L’émergence des sciences sociales s’accompagne du maintien d’idéologies hostiles à l’idée que les mondes sociaux trouveraient leur logique, donc l’intelligence que nous pouvons en avoir, en eux-mêmes. Le naturalisme, relancé par la conjoncture politique et cognitive, le structuralisme, qui pouvait sembler une bonne idée pour comprendre les sociétés de communautés devient lui aussi un boulet dans les sociétés d’individus, l’ontologie métaphysique [1] qui s’arc-boute sur ses positions dans différents débats intellectuels, le postmodernisme, déclinant mais laissant un héritage négatif non négligeable, et l’eschatologie conspiratoire qui, dans le domaine de l’agir politique, permet une mise en cohérence inquiétante des énoncés.
Précisons en quoi chacune de ces attitudes perturbe le travail de construction d’une intelligence du social (voir Figure 1).
1. Le néo-structuralisme appauvrit. En enlevant ses acteurs au monde social, ce qui est présenté à tort comme un « poststructuralisme » consiste en l’ajout de nouvelles structures (ethnie, genre, notamment) aux « classes » du marxisme. La réduction de la « différence » aux communautés (groupes non choisis) fait passer la recherche à côté du mouvement majeur des dernières décennies : la singularisation par individuation, c’est-à-dire la création d’une infinité de différences autoconstruites.
2. Le néo-naturalisme dévalue. Il s’agit d’une idéologie ancienne, mais qui a connu un regain récent tant en raison de l’irruption de la conscience écologique que des développements des neurosciences, d’où l’apposition du vocable néo-. Le point commun implicite de ces deux éléments nouveaux est un créationnisme anthropomorphe implicite mais radical : le « cerveau » et la « nature » deviennent des acteurs puissants, déployant des stratégies complexes et cohérentes à l’échelle de l’histoire du vivant. Tous deux dévalorisent l’action humaine, l’un en la considérant comme insignifiante (nous croyons décider, mais il n’en est rien), l’autre comme irrationnelle et funeste (l’homme détruit la nature). Dans les deux cas, la réponse appropriée est d’imposer une vision naturaliste sur des réalités que les sciences sociales cherchent à traiter de manière autonome.
3. L’ontologie métaphysique récuse. La tradition philosophique occidentale de l’idéalisme consiste à associer à l’affirmation d’une transcendance vis-à-vis du « monde de la vie », jugé contingent, des énoncés substantiels (les essences) qui redoublent les sciences et notamment celles qui traitent de l’individu en société. La phénoménologie aura été l’ultime tentative de la « philosophie du Sujet » pour définir une « psychologie philosophique », rendue un temps crédible, il est vrai, par les graves faiblesses épistémologiques et théoriques des sciences du psychisme. Dans l’ensemble, l’ontologie métaphysique est en perte de vitesse et la philosophie occidentale tend à se recentrer sur son avantage comparatif, la connexion entre productions culturelles (discours rationnels, intersubjectivité, éthique, esthétique) et non la production directe de chacune d’entre elles, abandonnées non sans résistance à des domaines spécialisés. Cependant, toute occasion est bonne — en particulier quand les sciences sociales peinent à proposer des énoncés convaincants — pour relancer l’idée d’une déhistoricisation de la connaissance, de la beauté, de la morale ou de l’individu.
4. Le postmodernisme abaisse. Le postmodernisme ne constitue pas une conception cohérente et il est par ailleurs déclinant. Il a néanmoins laissé des traces. On peut dire aussi qu’il a été instrumentalisé par des attitudes qui peuvent être sans lien les unes avec les autres. Retenons deux points particulièrement problématiques. Il y a d’abord ce qui est appelé par antiphrase « relativisme » et qui consiste à banaliser, à uniformiser les différentes productions culturelles. L’apport spécifique du travail scientifique est réduit à une configuration institutionnelle particulière, sa composante cognitive propre étant niée. On a là un détournement des contributions, fort utiles, des sciences des sciences qui ont permis de replacer dans les sociétés et leur histoire le monde social singulier qui est celui de la recherche. L’autre empreinte du postmodernisme porte sur la contestation par principe de toute théorie ambitieuse au nom de la critique des « grands récits ». Les idéologies historicistes sont visées, ce qui est justifié, mais on cherche à entraîner dans leur chute toute pensée de l’histoire et tout particulièrement du futur.
5. L’eschatologie conspiratoire instrumentalise. On observe une inversion géographique du problème. L’Europe continentale qui a fait l’expérience, à travers le marxisme, d’un couplage entre orientation scientifique et alignement politique, semble davantage vaccinée que le monde anglophone qui découvre les délices de la pensée « organique ». De l’héritage du marxisme, qui comprenait aussi, une dimension messianique et missionnaire, optimiste, n’est restée que la composante sombre, centrée sur la posture conservatrice de la « résistance ». La configuration propre à la sociologie politique du monde universitaire aux États-Unis joue ici son rôle. Les chercheurs vivent douloureusement leur divorce avec une partie significative de la société étatsunienne, proche de ce que les Européens appelleraient extrême droite ; ils développent, du coup, un complexe obsidional qui encourage tous les simplismes et toutes les paranoïas. Cela contribue à fabriquer des monstruosités dogmatiques dans la production universitaire, et notamment l’annonce d’une catastrophe imminente, conséquence du complot des puissants.
À côté de cet impact direct, on constate des résonances entre ces cinq éléments. Il ne s’agit certes pas d’un système cohérent, mais d’une constellation animée de logiques en partie contradictoires, mais en partie aussi convergentes.
Ainsi, par son refus de reconnaître les spécificités des productions culturelles les unes par rapport aux autres, le postmodernisme déculpabilise même l’instrumentalisation ouvertement idéologique du travail scientifique. Il contribue à décomplexer les chercheurs de leur participation à la diffusion de mythologies conspiratoires, le vocable « néo-libéralisme » œuvrant à la fois comme joker (ça explique tout) et comme cardan (ça marche dans les deux registres) entre les deux sous-systèmes.
Le néo-structuralisme manifeste des connivences avec le néo-naturalisme. Dans les deux cas, c’est l’idée d’autoperfectibilité des sociétés (la manière même dont Immanuel Kant définissait les Lumières) à la fois parce que l’idée d’un possible progrès est récusée et parce que les citoyens sont considérés comme incapables de répondre aux terribles urgences que la réalité impose. Les acteurs sont donc négligés et la nature apparaît comme une structure d’un nouveau genre, écrasant les individus et la société sous le poids combiné de sa puissance (c’est en fait elle qui décide de tout) et de sa moralité (avec ses valeurs intrinsèques). Tous deux se sentent à l’aise dans la vision conspiratoire du dévoilement, de la dénonciation de forces occultes maléfiques qu’il s’agit de combattre sans s’embarrasser de la construction de consensus, d’état de droit ou de démocratie. Enfin, le néo-naturalisme, quand il porte sur le cerveau, apparaît à certains défenseurs de la « philosophie du Sujet » issue de la tradition métaphysico-ontologique comme une bonne surprise. Les neurosciences seraient une sorte de moindre mal permettant de sauver l’indépendance de la res cogitans vis-à-vis de toutes les réalités « contingentes » que les sciences sociales mettent en valeur.
Dans une bonne partie des sciences sociales (sociologie, anthropologie, géographie, science politique, histoire), avec un maximum dans les trois premières, on observe ce qu’on pourrait appeler un complexe — ni simple nébuleuse ni système totalement cohérent — qu’on peut résumer par le schéma suivant.
Ce complexe a peut-être eu des effets positifs à ses origines : pousser les chercheurs à s’intéresser à l’envers du décor. Les groupes sociaux dominés, les idéologies minoritaires, les enjeux sous-estimés, les angles morts des théories influentes. Aujourd’hui, ce sont clairement les aspects négatifs qui l’emportent et on peut appeler ce mouvement Complexe autodestructeur de la connaissance du social (Cacos). Or, autre chose a évolué dans l’univers des sciences sociales. La « dictature démocratique » du peerreview a imprimé sa marque à l’ensemble du processus d’évaluation scientifique et a atteint les sciences sociales durant les dernières décennies.
Cette démocratisation, qui a l’avantage de desserrer l’étau clientéliste du mandarinat, est « assistée » par deux processus qui donnent aux productions ainsi légitimées une courbure particulière. Le premier se situe au-delà de la contradiction intrinsèque de toute inscription institutionnelle de l’innovation et des effets pervers que toute évaluation par des rivaux potentiels engendre ; il porte sur la valorisation de certaines postures conservatrices spécifiques à la sociologie des sciences sociales contemporaines : disciplinarité, conformisme des questionnements, des méthodes et de l’expression, hostilité aux théories ambitieuses, réduction paresseuse de la réflexivité à un simple commentaire de l’existant. Le second processus est lié au poids des revues anglophones autoproclamées « internationales », c’est-à-dire mondiales, en dépit du fait que l’immense majorité des personnes gérant ces revues est en fait issue des principaux pays anglophones (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). Ce phénomène a pour effet de donner un poids disproportionné au complexe CACOS, particulièrement virulent dans ces pays.
Au bout du compte, le problème est donc double : d’une part, un courant significatif propose des idées antinomiques avec l’explication du social par le social ; d’autre part, la liberté de recherche est entravée par les tendances hégémoniques de ce courant. Certes, le paysage n’est pas monolithique et d’importantes contre-tendances se manifestent, notamment en Europe « continentale ». Ce texte vise seulement à inciter à la vigilance. Ces idéologies scientifiques ne sont pas des théories parmi d’autres : elles sont potentiellement mortifères pour les sciences sociales, qui n’ont pas besoin de ce fardeau supplémentaire face à ceux qui leur reprochent, à tort et à raison, de n’entretenir, dans leurs pratiques, qu’un rapport ténu avec le projet de produire de nouvelles connaissances. Les sciences sociales doivent et peuvent être offensives, encore faut-il qu’elles s’en donnent les moyens.