« On a souvent souligné le rôle de la ritournelle : elle est territoriale » (Deleuze et Guattari 1980, p. 383). Avant la « machine de guerre » et « l’appareil de capture », Mille plateaux marque une brève pause pour noter comment le mouvement et son rythme sont transformés en territoire, une « répétition » : le mouvement est maîtrisé par la mesure, le chaos prend forme ; la ritournelle rassure.
Le territoire est devenu un objet central de la géographie après que la classique « région » eut perdu sa signification référentielle. Dans la géographie française du moins, la notion de « région » a fini par désigner l’institution territoriale que l’on connaît, alors que le « territoire » qui n’avait de signification que politique, administrative et juridique, collée à l’État (la circonscription), s’est trouvé augmenté d’un contenu social, voire anthropologique via l’espace vécu ou l’attention portée aux représentations de l’espace. Le rythme et la mesure ont été rassemblés ; le territoire en est venu à désigner des formes variées, voire incompatibles d’expressions politiques, économiques, sociales, anthropologiques. Tout est possible par l’usage du substantif naturalisant et fixant par la mesure ce qui est en mouvement. Le territoire, c’est le coup d’arrêt et l’ordre donnés à des agencements toujours en cours d’ajustement. Or si les processus de territorialisation et de déterritorialisation s’enchaînent en permanence, il n’est pas de territoire possible, sinon en suspens.
Depuis le territoire comme « acte » d’État, un acte de mesure, et avec la décentralisation qui est devenue une autre ritournelle, la circonscription de gestion et d’action, renforcée par les localismes s’exprimant à tous les niveaux scalaires, a vu sa signification se perdre dans la multitude des références non hiérarchisées, jusqu’à atteindre la même mollesse, voire pis que la « région ». À moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau chaos : la cacophonie de ritournelles discordantes. Si la ritournelle est territoriale par la mesure répétée sans fin, la cacophonie des ritournelles est déterritorialisante, cela va de soi.
Il est sans doute inutile de multiplier les citations et les occurrences qui pointent la divagation du vocabulaire qu’utilisent tous les « acteurs du territoire ». N’en voici qu’un exemple à propos du massif de la Sainte Victoire, saisi au hasard et sans aller chercher plus loin :
La charte forestière de territoire définit des actions de préservation, de gestion et de mise en valeur de l’espace forestier, autour de 2 enjeux majeurs : l’ouverture des milieux forestiers pour une plus grande diversité (paysages, biodiversité et défense contre l’incendie) et la compatibilité des usages (chasse, élevage et randonnée).
« Espace », « milieu », « paysage », « usage » et, derrière ces mots, des acteurs avec leurs appréciations forcément variées, voire divergentes. Le territoire semble alors se définir (et donc se délimiter) de multiples façons ramenées à une seule : c’est un acte de pouvoir que de l’imposer ; le territoire est un acte ! Son mode de production importe, et avec lui le concours d’acteurs qui convergent ou se soumettent à sa proclamation. Ma gêne provient des superpositions ou imbrications de formes spatiales dont les substances varient sans empêcher la tentative cartographique iconique qui réduit le fouillis des limites à une ligne claire. C’est là que le territoire perd son sens ou n’en prend qu’un : l’espace d’un pouvoir qui est exclusif et s’impose aux autres, réduits au folklore ou au tapage incantatoire.
S’il ne s’agissait que de réagir à la perte de signification d’un mot trop utilisé, le désaccord resterait sans portée et les tentatives de conceptualisation comme celles qui sont menées par Guy Di Méo (1998), Frédéric Giraut (2008), Martin Vanier et Bernard Debarbieux (2009), et d’autres depuis de nombreuses années, auraient dû apaiser cette hostilité à l’idée même. C’est que le passage de la ritournelle qui rassure à la monolangue peut porter à conséquence gravement et plus : mortellement. Les découpages concurrentiels de l’espace — parce qu’il faut l’admettre sans contorsion : c’est toujours ainsi que finit un territoire — peuvent au minimum engager quelques conflits de compétence que l’on croit solubles par la magie d’un autre mot utilisé dans la même monolangue : « gouvernance ». Pris ensemble, « gouvernance » et « territoire » masquent presque parfaitement le ou les pouvoirs en jeu. Une démocratie immanente s’exprimerait à travers le quasi-personnage, l’anthropomorphe, l’actant (si le territoire peut-être considéré comme tel ?) qui se développe, qui gagne, qui perd… La régulation spontanée par la gouvernance permettrait le miracle de la démocratie participative, pourquoi pas de la co-construction des appareils normatifs qui allieraient la déterritorialisation que provoque le mouvement permanent, et la sécurité de la norme (du territoire). Elle n’empêche pas la guerre. C’est au fond contre un jeu de dupe, la territorialisation aboutissant au territoire comme acte passé en force, que ce texte d’humeur (sur commande) s’élève. La concurrence des compétences entre les multiples niveaux territoriaux n’est qu’un degré modeste d’une idée potentiellement très explosive. Lorsque le territoire est désigné pour exprimer une exclusivité ancrée dans la terre, que cette exclusivité se rattache à une identité collective de type anthropologique, sociale et politique intimement fondue, rien ne retient les dérives possibles contenues dans le mot lui-même. À ce moment, le désaccord devient productif.
C’est d’Afrique que part cette réflexion, et de l’idéologie du « terroir » qui lui a été assignée : « la langue unique, exclusive et triomphale, des identités collectives stabilisées, ancrées dans le sol » (Benarrous 2012, p. 18). Le prêt à penser, la « prothèse d’origine » (Derrida 1996) muselle la géographicité dans une seule forme possible ou exprimable. Que signifie l’intangibilité des frontières héritées de la décolonisation et associées à un culte de l’immanence ethno-territoriale (N.B. « terroir » n’a pas d’adjectif) ? Ce peut être une convergence vers la fiction de la construction nationale ; ce peut être aussi le départ d’une recherche sans fin de l’accord parfait d’un peuple et d’un « sol ». Et pour cause, en Afrique et malgré tous les récits transposés des explorateurs géographes, ethnographes, administrateurs coloniaux, le territoire-terroir n’est pas la condition supportant l’identité collective qui passe par d’autres voies. À l’époque d’un point sur les « apories du territoire » (EspacesTemps 1993), il était encore possible d’en appeler à la combinaison des réseaux et des territoires, réseaux ou territoires, les deux plus ou moins (Offner et Pumain 1996). Mais, vue d’Afrique, cette combinaison ne convenait décidément pas (Retaillé 1993), parce qu’une malversation avait été introduite, transformant en territoires durcis ce qui n’était que territorialités croisées et adaptatives (Mbembé 2005, Antheaume et Giraut 2005). Les mots ont de la force et il faut croire que « territoire » est plus simple et plus porteur que « territorialité », a fortiori quand il s’agit de dispositifs éphémères. Finalement, il était aisé de tracer le territoire dans le même mouvement que les ethnies étaient inventées (Chrétien et Prunier 2003). On en connaît les résultats catastrophiques, et pas seulement en Afrique : ce serait trop simple de renvoyer à la barbarie primitive. Le désaccord prend là encore un peu plus d’ampleur. Le territoire qu’il est impossible de définir par le mélange des immanences d’où qu’elles proviennent, terriennes ou anthropologiques, ne peut plus apparaître que comme un instrument dont il faut reconnaître l’origine : l’objet des acteurs manipulateurs de symboles que Maxime Rodinson (1992) nomme judicieusement « ethnarques » (il nous faudrait trouver un mot équivalent pour les inventeurs de territoires).
En Afrique donc, il est possible d’observer aisément la manipulation géopolitique la plus retorse qui a consisté à importer un concept ferme — le territoire de l’État au sens juridique — pour l’adapter à des situations ethno-nationales qui ne pouvaient s’y loger, mais provoquant le drame que tous les culturalistes et demi à la Huntington ont pu épingler. Bien sûr, ça marche, et même en Yougoslavie de la décennie 90. Et partout ailleurs.
Un concept aussi mal défini, mais avec autant d’effets doit être pour le moins repris par ceux-là mêmes qui font profession de clarifier le monde. Disons donc fermement que, pour des raisons éthiques qu’il faudra éclaircir ailleurs qu’en ces trois ou quatre pages de circonstance[1], le mot « territoire », devenu fourre-tout, est dangereux, qu’il autorise quelques automatismes liés au savoir-faire mal contrôlé (savoir faire des cartes manipulées, par exemple). La carte n’est pas le territoire, mais elle y ressemble trop pour la plupart des acteurs plus ou moins ethnarques, au service d’un « territorialisme méthodologique » (Frédéric Giraut, com. orale, Rolle, janvier 2013) pour que nous n’y fassions pas arrêt. Pourquoi faut-il sans cesse revenir sur cette évidence critique ? Comment le territoire a-t-il pu être naturalisé et son contenu entraîné sans que personne ou presque ne relève la manipulation ? Sans doute faut-il sans cesse rappeler la pression de l’impératif cartographique et de l’autorité qui l’impose (Harley 2005), et sans cesse aussi réclamer que la carte de la carte soit dévoilée pour que paraissent tous les préconçus qui permettent de la tracer et avec elle le territoire dans ses limites, donc sa définition. Là blesse le bât. La définition et la délimitation ne constitueraient-elles qu’une seule et même opération ? Cela ne saurait être accepté méthodologiquement, à moins d’admettre la vertu de la tautologie ? Que cela convienne au manipulateur de symbole soit. Je ne conçois pas que cela soit mon rôle et m’insurge donc contre la totalité illégitime du territoire assorti de sa carte ; contre la carte icône du territoire.
Revenant à l’Afrique où il m’a été donné d’apprendre cela par la fréquentation de « géographies spontanées » peu savantes, mais efficaces (voir Retaillé 1997), le mouvement et la mobilité généralisée m’ont convaincu de l’existence d’un autre espace de représentation que celui qui était confiné dans le territoire, dans le nécessaire cloisonnement du monde (Gottmann 1952). Et, à tout prendre, ce n’était pas une singularité africaine, même si les territoires faussement dessinés y paraissaient là plus crûment, tout particulièrement dans des étendues parcourues où l’on a pris l’habitude de « loger » le nomadisme, aux confins de l’écoumène.
C’est trop facile, dira-t-on, de contester le territoire depuis l’espace nomade ? Sauf que des nomades « ethniques » le réclament (l’Azawad des Touaregs pour s’en tenir à l’actualité) et qu’ils ont été battus par plus mobiles qu’eux, leurs alliés « terroristes » qui ont su reconvertir les savoirs nomades sur l’espace vers d’autres objectifs qui ne sont pas localisés seulement au Sahara-Sahel si flou des commentateurs. Ce n’était là que l’apposition circonstancielle, mais cette fois éclairante du réseau et du territoire. Celui-ci comme icône ; celui-là comme effectif. Disons donc comment ça marche !
D’un côté fonctionne l’illusion du territoire comme unité évidente d’identité collective par la terre, y compris pour y circuler ; d’un autre s’impose la mobilité nécessaire qui n’est pas seulement celle du terrorisme. Il est quand même possible de noter comment les mobilités de toutes sortes imposent non pas des territoires qui ne sont que des résistances sous forme d’amuse-gueule, mais des lieux de négociation des positions. Le lieu pourrait être un objet (et un concept) plus utile et plus efficace, prenant en compte les multiples croisements et concours d’acteurs qui ne sont jamais égaux à eux-mêmes en toutes circonstances. En tout cas le lieu est-il nécessairement actuel et actualisé quand le territoire est une figure fantasmée, une fiction dangereusement efficace à défaut d’être utile, qui peut, à tous moments, muter de l’ordre de la mesure, la ritournelle, au chaos des monolangues affrontées.