« Nous avons acquis des connaissances inouïes sur le monde […] et pourtant, partout, erreur, ignorance, aveuglement progressent en même temps que nos connaissances » (p. 15). C’est par cette phrase aux accents adorniens (on croit lire les premières phrases de Dialectique de la Raison) que commence Introduction à la pensée complexe, un intéressant petit ouvrage d’Edgar Morin. Mais là où Adorno et Horkheimer arrivaient à la conclusion que « la Raison est totalitaire » (Adorno, Horkheimer, 1944) et basculaient dans « un pessimisme effréné vis-à-vis de la raison » (Habermas, 1988), Morin débouche sur l’idée exactement inverse : « une prise de conscience radicale nous est nécessaire » car « ces erreurs, ignorances, aveuglements, périls ont un caractère commun qui résulte d’un mode mutilant d’organisation de la connaissance, incapable de reconnaître et d’appréhender la complexité du réel » (p. 16).
C’est à cette « prise de conscience radicale », à cette nouvelle « organisation de la connaissance » permettant d’appréhender le monde et la « complexité du réel » qu’Edgar Morin s’est attelé depuis plus de trente ans. On pense bien sûr aux six tomes déjà parus de la Méthode : de La nature de la Nature (tome 1, 1977) à L’Éthique (tome 6, 2004) et surtout La connaissance de la Connaissance (tome 3, 1986). Mais aussi à d’autres textes plus divers, parfois dispersés dans des recueils d’articles : aussi bien l’ambitieuse mais frustrante réflexion sur « l’unité de l’homme » qu’est Le paradigme perdu (1973), que les réflexions épistémologiques d’« Au-delà de la complication, la complexité » (dans Science avec conscience, 1982), les réflexions menées autour de la Méthode au colloque de Cerisy (Arguments pour une Méthode, 1990), ou encore, plus récemment, la poursuite des analyses de la complexité (L’intelligence de la complexité, 2000).
Les lecteurs d’Edgar Morin savent aussi que cette pensée complexe n’est pas réellement aboutie (Morin en est le premier conscient : « nous avons déjà découvert les premières côtes de l’Amérique, mais nous croyons toujours qu’il s’agit de l’Inde » p. 26), qu’elle est souvent très frustrante par son côté « fourre-tout », voire même franchement irritante dans sa grande capacité à aligner les évidences et, parfois, banalités et truismes ! Mais Morin est l’un des rares à s’être attaqué de front aux questions de méthode qui permettent de repenser le monde d’aujourd’hui avec les instruments intellectuels d’aujourd’hui. Et c’est dans ce cadre qu’il faut placer la réédition de cette Introduction à la pensée complexe.
Une réédition bienvenue.
Introduction à la pensée complexe est le recueil de six textes très différents, articles et conférences écrits ou présentés dans les années 80 (un seul date de 1976). Les éditions du seuil republient donc en format de poche cet ouvrage paru en grand format en 1990 aux éditions Esf. On y trouve aussi bien « L’intelligence aveugle », une courte intervention présentée dans un des multiples colloques sur Georges Orwell organisés en 1984, que « Le paradigme de la complexité », un long article de quarante pages parues dans les Cahiers Recherches et Théories, une revue publiée par les Presses de l’Université du Québec en 1988 et consacrée à « Cultures, signes, critiques », ou encore « Epistémologie de la complexité », le texte d’une intervention faite à Lisbonne en 1983 dans un colloque transdisciplinaire réunissant des chercheurs en philosophie, physique, biologie, histoire, psychologie sociale, littérature. Malgré l’origine et la tenue très diverses de ces textes, l’ouvrage d’Edgar Morin présente une relative unité de ton et de problématique. Ce qui aurait pu être un facteur d’éclatement et de fragmentation devient la combinaison plutôt réussie de plusieurs entrées et de plusieurs approches (le goulag, les rapports entre sciences physiques et sciences sociales, le fonctionnement de l’entreprise et le management, l’histoire des sciences, les représentations de la réalité, etc…) sur ce que Morin appelle « la pensée complexe ».
Quel est le point de départ de l’ouvrage d’Edgar Morin ? La déconnexion de plus en plus évidente entre les paradigmes classiques des sciences, construits entre le 16e et le 20e siècle, et leurs capacités réelles à décrypter le monde d’aujourd’hui : « Nous demandons légitimement à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités, qu’elle mette de l’ordre et de la clarté dans le réel, qu’elle révèle les lois qui le gouvernent […]. Mais il apparaît que les modes simplificateurs de connaissance mutilent plus qu’ils n’expriment les réalités ou les phénomènes dont ils rendent compte » (p. 9). Pour reprendre le titre de l’un des chapitres du livre, nous sommes confrontés au problème de « l’intelligence aveugle ».
L’interrogation initiale porte donc sur la manière dont les sciences construisent des objets de connaissance (voir d’ailleurs à ce sujet le long entretien qu’Edgar Morin avait accordé à EspacesTemps.net en mai 2002). Comment à la fois découper le réel (pour pouvoir l’analyser et le modéliser), et dans le même temps, intégrer les éléments dans un système plus vaste pour ne pas étudier chaque pièce du réel isolément (et donc se condamner à ne pas pouvoir le comprendre) ? La réponse d’Edgar Morin va être de montrer que, si dans un premier temps, le paradigme de la simplicité a été un progrès décisif, il mène aujourd’hui à des impasses. Il importe donc de dépasser les anciens schémas et de basculer dans « le paradigme de la complexité ».
Du « paradigme de la simplicité »…
« Pour comprendre le paradigme de la complexité, il faut savoir d’abord qu’il y a un paradigme de la simplicité » (p. 79). Ce dernier fonctionne selon les deux principes de la disjonction (séparer ce qui est lié pour pouvoir l’analyser : on démonte le moteur pour en aligner les pièces, et les étudier une par une) et de la réduction (réduire la diversité des phénomènes à un seul principe : la multiplicité des fonctionnements qui semble être du désordre peut être ramené à un seul principe général). « Le paradigme de la simplicité […] met de l’ordre dans l’univers, et en chasse le désordre. L’ordre se réduit à une loi, à un principe […]. Le principe de simplicité soit sépare ce qui est lié (disjonction), soit unifie ce qui est divers (réduction) » (p. 79). Ce paradigme apparaît dans les sciences à partir de la Renaissance, et il a été à l’origine d’extraordinaires avancées : le progrès scientifique est lié à cette méthode très efficace permettant une emprise sur le monde. Ce n’est évidemment pas un hasard si Descartes est à la fois celui qui est à l’origine de la méthode analytique visant à réduire la complexité à ces éléments les plus simples, et celui qui annonce que l’homme est « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode, 4).
Mais, selon Edgar Morin, ce paradigme de la simplicité est aujourd’hui devenu un danger à la fois pour la pensée et pour le monde. Reprenant les réflexions de l’école de Francfort (Adorno est l’un des auteurs les plus utilisés tout au long des différents articles, et il est également le premier auteur cité dans l’« Avant propos » qui ouvre le livre), Morin souligne la réduction de la Raison à une simple raison instrumentale, sorte « d’usage dégradé de la raison » (p. 16). Et surtout insiste sur les conséquences du paradigme : le découpage de la réalité en sphères d’analyse totalement séparées entres elles : « La vision non complexe des sciences humaines, des sciences sociales, est de penser qu’il y a une réalité économique, d’un côté, une réalité psychologique de l’autre, une réalité démographique de l’autre, etc […] La conscience de la multidimensionnalité nous conduit à l’idée que toute vision unidimentionnelle, toute vision spécialisée, parcellaire, est pauvre. Il faut qu’elle soit reliée aux autres dimensions » (pp. 92‑93).
… à celui de la « pensée complexe »
Si ces idées peuvent sembler banales aujourd’hui c’est que le travail mené par Edgar Morin (entre autres) s’est révélé payant : une partie des chercheurs contemporains considère tout élément du réel comme un « objet social total », selon l’expression de Marcel Mauss. Cet objet social total est non-découpable, multidimentionnel, bref complexe. Dans ce cadre les différentes disciplines (économie, anthropologie, histoire, géographie…) ne considèrent plus qu’elles découpent une tranche du réel mais qu’elles analysent la réalité à partir d’un point de vue, d’un angle d’attaque. Ainsi un géographe comme Jacques Lévy peut écrire que « chaque science sociale est à la fois globale dans son champ et partielle dans son objet. Chaque science sociale s’intéresse à tous les phénomènes, mais selon un “angle” particulier. En géographie cet angle c’est l’espace, car la géographie est la science de la dimension spatiale des sociétés » (L’espace légitime, 1993).
Du côté de la paléontologie, on constate l’abandon progressif des modèles linéaires d’évolution au profit de modèles réticulaires complexes : comme aime à le rappeler Pascal Picq, professeur au Collège de France et l’une des principales figures de la paléoanthropologie en France, « nous ne descendons pas du singe, nous en faisons partie » (Picq, 2002). En physique et en chimie, les travaux de Murray Gell-Mann (fondateur du Santa-Fe Institute spécialisé dans la recherche sur la pensée complexe), de Cohen-Tannudji, d’Isabelle Stengers et d’Henri Atlan (Gell-Mann, 1995, Folgeman Soulier, 1991, Stengers, 2000) vont dans cette même direction : comment passer d’une description simple de l’Univers à une pensée complexe du réel ? De façon plus ironique, l’historien italien Carlo Cipolla dans Le poivre, moteur de l’histoire (Cipolla, 1997), s’amuse à présenter une parodie de l’histoire de l’Occident médiéval où la totalité des événements du Moyen Age trouvent leur explication dans… le poivre : le poivre comme raison profonde du commerce entre économies-mondes, des croisades ou encore de l’amour courtois. Mais derrière l’ironie mordante de Cipolla il y a la dénonciation des explications historiques simplistes.
D’où le nécessaire passage à un nouveau paradigme, à une méthode qui ne mutilerait pas le réel et permettrait de le comprendre dans ces aspects multidimensionnels, fonctionnels, intégratifs, à une pensée qui permettrait à la fois de comprendre la composition du réel dans ses éléments les plus simples, mais qui permettrait également de montrer que le tout est supérieur à la somme des parties. Quels éléments significatifs de la complexité peut-on dégager du texte d’Edgar Morin ? Trois d’entre eux sont plusieurs fois mis en valeur dans l’ouvrage : la systémique (et particulièrement la réflexion en termes de systèmes ouverts), les macro-concepts (la nécessité de penser par « constellation […] de concepts », p. 98), et enfin le danger de la confusion ente complexité et « complétude ». Terminons par ce dernier point, sur lequel Edgar Morin insiste plusieurs fois en s’appuyant sur la phrase d’Adorno « la totalité est la non-vérité » (pp. 11, 91 et 127 entre autres…). La pensée complexe n’est pas (et ne doit pas être) la base nouvelle d’un positivisme scientiste. Contrairement au paradigme de la simplicité, celui de la complexité ne débouche sur l’instrumentalisation de la raison, mais sur la conscience à la fois de ses forces et de ses propres limites : « La pensée complexe est animée par une tension permanente entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance » (pp. 11-12).
« Penser dans des conditions dramatiques ».
Cette Introduction à la pensée complexe n’est absolument pas un manuel. Si l’on cherche des éléments plus précis sur la complexité, mieux vaux se tourner vers les différents tomes de La Méthode, ou vers la traduction actuellement en préparation d’un manuel consacré à la complexité, issu des travaux de Morin au Brésil (une coédition Unesco / Espace Mendès France, annoncé pour le dernier trimestre 2005). Mais la réédition de ce petit ouvrage permet de rappeler trois points importants. D’abord qu’une théorie de la connaissance est toujours une théorie de la société, que l’une des questions centrales de sciences reste celle du « problème de l’organisation de la connaissance » (p. 16). Ensuite que la pensée complexe, même si elle n’est pas aboutie — surtout parce qu’elle n’est pas aboutie — est un élément fondamental dans la réflexion actuelle sur nos systèmes de pensée. Enfin que malgré la difficulté de ce travail de réflexion sur le monde, nous sommes capables de le mener à bien.
Comme le dit joliment Edgar Morin, « nous sommes [certes] condamnés à la pensée incertaine, à une pensée criblée de trous, à une pensée qui n’a aucun fondement absolu de certitude. Mais nous sommes capables de penser dans ces conditions dramatiques » (p. 93).
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, [Esf, 1990], 2005. 158 pages. 6 euros.