Ils sont deux à tenir une carte du monde. L’un parle à une assemblée dans laquelle se trouve le photographe. L’homme qui parle est habillé d’un short Adidas et de parures de cérémonie. En arrière-fond, une longue maison avec un avant-toit fait de palmes tressées, à l’abri duquel se tiennent quelques personnes apparemment peu concernées par les palabres du premier plan. Cette scène est dominée par un rideau d’arbres et une grande masse rocheuse sombre, sorte d’Ayers Rock amazonien.
Cette prise de vue a été effectuée en décembre 2000 par le photographe Hervé Chandès. La scène se passe dans le village de Watoriki, composé d’un vaste espace collectif entouré d’une maison d’habitation continue et circulaire. Le « conférencier » est Davi Kopenawa, l’un des porte-parole des Yanomamis, population distribuée de part et d’autre de la frontière qui sépare le Brésil du Venezuela. Il intervient ici lors d’une assemblée générale pour la défense du territoire yanomami. Cette carte du monde au centre de l’image, dans un territoire que l’on pourrait croire à tort à l’abri des choses de la globalisation, n’a en réalité rien de surprenant. Le territoire yanomami au Nord-Ouest du Brésil est en effet l’objet d’une attention internationale. Il est convoité par des compagnies minières et grignoté par la déforestation alors que ces terres sont depuis 1992, par décision du gouvernement brésilien, réservées à l’usage exclusif des quelques 12’700 Yanomami vivant sur sol brésilien (15’000 environ au Venezuela). Kopenawa, pour avoir mobilisé l’opinion publique internationale tout autant sans doute que la grande majorité des Yanomamis, sait parfaitement bien ce que mondialité et mondialisation veulent dire. Et cela ne date pas d’hier. Cette population, vivant dans une région difficilement accessible, a dès les années 1960 constitué un sujet d’étude privilégié pour les ethnologues américanistes. Son organisation sociale et ses rituels ont été interprétés, réinterprétés et sans doute sur-interprétés. A leur propos, les ethnologues ont débattu et se sont combattus, notamment en raison de la publication en 2000, par un journaliste free-lance, Patrick Tierney, d’un ouvrage intitulé Darkness in El Dorado, qui fait le procès de l’ethnologie (en particulier de Napoléon Chagnon, auteur de Yanomamö : the Fierce People en 1968), complice, à ses yeux, de la dévastation de la culture yanomamie.
Cette photographie est issue du très beau catalogue d’une très belle exposition qui s’est tenue du 14 mai au 12 octobre 2003, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris : Yanomami, l’esprit de la forêt. L’exposition était principalement consacrée à la rencontre entre des artistes contemporains et les Yanomamis de Watoriki sur le thème des images. Elle faisait le pari de l’existence de ressemblances familiales entre les images produites ou imaginées par les Yanomamis dans des rituels chamaniques et celles conçues par un groupe d’artistes contemporains majeurs (qui pour la plupart ont séjourné à Watoriki). Cette exposition est accompagnée par un projet de recherche tout à fait intéressant conduit par l’ethnologue Bruce Albert et le géographe François-Michel Le Tourneau, qui a débuté en 2002 et prendra fin en 2005. Il s’agit d’un projet ethnogéographique soutenu par l’Institut de Recherche pour le Développement, le Cnrs et le Comissao Pro-Yanomami (Ccpy), une ong brésilienne. Son objectif est de produire une connaissance géographique du territoire yanomami destinée à la défense des droits territoriaux de la population et à la restauration environnementales des zones déforestées par les mineurs. Le projet utilise à cette fin à la fois la télédétection et un travail de terrain. Les images satellite seront utilisées dans le cadre d’une action de capacity building auprès des jeunes professeurs yanomamis formés par le Ccpy. Le travail de terrain vise pour sa part une ethnocartographie de l’usage des ressources naturelles par les Yanomamis. Un de ses objectifs est de recueillir et de localiser les toponymes indigènes et les implantations yanomamies, informations qui sont pour l’instant absentes de la cartographie officielle. En fin de compte il s’agit, à long terme, de « construire des irréversibilités » dans les représentations collectives de la forêt amazonienne en peuplant les cartes de la région des traces de l’histoire matérielle et culturelle des Yanomamis. La carte muette que tient ici Davi Kopenawa prend, sous cet éclairage, tout son sens.
Ce projet est aussi un beau défi lancé aux Systèmes d’Information Géographiques puisqu’il s’agit d’une recherche collaborative (un ppgis pour les intimes), très consciente des limites des SIG en matière de géographie (véritablement) humaine. Les limites strictes et les unités spatiales homogènes, généralement postulées par les sig, sont en effet inadéquates pour l’appréhension d’une culture dans laquelle la mobilité est centrale et les modalités d’utilisation du sol complexes. Autrement dit, ce projet pose, entre autres choses, des questions relatives à la plasticité des technologies contemporaines de cartographie. Il pose donc des questions réjouissantes pour ceux, dont je suis, qui pensent qu’il est important de participer activement à la construction sociale des nouvelles technologies.
Remerciements :
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à François-Michel Le Tourneau pour m’avoir communiqué le descriptif de la recherche en cours.
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à Hervé Chandès et la Fondation Cartier pour l’art contemporain pour l’autorisation d’utiliser cette photographie.