atteignant 857 morts par million début 2021 tandis que l’Italie bondissait à 1247.

Inversement, le modèle proxémique méditerranéen qui supposerait que, dans cette région où les contacts spontanés entre les corps sont plus fréquents, les contaminations seraient plus nombreuses fonctionne bien avec l’Espagne et l’Italie mais mal avec la Grèce ou l’Albanie. Il faut donc se remettre au travail.

Une réflexion pourrait partir du paradoxe suivant : les mesures politiques de combat contre l’épidémie ont eu pour effet de bloquer la géographie du virus là où elle en était fin mars 2020, l’empêchant de colorier uniformément la carte des pays et des continents. Comme il se trouve que ces mesures ont été prises presque partout en même temps en Europe (voir l’animation éloquente proposée par l’article « La crise du Monde » de Shin Koseki, dans cette Traverse) alors que la progression de la pandémie était, elle, inégale selon les régions, cette rencontre entre deux logiques distinctes produit une réalité qu’on peut appeler stochastique au sens où le hasard, c’est-à-dire l’irréductibilité d’une logique à une autre, y joue un rôle non négligeable. La relative indépendance entre la chronologie de la propagation du virus (qui démarre en automne 2019 et montre un parcours et un rythme varié à différentes échelles) et celle des décisions politiques (les plus fortes étant concentrées en janvier-février en Asie et en mars ailleurs) permet de prendre la mesure du problème. Le caractère hybride de l’événement apparaît pleinement ici.

Rien n’empêche par ailleurs de recourir à des hypothèses purement biologiques pour éclairer la très faible prévalence du virus dans une partie de l’Europe ou pour tenter de dissiper l’épais brouillard du cas belge. Pour expliquer qu’un pays obtienne un résultat entre deux et huit fois plus mauvais que ses voisins immédiats, on a invoqué un mode de comptage spécifique qui ne peut cependant rendre compte que d’une petite partie de la différence. Ainsi, pour la France, la surmortalité qui compare la mortalité attendue en l’absence d’événement majeur à la mortalité effective se trouve être, pour la « première vague », de 25 030 décès[v], soit environ 5 000 de moins que le nombre de décès attribués au fur et à mesure de leur survenue au virus. Le nombre de morts à la maison semble avoir été très faible. On peut alors explorer la thèse de prédispositions génétiques (Delanghe et al., 2020) : la présence différenciée dans la population de la variante D de l’enzyme ACE1, qui agirait comme inhibiteur de l’ACE2, un autre enzyme constituant un « récepteur » – une « serrure » de l’entrée du virus dans l’organisme. Ce polymorphisme D de l’ACE1 serait très peu présent dans le Limbourg et le Hainaut belges et au contraire très fréquent dans l’est de l’Europe.

Ces géographies contradictoires produisent des chercheurs contrariés, donc des chercheurs motivés. L’intelligence spatiale de la Covid-19 n’en est qu’à ses débuts.

Résumé

Une pandémie met en action des logiques hybrides et fabrique un monde social difficile à décrypter. C’est d’autant plus vrai dans le cas du Sars-CoV-2, dont nous ignorons encore beaucoup. Cet article cherche à identifier et à analyser les géographies de l’urbanité et celle des États et s’interroge sur la relation entre les multiples couches d’espace qui fabriquent cette cospatialité problématique.

Bibliographie

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Delanghe, Joris R., Speeckaert, Marijn M. et De Buyzere, Marc L, 2020. « The Host’s Angiotensin-Converting Enzyme Polymorphism May Explain Epidemiological Findings in COVID-19 Infections », Clinica Chimica Acta, 24 mars 2020, vol. 505, pp. 192-193.

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Notes

[i] Toutes les données sont sujettes à débat mais celles sur la mortalité sont les plus aisément comparables, même si des biais restent possibles, notamment par la sous-estimation des décès survenus hors du milieu hospitalier. Si l’on se situe à l’intérieur d’un cadre sociétal donné, le nombre de cas peut être utilisé, mais il perd de sa valeur si l’on en sort compte tenu de la diversité des politiques de tests selon les pays. Seule une étude ex-post sur les surmortalités attribuables au virus permettra d’éliminer l’essentiel des différences de mesure d’un pays à l’autre.

[ii] La Hiruela 3509, Colmenar del Arroyo 3014, Patones 2957, Navas del Rey 2844, Horcajo de la Sierra-Aoslos 2759, Zarzalejo 2593, Somosierra 2326, Aldea del Fresno 2185, Villa del Prado 2086, Cervera de Buitrago 2000, Orusco de Tajuña 1929, Cenicientos 1869, Cercedilla 1779, Leganés 1792, Valverde de Alcalá 1720, Talamanca de Jarama 1711, Sevilla la Nueva 1706, El Berrueco 1579, Torremocha de Jarama 1570, Brea de Tajo 1527, Torrelodones 1526, Guadarrama 1479, Morata de Tajuña 1458, Tielmes 1396, Cabanillas de la Sierra 1323, Alcalá de Henares 1293, Los Molinos 1276. Source : Comunidad de Madrid.

[iii] On a utilisé comme données la mortalité Covid-19 des Parisiens (1120) et celle du reste des Franciliens (6400) et, pour la population, le double de la population résidente parisienne, soit 4,3 millions et la population résidente du reste de l’Île-de-France, soit 10,06 millions. Si l’on voulait être précis dans le calcul du peuplement effectif du reste de l’Île-de-France, il faudrait lui retirer la part du temps de ses résidents qui se trouvent à Paris pour leur travail ou leurs loisirs et, inversement, lui ajouter les touristes qui passent leur séjour en Île-de-France mais hors de Paris. Faute de données précises, on a considéré que le phénomène de surpeuplement ne concernait que Paris-intramuros et on a supposé que la population du reste de l’Île-de-France équivalait à sa population résidente. Il s’agit d’un calcul qui n’est pas totalement cohérent et n’est donc pas exempt de faiblesses. Cependant on peut considérer que ces faiblesses s’annulent puisque, si la place des touristes hors Paris est sous-estimée, en revanche, la population résidente n’a pas été diminuée du temps passé à Paris pour ceux qui s’y rendent. On peut donc accepter le chiffre obtenu comme un indicateur raisonnable de cette réalité compliquée.

[iv] La Combined Statistical Area de New York, qui s’étend sur des portions des États de New York, New Jersey, Connecticut et Pennsylvanie, compte en 2019 22,6 millions d’habitants.

[v] Santé publique France, Rapport d’étape, 22 juillet 2020.

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Sérendipité.

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