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Figure 1. Surfeurs et locaux Ă Praia da Pipa, 1985. Source : Marco Polo Veras, 2010.
La rencontre touristique est souvent apprĂ©hendĂ©e sous lâangle des interactions entre touristes et populations locales â ou hosts et guests (Smith 1989) â en insistant tantĂŽt sur les malentendus (Chabloz 2007) et manipulations (Nuñez 1977), tantĂŽt sur les dĂ©couvertes et connexions positives auxquelles donnent lieu ces rencontres (Jack et Phipps 2005). Dans cet article, partant de lâĂ©tude socio-historique dâune station balnĂ©aire du Nordeste brĂ©silien, je mâintĂ©resse Ă lâĂ©volution des interactions, au long cours, entre des groupes sociaux mis en relation Ă travers le tourisme, quâil sâagisse de touristes, de rĂ©sidents locaux, de rĂ©sidents secondaires ou dâentrepreneurs touristiques. Cette vue sur lâhistoire longue des relations sociales en contexte touristique amĂšne Ă considĂ©rer le caractĂšre « transitoire », interchangeable dans le temps, de ces identitĂ©s (Sherlock 2001, p. 275) (Simoni 2013, p. 42). En effet, il nâest pas rare que des voyageurs deviennent des habitants de leur destination, voire des travailleurs chevronnĂ©s du tourisme ; que des rĂ©sidents secondaires Ă©tablissent rĂ©sidence permanente sur leur lieu de villĂ©giature ; que des enfants de « locaux » reviennent au pays « en touristes ». En dâautres termes, notre analyse ne porte pas tant sur les relations entre hosts et guests que sur les relations entre hosts et hosts (Stronza 2005), câest-Ă -dire entre les diffĂ©rents groupes qui composent la station touristique.
Penser le contact culturel en situation touristique.
Parce que le tourisme se nourrit de contrastes et met en relation des milieux sociaux souvent trĂšs Ă©loignĂ©s sur le plan Ă©conomique, culturel et linguistique, il est un bon moyen dâobserver des situations de « contact culturel ». Le terme de « contact » nâest pas ici envisagĂ© dans une perspective interactionniste, comme un Ă©vĂšnement ponctuel, mais plutĂŽt comme un systĂšme de relations objectives qui permettent le rapprochement Ă long terme de groupes dâindividus issus de milieux sociaux trĂšs Ă©loignĂ©s (sur le plan Ă©conomique, culturel, linguistique). La notion de contact culturel a surtout Ă©tĂ© discutĂ©e Ă partir des annĂ©es 1930 pour penser la colonisation (LâEstoile 1997), mais les dĂ©bats qui entourent ce terme peuvent sâavĂ©rer utiles pour penser le tourisme, qui est lui aussi une forme de contact culturel, dont lâinterprĂ©tation tombe parfois dans les mĂȘmes travers thĂ©oriques que ceux retenus pour penser la colonisation. Lâobjectif de ce retour sur la notion de « contact culturel » et de « situation coloniale » est, dĂšs lors, de tracer un parallĂšle entre les dĂ©bats anthropologiques sur la colonisation et ceux sur le dĂ©veloppement touristique.
Ă lâĂ©poque des premiers dĂ©bats anthropologiques sur le contact culturel (annĂ©es 1930-1950), lâanalyse des rapports coloniaux Ă©tait envisagĂ©e comme une rencontre entre des « cultures », au risque de les considĂ©rer comme des ensembles cohĂ©rents aux contours dĂ©limitables (ex. EuropĂ©ens/Africains, colonisateur/colonisĂ©). LâĂ©tude des contacts culturels est gĂ©nĂ©ralement associĂ©e au concept dâacculturation, qui prĂ©tend analyser les emprunts de traits culturels dâune sociĂ©tĂ© Ă lâautre (Herskovits 1938). Cette acculturation est, dans un premier temps, conçue comme un mouvement Ă sens unique, dans lequel la puissance dominante impose son mode de vie Ă la culture dominĂ©e (Courbot 2000). La colonisation est dĂšs lors vue comme un processus dâhomogĂ©nĂ©isation, impliquant une dĂ©perdition culturelle du point de vue du colonisĂ© (le terme « dĂ©culturation » est parfois avancĂ©) [1]. Ă cette vision linĂ©aire, unilatĂ©rale et mĂ©canique du changement social va progressivement se substituer une vision anthropologique, plus dynamique et processuelle.
Dans son cĂ©lĂšbre article, « La situation coloniale », Georges Balandier (1951) propose une lecture diffĂ©rente des rapports sociaux en contexte colonial. Il prĂ©tend tout dâabord que « le contact se fait par le moyen de groupements sociaux â et non entre cultures existantes sous la forme de rĂ©alitĂ©s indĂ©pendantes â dont les rĂ©actions sont conditionnĂ©es de maniĂšre interne (selon le type de groupement) et de maniĂšre externe » (Balandier 1951, p. 23). Ce postulat implique de considĂ©rer la sociĂ©tĂ© coloniale non pas comme une sociĂ©tĂ© composĂ©e de deux ensembles distincts (colons/colonisĂ©s), mais comme un nouvel ensemble social, « comme un complexe, une totalitĂ© » (p. 16). Cette remarque nous invite Ă dĂ©passer la dichotomie host/guest, et Ă considĂ©rer la totalitĂ© nouvelle que constitue ce que lâon pourrait appeler Ă notre tour la « situation touristique » (Loloum 2015a).
La prise en considĂ©ration des diffĂ©rents groupes sociaux constitutifs de la sociĂ©tĂ© coloniale amĂšne Balandier Ă considĂ©rer des relations de conflit et de coopĂ©ration qui transcendent lâopposition entre colonisĂ©s et colonisateurs, car relevant davantage dâaffinitĂ©s et dâantagonismes de classe que dâoppositions coloniales. Son approche totalisante recĂšle un principe de symĂ©trie : « le sociologue est tenu dâenvisager la sociĂ©tĂ© coloniale et la sociĂ©tĂ© colonisĂ©e en des perspectives rĂ©ciproques » (Balandier 1951, p. 23). En faisant cela, Balandier rompt avec un apriori selon lequel le colonisateur serait la principale source de changement dans la situation coloniale, comme si le colonisĂ© nâĂ©tait quâun spectateur passif des transformations en cours. Si lâon transpose cette posture aux Ă©tudes du tourisme balnĂ©aire, on retrouve dans un certain nombre de travaux [2] une mĂȘme tendance au regard « diffusionniste », qui consiste Ă considĂ©rer lâĂ©volution des pratiques balnĂ©aires comme un phĂ©nomĂšne exogĂšne, portĂ© par les catĂ©gories sociales dominantes (bourgeois, artistes, prescripteurs culturels) et se diffusant des centres urbains vers la pĂ©riphĂ©rie cĂŽtiĂšre. Dans cette optique, le rĂŽle des populations locales dans lâappropriation de ces modes et la mise en place de conditions propices Ă leur dĂ©veloppement est souvent minimisĂ© (SĂ©bileau 2016) (Loloum 2017).
Le terme de « situation » nâest pas non plus anodin. La situation nâest pas employĂ©e au sens « dâaction situĂ©e » de Goffman (1963), qui relĂšve dâune analyse centrĂ©e sur des interactions immĂ©diates, jugĂ©es significatives en elles-mĂȘmes et faiblement couplĂ©es aux structures sociales, mais plutĂŽt au sens de « lâanalyse situationnelle » de lâĂcole de Manchester [3] et des « situations » de Sartre, entendues comme des opportunitĂ©s conjoncturelles et vĂ©cues de crĂ©ation de lâĂȘtre : « il nây a de libertĂ© quâen situation » (Sartre 1943, p. 534). On retrouve ainsi, dans la notion balandiĂ©rienne, une tension entre le dĂ©terminisme structuralo-fonctionnaliste â lâaction situĂ©e dans des structures sociales, historiques et territoriales â et lâexistentialisme sartrien qui amĂšne Ă envisager le social « Ă partir des situations dont il sâengendre : le primat de lâexistence conduisant Ă voir le social et le culturel sous lâaspect de leur production continuelle et non pas seulement des seuls principes selon lesquels ils se dĂ©finissent » (Balandier 2002, p. 5). LâintĂ©rĂȘt pour lâĂ©tude du tourisme consiste ici Ă envisager lâinfluence des structures historiques et sociales sur lesquelles le tourisme prend appui et, en mĂȘme temps, Ă reconnaĂźtre toutes les potentialitĂ©s dâinnovation et de transformation contenues dans la situation touristique. En faisant cohabiter des groupes trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšnes, la situation touristique multiplie les occasions de conflits, mais multiplie aussi les possibilitĂ©s dâĂ©change, dâascension sociale et de mĂ©tissage. Câest dans cette dialectique de reproduction et de changement, de conflit et de coopĂ©ration, que rĂ©side lâintĂ©rĂȘt de cette notion pour penser les configurations sociales dans un lieu touristique.
La prise en compte des diffĂ©rents groupes sociaux constitutifs dâune situation touristique amĂšne donc Ă considĂ©rer les relations de conflit et de coopĂ©ration qui transcendent la dichotomie entre hosts et guests. Il nâest pas rare, en effet, dâobserver dans une mĂȘme station touristique des conflits fondĂ©s sur des antagonismes de classe, de race ou de genre, opposant non pas touristes contre locaux mais bien riches contre pauvres, blancs contre noirs, hommes contre femmes, au-delĂ des catĂ©gories touristiques ou autochtones.
Les homologies structurales et la production de lâenchantement touristique.
Petite station cosmopolite du Nordeste brĂ©silien connue pour ses spots de surf, ses plages et sa vie nocturne, Pipa est un cas intĂ©ressant pour Ă©tudier la cohabitation Ă long terme entre des groupes sociaux trĂšs diffĂ©rents. Pipa est souvent prĂ©sentĂ©e pas ses habitants et ses touristes comme un lieu « magique », en raison de ses paysages naturels et de lâesprit bohĂšme qui y rĂšgne. « Ici, je me suis tout de suite senti chez moi, câĂ©tait quelque chose dâinexplicable », mâa confiĂ©, un jour, un rĂ©sident espagnol pour expliquer sa rĂ©cente installation. Ce discours est communĂ©ment Ă©noncĂ© en termes Ă©sotĂ©riques par les nouveaux arrivants pour expliquer leur choix de venir vivre Ă Pipa, comme en tĂ©moigne ce passage dâun documentaire intitulĂ© Pipa, esquina magnĂ©tica do Brasil â « Pipa, carrefour magnĂ©tique du BrĂ©sil » â (Barros 2009), donnant la parole Ă une nĂ©o-rĂ©sidente originaire de SĂŁo Paulo :
« Lâhomme est un ĂȘtre Ă©lectromagnĂ©tique, câest dĂ©montrĂ© par de nombreuses Ă©tudes. Un radiesthĂ©siste est venu un jour Ă Pipa, et sa baguette a fait dzzzoup ! [Avec ses bras, elle dessine un mouvement sec vers le bas]. Je crois beaucoup Ă lâinfluence des champs Ă©lectromagnĂ©tiques sur les gens. Dans les annĂ©es 1960, les gens ont commencĂ© Ă converger vers lâInde, lâIndonĂ©sie, le PĂŽle Nord, des lieux vraiment Ă©tranges. Et puis ils sont revenus vers le centre. (âŠ) Ici [Ă Pipa], il y a un vent constant. Comme on est dans la courbe du continent et quâon nâest pas dans une zone trĂšs peuplĂ©e, oĂč il nây a pas beaucoup « dâĂąmes pensantes », ce qui se passe câest quâil nây a pas de fixation du champ Ă©lectromagnĂ©tique. Câest ça qui te fait te sentir aussi libre. Dâailleurs, le danger ici, câest de « perdre la boussole » [pirar, de pirueta]. Les gens deviennent facilement fous ici, ils commencent Ă tourner autour dâeux-mĂȘmes… » (extrait du documentaire Pipa, esquina magnĂ©tica do Brasil, 2009)
La « magie de Pipa » est ainsi attribuĂ©e au « magnĂ©tisme de la terre », à « lâesprit de libertĂ© » de ses dĂ©couvreurs hippies et à « lâauthenticitĂ© » de sa population locale. La notion dâhomologie structurale peut ĂȘtre ici mobilisĂ©e pour tenter dâexpliquer les affinitĂ©s culturelles qui se nouent entre les groupes sociaux constitutifs dâune station touristique. On entend par homologie structurale la correspondance, terme Ă terme, existant entre des Ă©lĂ©ments sociaux et permettant la rencontre entre une attente et sa rĂ©alisation. Câest cette adĂ©quation sociologique, issue de lâĂ©quivalence relative des positions ou des croisements de trajectoires sociales, qui rĂšgle les Ă©changes et les accords entre les individus et rend possible lâajustement entre des attentes rĂ©ciproques (Bourdieu 1992). Ă rebours des discours touristiques Ă©noncĂ©s sur le registre de « lâenchantement » (RĂ©au et Poupeau 2005) ou du « coup de foudre » (Bourdieu 1984, p. 162), lâanalyse des trajectoires et des relations objectives entre les agents peut rĂ©vĂ©ler les fondements sociologiques de ce que Pierre Bourdieu compare souvent Ă une « orchestration » ou une « harmonie prĂ©Ă©tablie » (Bourdieu 1984). Ă la suite de Bourdieu, Olivier Roueff qualifie, quant Ă lui, les homologies structurales de « magie sociale sans magicien » : « tout aussi invisibles et nĂ©anmoins constitutives de la rĂ©alitĂ© de lâespace social, [les homologies] se substituent Ă lâĂ©vidence des affinitĂ©s Ă©lectives et des coalitions dâintĂ©rĂȘts explicites » (Roueff 2013, p. 157).
Pour Bertrand RĂ©au (2007), ce mĂȘme principe peut permettre dâexpliquer lâĂ©mergence de nouvelles formules de loisir qui dĂ©couleraient, selon lui, dâune convergence de goĂ»ts et dâattentes â dâun « bricolage rĂ©ussi » (RĂ©au 2007, p. 68) â entre des inventeurs et un public. Dans le cas de lâinvention du Club Med par exemple, il montre que câest la rencontre entre, dâune part, la nĂ©cessitĂ© pour des agents Ă fort capital de sâinventer de nouvelles voies dâautopromotion sociale lorsque les dĂ©bouchĂ©s professionnels ordinaires apparaissent saturĂ©s (autrement dit, la nĂ©cessitĂ© de se reclasser) et, dâautre part, les attentes de touristes cherchant Ă imiter les goĂ»ts « prĂ©curseurs » des avant-gardes bourgeoises qui sont au principe du succĂšs des clubs de vacances. En dâautres termes, lâinvention du Club Med dĂ©coulerait dâune rencontre par homologie entre les trajectoires de reclassement des avant-gardes bourgeoises et les stratĂ©gies de distinction des touristes. De façon analogue, on peut Ă©tendre cette analyse au-delĂ des relations entre offre et demande, entre entrepreneurs touristiques et touristes, pour interroger les relations, avec les entrepreneurs et les populations locales, dâune station touristique, autrement dit mobiliser lâanalyse des homologies structurales pour comprendre les accords et dĂ©saccords entre Ă©lĂ©ments sociaux dans un mĂȘme territoire touristique, au-delĂ des affinitĂ©s personnelles et des collusions dâintĂ©rĂȘts.
Il ne faut pas voir les homologies comme un mĂ©canisme automatique dâajustement, mais plutĂŽt comme un « espace de possibles entre des agents situĂ©s sur des trajectoires croisĂ©es » (Roueff 2013, p. 157). Il y a un risque, en effet, Ă se persuader a posteriori de logiques immuables et invisibles, Ă trouver des causes profondes au rapprochement sans passer par lâanalyse empirique des rapports objectifs et des interactions concrĂštes. Il convient, par consĂ©quent, de souligner le rĂŽle crucial des intermĂ©diaires, qui agissent comme des facilitateurs entre agents sociaux et qui peuvent concrĂ©tiser lâespace des possibles formĂ© par homologies structurales.
MĂ©thodologiquement, lâanalyse des homologies structurales implique de considĂ©rer de façon symĂ©trique les deux cĂŽtĂ©s de la rencontre, en prenant en compte les conditions du « contact » mais aussi les trajectoires biographiques et collectives des agents impliquĂ©s, et leurs univers sociaux dâorigine. Alors que lâĂ©tude de trajectoires et des milieux dâorigine permet dâidentifier les ressources spĂ©cifiques (capital culturel, Ă©conomique, social) et les contraintes objectives pesant sur les individus, la restitution des conditions concrĂštes de la rencontre permet de rendre compte des aspirations collectives et des significations attachĂ©es Ă ce rapprochement. LâenquĂȘte se concentre sur la rencontre entre deux groupes sociaux dans les annĂ©es 1970-80, câest-Ă -dire aux dĂ©buts du tourisme Ă Praia da Pipa : dâun cĂŽtĂ© des rĂ©sidents autochtones, originaires de Pipa (ou de la proche rĂ©gion), issus dâun milieu populaire rural composĂ© de petits agriculteurs et de pĂȘcheurs, et de lâautre dâanciens surfeurs, hippies ou voyageurs pionniers issus de milieux favorisĂ©s et urbains, ayant dĂ©couvert Pipa Ă lâoccasion dâexcursions de loisir, avant de sây Ă©tablir progressivement pour devenir Ă leur tour des acteurs du dĂ©veloppement touristique de la station balnĂ©aire. LâĂ©tude repose sur une dizaine dâentretiens semi-directifs avec des individus issus de ces deux groupes, complĂ©tĂ©s par une revue de littĂ©rature permettant de contextualiser le dĂ©veloppement de la station au regard des transformations sociales Ă lâĆuvre, Ă cette Ă©poque, dans les milieux de la pĂȘche et de lâagriculture, et parmi la jeunesse contre-culturelle brĂ©silienne. Elle a Ă©tĂ© menĂ©e entre 2010 et 2015, dans le cadre dâune thĂšse dâanthropologie cherchant Ă comprendre la place du dĂ©veloppement touristique dans une rĂ©gion marquĂ©e par lâhĂ©ritage des plantations sucriĂšres (Loloum, 2015b).
Les « surfeurs », héritiers urbains désurbanisés.
LâarrivĂ©e des premiers surfeurs Ă Pipa dans les annĂ©es 1970 ouvre la voie Ă un tout nouveau type de relations sociales pour les populations du littoral. Ă lâĂ©poque, Pipa Ă©tait encore un village de paysans-pĂȘcheurs relativement isolĂ©, entourĂ© de plantations de canne Ă sucre, de sitios (petites fermes agricoles) et de fazendas (grandes propriĂ©tĂ©s dâĂ©levage). Comme dans beaucoup de villages du Nordeste, les sociabilitĂ©s rurales sont encore trĂšs marquĂ©es par le patronage et lâautoritarisme, hĂ©ritĂ©s de lâĂ©poque coloniale et postcoloniale (Garcia 1989). Le style non-conformiste de ces jeunes surfeurs, voyageurs bourgeois venus des grandes mĂ©tropoles brĂ©siliennes, contraste trĂšs nettement avec le conservatisme rural de lâĂ©poque. Bien quâils soient originaires dâun tout autre monde social que celui des villageois pĂȘcheurs, ils parviennent Ă nouer avec eux une affinitĂ© Ă©troite et singuliĂšre, bien diffĂ©rente de lâamitiĂ© trĂšs hiĂ©rarchique qui liait les familles autochtones aux premiers « estivants » (veranistas). Ces derniers, issus de lâĂ©lite sucriĂšre environnante, frĂ©quentaient le bord de mer depuis le dĂ©but du 20e siĂšcle (Simonetti 2012). Un enseignant autochtone, fils dâun ancien leader communautaire, raconte que « les estivants se prenaient un peu pour les maĂźtres des lieux, comme si Pipa Ă©tait leur jardin et nous leurs enfants⊠» (Francisco, enseignant, natif de Pipa).
Les surfeurs semblent moins se formaliser des distinctions de statut. Ils sont jeunes, mobiles et participent dâune contre-culture en opposition au conservatisme, particuliĂšrement prĂ©gnant en ces temps de dictature militaire. Câest autant le goĂ»t de lâaventure que lâĂ©conomie de moyens qui les poussent vers cette proximitĂ© avec les villageois : « CâĂ©tait la bonne Ă©poque. On Ă©tait insouciants. Un jour on dormait chez lâhabitant, un autre Ă la belle Ă©toile… On nâavait pas grand-chose en poche mais on savait vivre⊠» (Claudio, ancien surfeur, restaurateur, originaire de Rio de Janeiro). Alors que les estivants traditionnels dĂ©barquent chargĂ©s de bagages et de riches denrĂ©es pour tenir confortablement durant tout lâĂ©tĂ©, les surfeurs eux voyagent lĂ©gers, Ă©quipĂ©s tout au plus dâune planche de surf et dâun sac Ă dos (Veras 2010). Ils ne viennent pas en famille pendant les grandes vacances, comme les villĂ©giateurs, mais plutĂŽt entre amis, pendant les longs week-ends et autres congĂ©s prolongĂ©s quâoffre la vie estudiantine. Au dĂ©but, ils campent indiffĂ©remment sous les auvents des villas des estivants (vides la plupart du temps), dans leurs voitures, dans les jardins des natifs, voire Ă mĂȘme la plage (Figure 2). Lâabsence de vol est souvent Ă©voquĂ©e pour illustrer lâesprit « dâharmonie » rĂ©gnant entre natifs et surfeurs : « Ici, tu pouvais dormir avec la voiture ouverte, il nây avait personne qui ne touchait Ă rien. Ă lâĂ©poque, il nây avait pas de vol » (Dona Domitila, cuisiniĂšre native de Pipa).
Les surfeurs occupent une position sociale intermĂ©diaire entre estivants et locaux, qui se traduit par une capacitĂ© Ă naviguer entre ces deux mondes : dâorigine sociale privilĂ©giĂ©e, formĂ©s dans les mĂȘmes lycĂ©es (bien cotĂ©s) que les enfants de lâĂ©lite sucriĂšre, ils sont sociologiquement proches des premiers, mais culturellement fascinĂ©s par le mode de vie des seconds.
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Figure 2 : Camping en bord de mer en 1987. Source : Marco Polo Veras, 2010.
Dans les annĂ©es 1980, la dissĂ©mination du nom de Pipa parmi les surfeurs attire de nouveaux publics, moins intĂ©ressĂ©s par le surf que par la beautĂ© des paysages, le cadre de vie et « lâauthenticitĂ© » de la population locale. « Pipa Ă©tait un tout petit village quand je suis arrivĂ©, les gens se dĂ©plaçaient Ă dos de mulet, les gens vivaient encore de la pĂȘche. CâĂ©tait un petit paradis⊠», tĂ©moigne Luiz Henrique, un hĂŽtelier originaire de SĂŁo Paulo, installĂ© dans les annĂ©es 1980. Cette deuxiĂšme vague dâarrivants est composĂ©e de personnes intĂ©ressĂ©es Ă sâinstaller Ă Pipa et vivre du tourisme, Ă lâissue dâune reconversion professionnelle, comme Luiz Henrique, anciennement ingĂ©nieur agronome, promis Ă une brillante carriĂšre dans lâagro-industrie, dans le Sud du pays, avant de finalement « suivre son rĂȘve » dans le Nordeste. Il sâagit aussi dâanciens surfeurs revenant sur leurs itinĂ©raires de vacances, gĂ©nĂ©ralement en couple, avec lâambition de sâinstaller et les moyens dây parvenir. Issus de milieux favorisĂ©s, ils disposent non seulement dâun capital financier, obtenu auprĂšs de leur famille ou au cours dâexpĂ©riences de travail antĂ©rieures, mais aussi dâune « sensibilitĂ© culturelle » particuliĂšre, un style de vie « alternatif » et « raffinĂ© » quâils vont pouvoir investir dans le tourisme et lâhĂŽtellerie [4] (RĂ©au 2011, p. 120). Contre lâillusion dâune reconversion racontĂ©e sur le registre du « coup de tĂȘte » ou de la seule volontĂ© individuelle, les entretiens suggĂšrent quâil sâagit en rĂ©alitĂ© dâun processus long et coĂ»teux en ressources (financiĂšres, sociales et culturelles).
Un ancien surfeur, aujourdâhui propriĂ©taire dâun hĂŽtel Ă Pipa, dĂ©crit ces jeunes entrepreneurs de style de vie comme des « rĂȘveurs », dont la motivation nâest pas tant dâinvestir que de trouver une « qualitĂ© de vie », Ă lâimage de ce restaurateur allemand connu sous le nom de « Yahoo » :
« Eux, ils voulaient vivre ici, vivre ! Ce nâĂ©taient pas des investisseurs. Je crois que le premier qui est venu investir avec un style de vie, mais avec de lâargent, câest Yahoo. Yahoo Ă©tait un Allemand mariĂ© avec une mineira, Zora. Il avait habitĂ© Ă San Francisco et il faisait partie de cette secte indienne (Osho). (âŠ) Ils ont fait un restaurant et ils lâont appelĂ© « Yahoo », en hommage Ă leur secte. Câest Ă partir de lĂ que les gens ont commencĂ© Ă lâappeler Yahoo. Son restaurant Ă©tait un restaurant de la qualitĂ© des restaurants de Natal, mais Ă Pipa. Donc il est venu avec de lâargent, mais avec un style de vie, pas pour lâargent. Le restaurant câĂ©tait juste pour se maintenir » (Heitor, hĂŽtelier Ă Pipa, originaire de Rio de Janeiro).
Pour eux, la « simplicitĂ© » des habitants locaux nâest pas vue comme une marque dâinfĂ©rioritĂ©, mais plutĂŽt comme une forme « dâauthenticitĂ© ». Câest dâailleurs cet art de vivre villageois quâils semblent ĂȘtre venus chercher. Il incarne lâanti-modĂšle de la ville impersonnelle et chaotique. Sociologiquement, les surfeurs et leurs successeurs sâapparentent Ă ce que lâanthropologue Michel MariĂ© qualifie « dâhĂ©ritiers urbains » :
« Ce sont des gens de la ville qui sâinvestissent sur la campagne des origines et qui, trĂšs souvent en situation de promotion sociale, trouvent dans le retour Ă la campagne les signes de leur nouveau pouvoir social. (âŠ) Entre ces gens-lĂ et les habitants sâinstaure un type de rapport « syncrĂ©tique ». Et mĂȘme si sâopĂšre progressivement un certain glissement des groupes porteurs dâidentitĂ© et de territoire (des habitants aux rĂ©sidents) et des valeurs quâils vĂ©hiculent (du territoire anthropomorphique du paysan aux valeurs de paysannitĂ© urbaine), la permanence dâune mĂ©moire collective et la continuitĂ© des reprĂ©sentations de lâespace sont assurĂ©es par la prĂ©dominance de ce rapport entre hĂ©ritiers urbains et sociĂ©tĂ© rurale » (MariĂ© 1982, p. 26)
Cette entente initiale entre surfeurs et locaux est encore perceptible aujourdâhui dans la station touristique, qui a en partie gardĂ© non seulement la marque de lâesprit bohĂšme des premiers temps, mais aussi son jeitinho nativo [5] (sa « touche locale ») et une bonne partie de la population locale, qui a su rĂ©sister aux tentations du dĂ©part. Bien quâil existe quelques hĂŽtels de grand standing, il sâagit toujours de petits ou moyens Ă©tablissements, ne dĂ©passant que rarement la cinquantaine dâunitĂ©s hĂŽteliĂšres. Cette forme dâintĂ©gration se retrouve Ă©galement dans la variĂ©tĂ© des styles sociaux et culturels (musicaux, culinaires, touristiques, etc.) prĂ©sents dans la station, qui cohabitent bon an mal an dans le tissu dense de ce village rural devenu station balnĂ©aire internationale en Ă peine trente ans (Loloum 2015a) (Loloum 2016). La rue principale de Pipa est une bonne illustration du « couplage de densitĂ© et de diversitĂ© » (Stock et Lucas 2012, p. 17) dont sont faits beaucoup de lieux touristiques. LâAvenue BaĂa dos Golfinhos nâa jamais Ă©tĂ© « planifiĂ©e », ni rĂ©ellement amĂ©nagĂ©e par la commune, si bien que le village sâest constituĂ© autour dâune artĂšre centrale initialement construite pour le passage de chevaux et de calĂšches, et qui nâa cessĂ© de se rĂ©trĂ©cir sous la pression de lâurbanisation spontanĂ©e, alors mĂȘme que le village grossissait et, avec lui, le trafic routier. Ce processus explique la forte densitĂ© du centre-ville, qui constitue sans conteste un attrait pour les visiteurs, satisfait de pouvoir trouver dans cette rue un concentrĂ© du village ancestral et des cultures quâil a adoptĂ©es. Les constructions irrĂ©guliĂšres (appelĂ©es puxadinhos) ont peu Ă peu empiĂ©tĂ© sur la chaussĂ©e, sacrifiant ainsi les trottoirs, rĂ©duits Ă peau de chagrin et qualifiĂ©s Ă juste titre de « trottoirs Ă rat » (calçada de rato). LâactivitĂ© commerciale de Pipa se concentre sur cette avenue oĂč se succĂšdent petites boutiques, supĂ©rettes et galeries dâart, agences immobiliĂšres et touristiques, bars et restaurants de qualitĂ© et dâorigine des plus variĂ©es : de la pizzeria italienne Ă la churrascarĂa argentine, en passant par la crĂȘperie bretonne. Bien que la majoritĂ© des anciens habitants autochtones aient Ă©tĂ© poussĂ©s Ă sâinstaller Ă la pĂ©riphĂ©rie de la ville ou dans des villages voisins, du fait de lâenchĂ©rissement de lâimmobilier, certaines familles ont su garder la maĂźtrise de leur patrimoine foncier, initier de petits commerces urbains et maintenir leur maison dans le centre (Figure 3).
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Figure 3 : Ă droite, la maison dâune famille autochtone sâĂ©tant maintenue dans le centre malgrĂ© lâavancĂ©e des commerces touristiques. Photographie de lâauteur, 2014.
Paysans-pĂȘcheurs dĂ©paysannĂ©s et Ă©lites Ă©mergentes.
La population locale nâest pas restĂ©e passive face Ă lâĂ©mergence du tourisme dans les annĂ©es 1970-80. Les populations du littoral connaissent dâimportants changements entre 1940 et 1970 : dĂ©clin des plantations sucriĂšres traditionnelles, modernisation de lâagriculture et de la pĂȘche, essor du commerce, dĂ©veloppement des politiques publiques (statut des travailleurs ruraux et des travailleurs de la mer, droit Ă la retraite, soutien Ă la pĂȘche artisanale, politiques de dĂ©veloppement agricole, etc.). Ces Ă©volutions facilitent lâĂ©mergence de « petits patrons » et de nouvelles notabilitĂ©s locales parmi les communautĂ©s cĂŽtiĂšres (Lanna 1995). LâamĂ©lioration des techniques et les subventions agricoles contribuent Ă valoriser les terres cĂŽtiĂšres, autrefois dĂ©volues Ă lâagriculture vivriĂšre.
La pĂ©riode dâhyperinflation que connaissait le BrĂ©sil dans les annĂ©es 1980 permettait Ă quelques individus ayant le sens des affaires de grimper trĂšs rapidement dans la hiĂ©rarchie Ă©conomique locale. La plantation de cocotiers est devenue, par exemple, une activitĂ© doublement rentable, non seulement pour la production de noix de coco, mais aussi parce que les plantations permettent de justifier lĂ©galement dâun usufruit durable de la terre, prĂ©alable juridique Ă lâacquisition des droits de propriĂ©tĂ© par « usucapion [6] ». Ainsi, certains individus vont faire du cocotier un instrument dâappropriation juridique des terrae nullius (« terres sans maĂźtres »), Ă lâimage de JosĂ© do HemetĂ©rio da Costa, un petit agriculteur connu pour avoir Ă©tĂ© lâun des premiers « visionnaires » Ă investir dans le foncier :
« Ă lâĂ©poque, il y avait trois maniĂšres dâobtenir de la terre : lâachat, la donation ou lâappropriation pure et simple (âŠ) Le pĂšre de lâancien maire Valmir [JosĂ© do HemetĂ©rio] Ă©tait expert pour sâapproprier la terre (âŠ) Ă lâĂ©poque, la terre ne coĂ»tait presque rien. Parfois il arrivait que le terrain appartienne Ă une personne, et les arbres Ă une autre personne. Mais la terre ça nâĂ©tait pas grand-chose, ce qui lui donnait de la valeur, câĂ©tait ce que tu mettais dessus. La plupart du temps, câĂ©tait des cocotiers. Si tu voulais construire ta maison, tu devais acheter les cocotiers quâil y avait sur le terrain. Alors ce quâil faisait, il plantait des cocotiers, ou les achetait, et prenait possession des terrains comme ça. Il a mĂȘme fait ça sur la Colline de Pipa (O Morro)⊠ça aussi ça a Ă©tĂ© toute une histoire ! (âŠ) Au bout dâun moment, il a eu assez dâargent pour acheter de la terre. Il faisait les deux, il achetait un terrain un peu en dehors de la ville, et puis il faisait courir la clĂŽture jusquâau fond⊠Il a achetĂ© pas mal de terrains Ă ma famille (âŠ) CâĂ©tait un visionnaire » (Francisco, enseignant, natif de Pipa).
Aujourdâhui, les Costa sont une puissante famille et les trois fils sont tous des leaders politiques incontournables du municipe : ValdenĂcio Costa a Ă©tĂ© maire de 2013 Ă 2017, Valmir Costa lâa Ă©tĂ© Ă deux reprises avant lui, Walter a Ă©galement Ă©tĂ© secrĂ©taire municipal et conseiller de ses frĂšres. Outre ses nombreux terrains, JosĂ© do HemetĂ©rio a longtemps Ă©tĂ© le seul propriĂ©taire de jeep de Pipa, un avantage qui lui permettait de commercialiser le poisson et dâimporter divers produits manufacturĂ©s depuis Natal, la capitale. Alors que le transport de poisson Ă©tait autrefois assurĂ© Ă dos de mulets, les propriĂ©taires de jeep sont rapidement devenus des intermĂ©diaires obligĂ©s du nĂ©goce. Celui qui disposait dâun vĂ©hicule possĂ©dait gĂ©nĂ©ralement un petit commerce pour vendre les produits acquis Ă la capitale. Les vĂ©hicules permettaient Ă©galement de prĂȘter assistance aux habitants en cas dâurgence ou de maladie, un service qui rendait la population redevable des propriĂ©taires de jeep, qui sâavançaient de facto en bonne place pour concourir en politique.
Câest le cumul dâactivitĂ©s qui permet aux « petits patrons » de percer. Antonio Pequeno, autre propriĂ©taire dâune petite fazenda aux abords de Pipa, Ă©tait Ă la fois agriculteur et propriĂ©taire de bateau, avant de devenir le premier adjoint de police. Il disposait Ă©galement dâune « Ă©cluse Ă poisson » (curral de peixe), fabriquĂ©e Ă base de piquets de bois plantĂ©s dans les baies de Pipa (Figure 4). La possession dâun curral de peixe Ă©tait, lĂ encore, un vecteur de diffĂ©renciation sociale et un capital. Dans les annĂ©es 1960, câest le dĂ©veloppement de la pĂȘche Ă la langouste, activitĂ© trĂšs lucrative pour la rĂ©gion, qui permet Ă certains travailleurs locaux de sâenrichir, avec lâarrivĂ©e dâentreprises industrielles tournĂ©es vers lâexportation.
Ă cela sâajoute un processus de renforcement des institutions municipales, qui permet Ă cette bourgeoisie Ă©mergente dâasseoir son pouvoir. Dans les annĂ©es 1960, de nombreux territoires profitent dâune politique nationale favorable au municipalisme pour sâautonomiser (Matsumoto, Franchini et Mauad 2012). La crĂ©ation de la municipalitĂ© de Tibau do Sul en 1963 Ă©loigne les habitants de Pipa de la tutelle politique de lâoligarchie de Goianinha, fief du pouvoir sucrier voisin, qui concentrait jusquâalors les compĂ©tences municipales.
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Figure 4 : Antonio Pequeno (Ă gauche) devant son Ă©cluse Ă poisson. Source : Archives digitales du NEP, 2011.
Les paysans-pĂȘcheurs que rencontrent les touristes surfeurs dans les annĂ©es 1970 nâont donc plus grand-chose Ă voir avec ceux rencontrĂ©s par les premiers villĂ©giateurs aristocrates au dĂ©but du siĂšcle. Il sâagit dâune population beaucoup plus autonome Ă©conomiquement et politiquement, en phase dâascension sociale et en partie libĂ©rĂ©e des liens de dĂ©pendance personnelle vis-Ă -vis de lâaristocratie rurale, du fait de son Ă©loignement relatif des centres de production sucriĂšre.
Un terreau propice Ă la rencontre.
Cette autonomie relative confĂšre aux paysans-pĂȘcheurs de Pipa un statut analogue aux « paysans marginaux » dĂ©crits par Eric Wolf (1974), une catĂ©gorie Ă©mergente qualifiĂ©e de subversive. La « marginalitĂ© » des paysans dĂ©crits par Wolf se manifeste simultanĂ©ment par une instabilitĂ© Ă©conomique et une indĂ©pendance politique. Ce sont ces deux facteurs qui ont pu constituer un terreau favorable Ă lâĂ©mergence de mouvements paysans. De façon analogue, on pourrait argumenter que câest la situation dâinstabilitĂ© Ă©conomique et dâautonomisation politique des habitants de Pipa qui a pu faire le lit dâun accueil favorable au tourisme, mais aussi contribuer Ă rĂ©guler ses excĂšs. Le tourisme Ă Pipa se caractĂ©rise encore par une forte prĂ©dominance des Ă©tablissements de petite taille (auberges, B&B, pousadas). Les premiers investisseurs touristiques durent en effet cohabiter avec une communautĂ© certes plus pauvre que la plupart dâentre eux, mais suffisamment autonome Ă©conomiquement (Ă travers les revenus du commerce, de la pĂȘche, de lâagriculture) et politiquement (grĂące Ă la municipalisation) pour ne pas tout sacrifier aux acheteurs Ă©trangers. Ce mixte de prĂ©caritĂ© Ă©conomique et dâautonomie politique a sans doute aussi contribuĂ© Ă lâĂ©mergence dâune Ă©thique comportementale particuliĂšre, le jeitinho nativo, Ă mi-chemin entre la rĂ©vĂ©rence du travailleur rural dominĂ© et la fiĂšre insoumission du paysan-pĂȘcheur indĂ©pendant. On peut ainsi retenir lâidĂ©e de Michel MariĂ© (1982), selon laquelle le dynamisme dâune sociĂ©tĂ© locale joue un rĂŽle primordial dans le dĂ©veloppement du tourisme :
« Ce faisant, il devenait difficile de concevoir le changement (ou ce quâon appelle progrĂšs) comme Ă©tant un phĂ©nomĂšne simple et linĂ©aire. On devait au contraire faire preuve dâune beaucoup plus grande subtilitĂ© et lâapprĂ©hender comme la rencontre souvent laborieuse dâĂ©lĂ©ments tensionnels â techniques et sociĂ©tĂ©s locales â qui avaient Ă se frotter les uns aux autres avant que, dans le meilleur des cas, par concessions et par adaptations rĂ©ciproques, chacun dâeux puisse sâaccorder aux autres. En dâautres termes, rien de tel quâune sociĂ©tĂ© locale forte pour faire correctement du tourisme ! » (MariĂ© 1982, p. 188).
Toutes les communautĂ©s du littoral nâĂ©taient pas Ă©gales face au tourisme. Le cas de SibaĂșma, une communautĂ© dâafro-descendants situĂ©e Ă moins de 6km de Pipa, est intĂ©ressant pour se rendre compte de la variabilitĂ© des configurations littorales. Ă la diffĂ©rence des habitants de Pipa, les « noirs de SibaĂșma », comme les appelaient encore il y a peu les habitants de Pipa, ne sont pas tant des descendants de paysans-pĂȘcheurs que des descendants dâesclaves et de moradores des plantations [7], contraints depuis des gĂ©nĂ©rations à « baisser la tĂȘte » au passage des grands propriĂ©taires fonciers (Lins et Loloum 2012). LĂ -bas, le tourisme sâest peu dĂ©veloppĂ© du fait de lâemprise des fazendeiros (Ă©leveurs grands propriĂ©taires) sur le territoire et de la dĂ©sorganisation de la communautĂ© locale, qui souffre dâun manque de leadership et de graves problĂšmes dâexclusion sociale (pauvretĂ©, analphabĂ©tisme, chĂŽmage) [8]. En revanche, la spĂ©culation immobiliĂšre est allĂ©e bon train et plusieurs lotissements rĂ©sidentiels de grande envergure ont commencĂ© Ă©merger ces derniĂšres annĂ©es, Ă lâinitiative des fazendeiros. Câest avec ces grands propriĂ©taires installĂ©s Ă la capitale quâont dĂ» nĂ©gocier les investisseurs dĂ©sireux de sâimplanter Ă SibaĂșma, non pas avec des petits chefs locaux, par ailleurs incapables de sâimposer comme interlocuteurs lĂ©gitimes (Lins et Loloum 2012). Voici ce que relate un ancien surfeur, aujourdâhui propriĂ©taire dâun magasin de vĂȘtements Ă Pipa, lorsque je lui demande son avis sur SibaĂșma et les raisons de ce dĂ©calage de dĂ©veloppement entre les deux lieux, malgrĂ© la beautĂ© Ă©quivalente de ses plages :
« SibaĂșma, câest compliquĂ©. DĂ©jĂ pour y accĂ©der, avant câĂ©tait la croix et la banniĂšre, il fallait couper Ă travers la forĂȘt ou alors faire le tour par la grande route. Et ça ne fait pas si longtemps quâil y a la route, tu sais. Ăa se ressent dans la mentalitĂ© des gens. Les gens sont craintifs lĂ -bas. Câest sĂ»rement liĂ© au fait que câĂ©tait une communautĂ© dâesclaves⊠Câest difficile de travailler avec eux, ils te demandent toujours quelque chose, ils ne sont pas fiables. Câest compliqué⊠» (Mangal, ancien surfeur, commerçant, originaire de SĂŁo Paulo).
Les difficultĂ©s structurelles de SibaĂșma se traduisent ainsi par un climat social tendu, marquĂ© par les conflits interpersonnels et la dĂ©tresse Ă©conomique, peu engageant pour de jeunes entrepreneurs « bohĂšmes ». Par contraste, la bonne santĂ© relative de lâĂ©conomie locale de Pipa, avant mĂȘme lâarrivĂ©e du tourisme (du fait notamment de la modernisation de la pĂȘche et de lâagriculture), et lâascension sociale de certains groupes dâindividus a pu instaurer un climat plus propice Ă la rencontre, Ă des relations dĂ©sintĂ©ressĂ©es entre locaux et surfeurs, mais aussi faciliter des relations commerciales plus sereines.
La structure fonciĂšre de Pipa peut Ă©galement contribuer Ă expliquer le type de publics et dâentrepreneurs qui sây sont installĂ©s. Les sols sablonneux et peu fertiles des alentours de Pipa nâont en effet jamais suscitĂ© lâintĂ©rĂȘt des grands propriĂ©taires agricoles, ni fait lâobjet dâimportants remembrements. Les terres de Pipa sont donc longtemps restĂ©es des « terres sans maĂźtres », au statut juridique incertain. Lâabsence de latifundio a sans doute constituĂ© un frein Ă lâarrivĂ©e de grands groupes capitalistes et Ă lâintroduction de grands complexes hĂŽteliers. La fragmentation fonciĂšre et lâ« agencĂ©itĂ© » des habitants locaux ne pouvaient ainsi donner lieu quâĂ un tourisme dâimmersion, composĂ© de petites structures hĂŽteliĂšres fortement intĂ©grĂ©es au village. Lâentrepreneur touristique qui souhaitait sây installer devait se montrer quelque peu « aventureux », ĂȘtre prĂȘt Ă sâimmiscer dans les rĂ©seaux locaux pour accĂ©der aux ressources territoriales. Il y avait en ce sens une certaine adĂ©quation entre les dispositions fonciĂšres de Pipa (fragmentaires, informelles) et les dispositions sociales des nouveaux arrivants, en quĂȘte de petits espaces prĂ©servĂ©s et prĂȘts Ă nĂ©gocier longuement pour y accĂ©der. Ce sont ces contraintes structurelles â sociologiques et fonciĂšres â qui ont pu induire une sĂ©lection des catĂ©gories de population sâinstallant dans une station balnĂ©aire.
Conclusion.
LâhypothĂšse des homologies structurales tente ici dâexpliquer les affinitĂ©s entre des « paysans dĂ©paysannĂ©s » (Chamboredon 1980) et des « urbains dĂ©surbanisĂ©s » (MariĂ© 1982). Elle laisse entendre que surfeurs et locaux, aussi Ă©loignĂ©s soient-ils socialement, avaient certaines prĂ©dispositions pour sâaccorder. Entre une avant-garde bourgeoise en voie de reclassement, et des petits notables Ă©mergents en ascension sociale, il existait un terreau propice Ă la rencontre. Câest ce rapprochement structural entre les dominĂ©s des dominants (les jeunes surfeurs) et les dominants des dominĂ©s (les petits notables autochtones) qui aurait crĂ©Ă© les possibilitĂ©s dâune entente, comme sâil avait fallu deux piliers inclinĂ©s lâun vers lâautre, telles les deux arches dâun mĂȘme pont, pour soutenir la dynamique touristique.
On pourrait Ă©tendre ce raisonnement Ă dâautres situations de contact. On a eu lâoccasion, en dâautres circonstances, dâobserver ce type de processus homologique dans le cadre dâĂ©changes Ă©conomiques entre investisseurs Ă©trangers (Espagnols, Portugais) et BrĂ©siliens pendant la pĂ©riode du boom immobilier-touristique des annĂ©es 2000 (Loloum et Aledo 2018, Ă paraĂźtre). On a constatĂ© que les diffĂ©rences de statut et de position sociale des acteurs semblaient plus dĂ©terminantes pour comprendre le fonctionnement du marchĂ© que les oppositions nationales. Lâanalyse de lâoffre immobiliĂšre-touristique internationale rĂ©vĂšle, en effet, un champ immobilier divisĂ© entre, dâun cĂŽtĂ©, un pĂŽle composĂ© de petits entrepreneurs « pionniers », amateurs bien souvent, disposĂ©s Ă la prise de risque, prĂȘts Ă nouer des alliances sur le tas avec les agents Ă©conomiques locaux et Ă traiter en personne avec les administrations locales [9] ; et de lâautre un pĂŽle de big players, constituĂ© de grands constructeurs brĂ©siliens, en lien permanent avec les dirigeants rĂ©gionaux et nationaux, et avec des groupes immobiliers Ă©trangers associĂ©s au capital financier international [10]. Autrement dit, les petits investisseurs Ă©trangers semblent tendanciellement attirĂ©s vers les petits entrepreneurs brĂ©siliens pour nouer des partenariats, tandis que, pour faire affaire avec les grands investisseurs financiers internationaux, ils sâadressent prioritairement aux entreprises immobiliĂšres dominantes du marchĂ© brĂ©silien, dĂ©jĂ en partie financiarisĂ©es (grands constructeurs, grands promoteurs immobiliers prĂ©sents dans les mĂ©tropoles). Ce constat renvoie Ă lâhypothĂšse de Dezalay et Garth (2002), selon laquelle les espaces Ă©conomiques internationaux se construiraient par homologie structurale entre acteurs nationaux. Dans lâouvrage La mondialisation des guerres de palais, Dezalay et Garth Ă©mettent lâhypothĂšse que câest lâ« homologie structurale » entre les positions sociales des Ă©lites politiques dans leurs espaces nationaux respectifs qui conditionne la rĂ©ussite ou lâĂ©chec de lâexportation dâun modĂšle [11]. Lâinternationalisation, Ă la diffĂ©rence du « transnational », ne signifie pas pour ces auteurs lâannulation des enjeux nationaux, mais bien une coĂŻncidence Ă un niveau supranational de luttes de champs nationalement ancrĂ©s.
LâhypothĂšse des homologies structurales est utile pour penser les situations de « contact » au-delĂ des dichotomies dâusage (host/guest, local/Ă©tranger, national/transnational), en interrogeant les appartenances sociologiques qui se superposent aux appartenances territoriales ou nationales. Ă lâinstar du « bon goĂ»t » analysĂ© par Bourdieu, les homologies sont « ce qui apparie et apparente des choses et des personnes qui vont bien ensemble, qui se conviennent mutuellement » (Bourdieu 1979, p. 268). Un qui se ressemble sâassemble en quelque sorte, un « air de famille » (Noudelmann 2012) fondĂ© sur une ressemblance terme Ă terme, structurale, une analogie entre des positions sociales situĂ©es dans des univers bien distincts. Sâagissant dâun principe structural et non dâun mĂ©canisme fonctionnel, il convient de rappeler que les situations de contact nâen demeurent pas moins des zones floues traversĂ©es par les contingences, les mĂ©diations en tout genre et les intĂ©rĂȘts, qui ne sauraient bien sĂ»r se rĂ©duire Ă la seule « magie » des homologies. Le contact crĂ©e logiquement des effets stochastiques, dont on ne peut vraiment prendre la mesure quâavec le recul historique [12]. Câest dâailleurs cette relative indĂ©termination qui justifie lâemploi du terme de « situation », au sens que Sartre lui donnait, câest-Ă -dire comme un moment oĂč lâexistence peut basculer. Les homologies ne sont en dĂ©finitive quâun principe parmi dâautres dans la fabrique sociologique des affinitĂ©s.