Le KwaZulu-Natal est communément perçu en Afrique du Sud (Harrison, 1995) comme une province dotée d’une forte identité zouloue et à degré moindre indienne [1]. Au 19ème siècle, elle fut par ailleurs une colonie anglaise distincte des républiques boers (d’origine hollandaise) établies sur les hautes terres centrales [2]. Or la réalité historique donne à voir, sur le terrain, une situation plus complexe. Ainsi, les Boers, boutés hors de cette contrée, n’ont-ils pas fini, à force d’acharnement, par lui concéder quelques traits identitaires ? Les Métis, qui composent la portion congrue des statistiques locales, sont-ils réellement insignifiants dans son histoire mouvementée ? Les Zoulous, sous l’influence de Shaka, sont-ils parvenus, au faîte de leur impérialisme, à phagocyter l’ensemble des tribus bantoues alentours ? En somme, le KwaZulu-Natal affiche-t-il stricto sensu les traits identitaires qu’on lui prête ? Une analyse diachronique de cet espace administratif (figure 1) met en relief la présence de plusieurs acteurs importants moins connus dans l’histoire officielle. Or ces derniers, après s’être âprement disputés l’espace, demeurent bel et bien présents dans celui contemporain. De plus, elle donne à voir, sur un pas de temps long, les facteurs directs et indirects qui ont induit son tracé actuel.
Nous tenterons ici d’effectuer un découpage du KwaZulu-Natal sur des bases géohistoriques, nous plaçant pour ce faire sous le patronage de F. Braudel, d’Y. Lacoste et des courants systémiques menés par des géographes stimulants tels que C. Grataloup (2007). Divers sous-espaces de ce territoire ont connu une histoire coloniale ou pré-coloniale spécifique, avant de constituer ce qui ressemble assez bien à l’actuelle province. Ce sont des « contrées », au nombre de cinq : au sud-ouest, le vieil East Griqualand ; au nord-est, l’ancien Tongaland anglais (aujourd’hui le Maputaland sauvage) ; au nord-ouest, le Northern Natal, où ont été implantées les vieilles républiques boers (sa particularité est aussi d’avoir été un temps dans le Transvaal intérieur) ; quant aux deux dernières, elles sont aussi les plus connues : le Zululand dans l’intérieur nord et la colonie du Natal, à l’origine située au sud de la Tugela River. La somme de toutes ces entités spatiales, ex-délimitations politiques temporaires, offre le KwaZulu-Natal contemporain. Mais leur distinction est intéressante au sens où elle permet de situer des groupes sociaux dont on ne connaît souvent que le nom.
À travers cet article, l’historique de cet espace est abordé sous un angle que l’on espère original. La réflexion porte sur les phases de création et de consolidation des frontières du KwaZulu-Natal, par l’intermédiaire de suivis topochroniques [3]. Il s’agit en quelque sorte d’un essai de retranscription spatiale chronologique, histoire et géographie étant intrinsèquement liées. Ces suivis peuvent allègrement se chevaucher. Ils ont été le fait d’acteurs bien organisés. Ce sont eux, et non les faits événementiels, qui composeront le fil conducteur de cet article. De ce fait, ils pourront être lus sous des éclairages différents. Quels ont été les conflits et les luttes d’influence, imbriquant le jeu communautaire économique et/ou politique, qui ont façonné chaque pan de cette province ?
Berceau de la civilisation zouloue.
Les clans Nguni des premiers jours.
Les premières années événementielles de la province du KwaZulu-Natal furent caractérisées par le groupe zoulou et l’ascendant militaire, politique et territorial que prit cette tribu au cours du 19ème siècle. Pourtant, le peuplement de cette région nord-est de l’Afrique du Sud commença bien avant. Les terres étaient depuis longtemps habitées par des migrants bantous. Ces derniers avaient établi leurs clans dans l’est de l’actuelle Afrique du Sud à partir du 3ème siècle (Thompson, 1990). La grande épopée migratoire vit le groupe linguistique bantouphone, en quête de terres fertiles, migrer du sud du bassin du Tchad en direction de l’Afrique australe. Il atteignit la côte de l’océan Indien vers 1400 et essaima vers le 16ème/17ème siècle dans l’Afrique du Sud hors région du Cap, à l’est de la courbe des précipitations (isohyète) des 500 millimètres.
Selon les écrits des historiens sud-africains (Davenport, Saunders, 2000), alors que les Sotho occupèrent les hauts plateaux centraux bordant le Limpopo et que les Tsonga s’installèrent plutôt dans l’est du Transvaal, les abaNguni (dont sont issus les actuels Zulu ― ou Zoulous selon la dénomination usuelle francophone ―, les Swazi ou encore les Xhosa) migrèrent pour leur part dans la partie orientale du pays (figure 2). Ils s’implantèrent dans les collines fertiles du Zululand actuel et poussèrent même jusqu’à la Fish river plus loin vers le sud. À l’est, la vallée Mhlatuze, à l’intérieur de laquelle serpente la rivière éponyme alimentant aujourd’hui la lagune de Richards Bay sur l’océan Indien, devint le fief de diverses peuplades. Les Qwabe, Zulu, Sibiya, Buthelezi et Mthethwa représentaient les tribus nguni les plus fortement ancrées. À la fin du 18ème siècle et au début du 19ème, on comptait entre cinquante et quatre-ving-quatorze chefferies dans la région, souvent petites, organisées en cellules sous commandement local ; y prévalaient les liens de parenté.
À cette date, commencent à émerger des tribus mieux organisées et centralisées, du fait du développement, au Nord de la Tugela (ou Thukela) River, du commerce avec les Européens ― surtout les Portugais ― dans la baie de Delagoa (aujourd’hui Maputo). Les activités commerciales au sein de l’actuelle capitale mozambicaine s’effectuaient déjà de manière intermittente auprès des colons depuis le 16ème siècle. Elles concernaient la traite de l’ivoire. Mais au 18ème, les voies de navigation internationale se multiplient. La traite des esclaves s’accentue et les Européens s’intéressent aussi à d’autres marchandises, en particulier le bétail. Or, ce dernier représente un élément fondamental dans la culture et la survie des peuples bantous. Au même moment, une sévère sécheresse affecte durement la région et met au grand jour la compétition puis les dissensions concernant les ressources naturelles primatiales : l’eau et les pâturages. La nécessité de s’arroger le commerce du bétail et de l’ivoire ainsi que de s’assurer une suprématie politique va déboucher sur de vifs rapports de force. Certaines chefferies commencent à se distinguer en développant une capacité militaire. Il faut alors être compétitif [4]. La population continue en parallèle d’augmenter tout au long du 18ème siècle. Elle sera estimée, à l’aube du 20ème siècle, à 100 000 habitants (Forsyth, 1993). Ces éléments mènent à une situation où de fortes pressions voient le jour dans ce qui était auparavant une terre d’abondance. La compétition débouche inévitablement sur des conflits ouverts : les clans les plus militarisés, mieux formés et consolidés en terme politique, ne tardent pas à défier, défaire puis incorporer les plus faibles.
Shaka ou l’avènement du royaume zoulou.
Au cours du 19ème siècle, les Zulu (les « fils du paradis » en isizoulou) vont asservir une part considérable des populations noires en ces terres orientales. S’exprimant sur un large territoire, cet expansionnisme va concerner la langue, les coutumes et plus largement un système politique, sur lesquels s’érigera plus tard le nationalisme zoulou. La forte identité qui va en résulter reste plus que jamais présente de nos jours (Coquerel, 1988). Les individus d’origine zouloue savent pertinemment que leur nom ne rime avec aucun folklore de bas salon. Peuple dit « fier » en tout temps, réputé pour son dévouement aux traditions ancestrales, les Zoulous ont dans ce contexte inspiré maintes hagiographies. Novateurs dans les techniques guerrières au 19ème siècle, il est d’aspect notoire que ce sont les seuls indigènes à avoir ébranlé les légendaires armées de l’empire britannique.
Dès le début des années 1800, Shaka, chef de l’insignifiant clan des Zulu [5], tente d’asseoir sa position en tant que leader de la confédération des Mthethwa, en compagnie des Ndwandwe, ces derniers commandant alors le Natal. Après une victoire sur les Buthelezi, le fils illégitime de Senzangakhona, auxiliaire du chef Dingiswayo, prend la tête de la confédération en 1818. Despote cruel, parfois rapproché à Genghis Khan pour sa brutalité et son ambition, les portraits historiques n’ont manqué de décrire celui qui va réussir à forger le plus homogène et puissant groupe militaire de toute l’Afrique australe. L’influence zouloue grossit en effet rapidement à travers les « guerres d’unification » (Mzala, 1993). Shaka s’appuie sur une rigoureuse organisation militaire, axée sur des régiments qu’il améliore personnellement et épaulée par des innovations techniques et stratégiques ingénieuses [6].
À ce moment, un conflit majeur éclate au nord de la Tugela River entre les Mthethwa et les Ndwandwe. On se situe entre 1810 et 1820. La donne politique régionale va s’en trouver bouleversée : circonscrite rapidement à une bataille opposant les seuls Zulu aux Ndwandwe, la victoire revient aux premiers, dirigés de main de maître par un Shaka de plus en plus charismatique et impitoyable. L’influence régionale des Zoulous est définitivement acquise. Avec Bulawayo en tant que capitale de son nouvel État, le roi fait main basse sur le commerce de l’ivoire, précédemment aux mains des Thonga (Lory, 1998). Les tribus, terrorisées, sont contraintes à la fuite devant ses armées puissantes qui vainquent et assimilent. Une partie de l’Afrique australe est concernée par une vague de trouble. Les survivants prolongent leur route jusqu’au lac Tanganyka (Tanzanie) : c’est l’époque du Mfecane (ou « guerre illimitée ») qui marque les temps d’affliction pour les tribus d’Afrique du Sud [7].
Shaka est ainsi parvenu à faire du petit clan zulu la plus puissante des tribus bantoues. Comme l’a écrit C. Moutout (1997), » il a asservi les deux cents tribus rebelles et règne en despote sur une armée de cinquante mille hommes, équipés par ses soins ». Quelques années seulement lui ont suffi pour soumettre à tous les traditions du lignage royal zulu et tisser l’immense toile de son influence politique. En ce début de 19ème siècle, l’empire zoulou, très centralisé, contrôle un territoire qui va de Delagoa Bay jusqu’au sud de la Tugela River (et bien au-delà également si l’on réfléchit en terme d’influence indirecte). « L’ethnie » zouloue est née (Gervais-Lambony, 2003). Mais la fin de règne de Shaka est plus tragique. Elle se caractérise par une instabilité grandissante qui va déboucher sur un fratricide : Shaka est assassiné par son demi-frère Dingane et ses sbires en 1828. Ce dernier, au pouvoir, modère la discipline guerrière. Il s’ouvre davantage aux étrangers, en traitant notamment avec les marchands britanniques nouvellement débarqués.
[8] (figure 2). Les Boers pénètrent dans le Natal dans le cadre d’une émigration connue sous le nom de « Grand Trek ». Celle-ci fit suite à leur mécontentement face à l’omnipotence britannique au sud, dans la colonie du Cap [9]. Partis à la recherche de nouvelles terres, les Boers adoptent une vie nomade (trek signifiant marcher en afrikaans, leur langue germanophone). Leurs meneurs, au nom de Retief, Trichardt, Uys et Maritz, placés à la tête des familles, forment à ce moment autant de petites communautés. Ils figurent aujourd’hui au firmament des patronymes afrikaners, renvoyant à l’idée de témérité et à un amour pour ce pays chevillé au corps. L’histoire rappelle qu’ils ont mené leur groupe en pays hostile, à l’aide de chariots tirés par des bœufs, armés de fusils et de leur ferveur inébranlable incarnée par la bible jaunie. Les clichés évoquent aussi des êtres rustiques, s’assimilant au peuple hébreu en mission dans ce territoire sauvage pour y apporter la foi calviniste et la lumière civilisationnelle. L’Afrikanerdom, le « destin afrikaner », est en marche.
Après un désaccord, le groupe se scinde. Maritz, Retief et Uys gagnent le Natal, soit le nord-est de l’actuelle Afrique du Sud (Potgierter se dirigeant pour sa part en direction du nord vers ce qui deviendra l’État libre d’Orange). La traversée de la montagne du Drakensberg est ardue ; en 1837, l’expédition de Retief désire créer sa propre république. Le roi zoulou Dingane accepte et en février 1838, Retief et sa délégation se dirigent confiants dans la capitale du monarque, située près de l’actuelle ville d’Ulundi : Mgungundlovu. La suite est connue : les modalités de l’échange concernent un territoire au sud de la Tugela jusqu’à la Mzimvubu River délimité à l’ouest par le Drakensberg, contre des armes et du bétail (Lory, 1998 ; Forsyth, 1993). Mais c’est une chausse-trappe : l’acte attribuant les terres du Natal aux Boers est signé avant que Dingane ne somme l’ordre d’exécuter les « sorciers blancs » ; ses sujets s’emparent des Boers, les mènent sur une colline où ils sont empalés sans sommation (Coquerel, 1992). Un autre massacre suit à Weenen où d’autres colonies boers sont pareillement attaquées. Ces exactions sont très durement ressenties par le peuple trekker.
En décembre 1838, Andries Pretorius, riche fermier, sonne la revanche. Il arrive au Natal et organise sa vindicte contre les Zoulous [10]. Au terme de la bataille de la Blood River, la rivière, selon les écrits, est rouge de sang (d’où son nom). 3 000 Zoulous ont péri pour seulement quelques Boers blessés. La victoire est lourde de sens pour les Boers, qui occultent néanmoins le fait que, outre la tactique ingénieuse, elle a aussi été due à des armes plus perfectionnées… Quoi qu’il en soit, la « protection divine » ne peut plus être une simple chimère. Face à la déroute, les luttes intestines se font vivaces dans le royaume zoulou : Mpande, moins opposé aux Blancs, succède à Dingane. La victoire de la Blood River permet surtout aux Boers de fonder la république du Natalia dès 1838. Le Volksraad établit ses quartiers dans une cité créée à une centaine de kilomètres de la côte : Pietermaritzburg, du nom de ses fondateurs [11]. La ville restera, jusqu’à ce jour, la capitale de la province du KwaZulu-Natal. La domination du Natalia Republic va pourtant être éphémère. Elle est immédiatement tancée par les Anglais qui refusent de lui reconnaître un statut d’entité politique indépendante. Le Gouverneur Napier envoie une première garnison à Port Natal, soit un geste stratégique fort, destiné à bien rappeler la présence de l’autorité britannique. Sur ces entrefaites, les Boers mettent en place les premières lois visant à circonscrire la présence bantoue [12]. En réalité, leurs ambitions sont plus grandes encore : leur visée est d’annexer toute la contrée, Port Natal et ses alentours alors aux mains des britanniques, mais aussi les terres appartenant à la royauté zouloue.
En 1842, les Anglais décident d’agir. Il devient selon eux impératif de discipliner ces Boers trop ambitieux. L’Angleterre n’entend en effet pas reconnaître l’indépendance du nouvel état (à vrai dire, elle redoute aussi que les Boers ne tissent des relations avec les puissances étrangères, mettant en péril son monopole ― Coquerel, 1992). Un détachement de soldats arrive de la région du Cap. Les Boers répondent par des raids décimant les troupeaux bovins des colons anglais. Le conflit devient inévitable. Après la bataille de Congella, les Boers occupent Port Natal. La rescousse anglaise vient une nouvelle fois de la mer, grâce au ― très documenté et romancé ― exploit de Dick King et son aide de camps Ndongeni, partis chercher du secours à cheval jusqu’à Grahamstown (dans la colonie du Cap, aujourd’hui la province de l’Eastern Cape). En 1843, le Southampton est en vue. Les Anglais débarquent massivement à Port Natal et s’imposent. La plupart des Boers repartent vers le nord, au Transvaal, où leurs acolytes trekkers ont fondé des petites républiques autonomes. La république du Natalia n’est plus et se rattache à la couronne britannique. Fait important de ce premier ancrage boer dans la province (en plus de poser les fondations de localités telles que Pietermaritzburg ou Weenen) : l’initiative consistant à contenir les travailleurs noirs sera un peu plus tard une idée forte qui va inspirer la création des réserves africaines. En 1844, le Natal est annexé et devient un district autonome de la colonie du Cap. La colonie du Natal voit le jour en décembre 1845. Pour autant, les Boers n’en ont pas fini avec ce territoire.
Cap sur les confins ouest : l’éphémère Klip River Republiek.
Dès 1840, la population africaine augmente très nettement. C’est là le résultat d’une croissance naturelle forte, cumulée au retour des migrants ayant déserté le règne de Shaka. Nombre d’entre eux occupent des terres que réclament certains Boers établis dans l’intérieur. Les nouvelles autorités britanniques ne reconnaissent pourtant pas les supposés droits fonciers de ces derniers, plus préoccupées par l’accroissement de la population noire. À cette période, la colonie du Natal s’étend de la rivière Tugela au nord, à la Mzimkhulu au sud, et de fortes compétitions pour la terre s’exacerbent entre Noirs et colons. La colonie s’attache sur-le-champ à constituer une politique foncière visant à contenir l’occupation du sol par les Bantous. Theophilus Shepstone va ainsi créer les premières réserves sud-africaines (que nous exposerons un peu plus loin). Ces préoccupations de constitution de surfaces indigènes négligent néanmoins les demandes de retour à la terre des trekboers.
En 1847, quelques familles boers s’installent dans le Natal septentrional et déclarent ouvertement leur petite république autonome, en accord avec le chef zulu Mpande. Le district concerné se nomme Klip River, nom que portera d’ailleurs la nouvelle république de deux millions d’ares. Le Gouverneur anglais Martin West s’offusque. L’accord avec Mpande remet en cause un ancien traité avec le chef qui confinait ses frontières au nord-est de la Buffalo River (là où débutent en fait les terres de la nouvelle république trekker). Par-dessus tout, il bafoue l’autorité britannique. West envoie des messagers régler le litige avec Mpande, le forçant à répudier le marché. Il connaît moins de succès avec les Boers. Devant l’affront, une garnison militaire est établie en ces terres périphériques. Frustrés et déçus par de telles réactions venues de la couronne, beaucoup de Boers s’apprêtent à quitter le Natal cette fois, semble-t-il, pour de bon. Les terres réclamées sont vendues aux spéculateurs. Ce bref interlude de la Klip River Republiek marque un nouveau déclin de l’influence boer au Natal. En 1849, les migrants venus de Grande Bretagne colonisent progressivement les terres du Natal. Envers et contre tout, une petite enclave nord-est va encore faire de la résistance.
[13]. Les Boers obtenant gain de cause, l’armistice est suivi du traité de paix, entériné à Newcastle le 21 mars 1881, puis de la convention de Pretoria en octobre. Le Transvaal recouvre son indépendance, les Boers leur identité. Gouvernés par Paul Kruger, ils sont alors obnubilés par deux éléments : plus de terres et un accès à la mer ; cela va les pousser à s’intéresser une ultime fois aux confins nord de la colonie du Natal.
À la suite de la guerre anglo-zouloue qui prit fin en 1879 (cf. supra), l’armée britannique avait divisé le dernier royaume africain, le Zululand, en treize territoires, toujours gérés ― provisoirement ― sur un mode de chefferie locale. Le roi zulu en place, Cetshwayo, fut dans un premier temps exilé au Cap, puis autorisé à revenir en 1883. Très vite, son retour débouche sur un nouveau conflit civil dans la communauté zouloue déjà affaiblie [14]. Le successeur de Cetshwayo, Dinizulu, est encore trop jeune pour tenter de reprendre les rênes de la monarchie zouloue alors en déclin. Celle-ci a durement été touchée par la couronne et le gouvernement anglais refuse de lui venir en aide [15]. Dinizulu se voit contraint de chercher de l’aide auprès des fermiers boers du Transvaal. Juin 1884, les Boers lui fournissent cent hommes pour lutter contre Zibhedu. En échange, ils revendiquent huit cent fermes qui recouvrent une surface de 4 000 km². L’arrangement des Boers avec les Zoulous est motivé par un fort désir d’accaparement de terres aussi bien situées. En effet, l’étendue briguée n’est qu’à cinquante miles de St Lucia et de l’océan Indien, tout près de Kosi Bay. Tous ces sites sont évalués comme de potentiels futurs ports. Les Boers nomment les contrées concédées, selon les termes de cet accord, la Nieuwe Republiek (Laband, Thompson, 1989). Elle est délimitée par la Phongola River au nord, les Buffalo et Tugela Rivers à l’ouest et par ce qui reste du Zululand soumis par les Britanniques à l’est. Sa capitale n’est autre que la ville de Vryheid. Toutes les localités établies dans son voisinage prennent dès lors une teinte afrikaner.
[16]. La deuxième guerre anglo-boer débute le 11 octobre 1889. Elle affecte une nouvelle fois l’interface Transvaal/Natal, notamment ce triangle du nord de la colonie qui agit malgré lui en tant qu’espace tampon entre les divers impérialismes [17]. Au moment où le rapport de forces semble favorable aux Boers ― sous le coup d’opérations commandos et d’une bonne connaissance du terrain ―, le siège de Ladysmith finit par être levé le 27 février. Les Anglais ont revu leur stratégie, mobilisé des renforts et fait appel à de nouveaux généraux. Les armées du Natal et celles des environs de Kimberley atteignent Johannesburg et Pretoria, les troupes boers s’étiolent, et coup sur coup, le 24 mai puis le 1er septembre, l’Orange et le Transvaal s’effondrent et sont annexés [18]. Les Boers reconnaissent Édouard Vii d’Angleterre en tant que roi. De manière assez surprenante, quelques années seulement après cette cuisante défaite, ils remporteront les élections locales et changeront, on le sait, la destinée du pays [19]. En 1902 et 1903, le Zululand et l’ex-Nieuwe Republiek sont rétrocédés au Natal.
[20]. T. Shepstone est nommé agent diplomatique des affaires indigènes. La préoccupation immédiate de la nouvelle administration concerne la division des terres entre Noirs et Blancs. La commission des Locations est instituée par M. West en 1846 afin de régler la question. Aucun financement n’est toutefois accordé par la couronne. On ne « rejette » pas les Noirs hors de la colonie comme le sollicitent les Boers ; à la place, est dessinée une chaîne de « réserves », sortes de parcelles informes juxtaposées qui s’étendent au nord-est et aux marges septentrionales de la colonie [21]. Les Africains désirant travailler doivent s’y installer. Les Locations tombent sous la supervision directe d’un magistrat résident. Ce dernier y applique les lois britanniques, en respect des coutumes autochtones, via des chefs salariés (figure 3).
[22] d’Afrique du Sud sont nés. Ces réserves deviennent vite surpeuplées, ce qui ne manque pas de révolter le roi Cetshwayo, ce dernier n’étant aucunement adepte du compromis avec la couronne comme l’avait été son prédécesseur Mpande.
Quoi qu’il en soit, dans tout le pays la réputation de Shepstone enfle en ce milieu de 19ème siècle. Il est perçu comme le véritable maître de la régulation bantoue, pour le bien-être des planteurs colons mais aussi des indigènes ! Le Natal devient même une sorte de précurseur, véritable modèle de politique indigène qui sera par la suite appliqué ailleurs. Les écrits rapportent que Shepstone n’était pas un idéologue, plutôt un fin administrateur se voulant efficace pour la santé économique de sa colonie. Il y est parvenu avec très peu de moyens disponibles (Etherington, 1989). Ses principes ne reposaient pas radicalement sur des pensées racistes mais sur un autoritarisme et un paternalisme exacerbés. Sa politique d’administration des indigènes restait encore flexible et pragmatique, même si elle posait les fondations du futur système des bantoustans. Shepstone bénéficia en outre de la distinction d’avoir été le père de l’influx control urbain, c’est à dire de la régulation de la présence des Africains en ville. Devant l’augmentation du nombre d’ouvriers noirs dans les villes du Natal et les pressions concomitantes sur les infrastructures et le logement, il introduisit en effet, en 1874, le précoce système du togt induisant des ouvriers temporaires. Ce système anticipa la stricte registration des citadins africains sous les politiques ségrégatives d’apartheid.
Conquête du pays zoulou par les Britanniques : de l’attentisme à l’impérialisme.
À quelle date peut-on véritablement attribuer la conquête du Natal par les Anglais ? Longtemps dans l’histoire coloniale, on resta indécis quand il s’est agi de s’impliquer sur la totalité du territoire. Port Natal, occupé depuis 1824, représentait déjà, il est vrai, une avancée stratégique et un point d’accès crucial vers l’intérieur. Mais une annexion se révélait à ce moment par trop hypothétique, compte tenu des dépenses militaires et administratives qu’elle aurait induites. Dans les faits événementiels, la conquête du Natal par les Anglais s’amorça avec le rattachement de la république boer et de ses ouvriers africains à la couronne en 1845. Le Natalia n’existait plus et la colonie anglaise du Natal la remplaçait. Pourtant, elle resta circonscrite à une portion centrale de l’actuelle province du KwaZulu-Natal. Même plus tard, à la suite des découvertes minières dans l’intérieur du pays (décennie 1870-80), la Grande Bretagne est demeurée prudente quant à une plus forte implication dans ces terres [23].
En 1870, l’idée d’une confédération d’États d’Afrique du Sud fait son chemin. Elle entend offrir à la Grande Bretagne un accès facilité aux ressources naturelles, aux ports et aux infrastructures. C’est aussi l’opportunité d’exercer une influence dans la région, sans avoir à subir les déboires causés par les rivalités politiques, le nationalisme et les ambitions territoriales des États intérieurs. Surtout, une fois bien établi, l’essor du commerce épousera l’expansion de ce pseudo-impérialisme britannique, peu avide de dépenses. Assurément, la confédération facilitera la politique de la région. C’est l’avis du British Colonial Office et le Zululand, dernier empire africain, est vu comme la clé de voûte de cette unification. Les tensions sont alors vives entre la colonie du Natal et la royauté (Forsyth, 1993).
L’abolition des structures sociales « surannées » de la royauté noire est ordonnée, ce que les Zoulous refusent. Début 1879, plusieurs colonnes d’infanterie émettent un bruit de bottes. À Isandlawana, c’est l’offensive. Elle voit s’opposer les indigènes à la troupe britannique forte de 5 000 hommes. L’armée zouloue inflige d’abord aux troupes coloniales l’une des défaites les plus retentissantes de leur histoire. La prestigieuse armée, crainte partout dans le monde, est prise dans la tourmente [24]. Le général Chelmsford décide de réparer ces torts « ignominieux ». À Rorke’s Drift, la défaite zouloue est cette fois éclatante [25]. Devant l’usure, le roi Cetshwayo est contraint de cesser les hostilités. La paix n’est acceptée qu’au terme d’une ultime bataille à Ulundi, à ce moment la capitale bantoue. Nombre et tactique se sont donc finalement révélés vains face aux fusils et canons. Après cette défaite militaire, les Zulu assistent au trépas de leur autonomie en 1906, après une dernière révolte (Bambatha Rebellion) durement réprimée. En dépit de tout, ils garderont en eux la certitude de faire partie d’une communauté unique, inaliénable, issue d’un très haut lignage guerrier.
Cetshwayo est exilé. De retour dans le royaume zoulou en 1883, il s’engage dans une guerre civile contre Zibhedu qui a assumé le commandement durant son absence. Vaincu, il meurt en 1884 et est remplacé par Dinizulu encore mineur. Comme on l’a vu, un groupe de Boers du Transvaal va tirer profit de la situation. En échange d’une assistance armée pour défaire Zibhedu et restaurer les pleins pouvoirs du roi, ils soutirent une portion du Natal où ils établissent la Nieuwe Republiek. La Grande Bretagne se raidit. Les préoccupations financières sont cette fois mises au second plan. Les Anglais sont troublés par l’idée que le Transvaal se serve de cette république afrikaner pour constituer plus facilement un corridor avec la mer. La réaction ne se fait pas attendre : la totalité du Zululand est annexée en 1887. Il faut en effet déjouer le risque d’un avantage stratégique que pourrait prendre le Transvaal mais aussi celui d’une intervention germanique (de l’actuelle Namibie). Dès lors, l’impérialisme britannique s’exprime pleinement et s’étend même très loin : la découverte de l’or dans le Transvaal et les critiques des Uitlanders sont des raisons suffisantes pour déclarer la guerre aux Boers et s’accaparer les terres intérieures. La seconde guerre anglo-boer survient et tournera à l’avantage des Anglais.
Le Natal : des contrées à identité autres que zouloue, boer ou britannique.
L’incorporation du Maputaland ou Tongaland.
Le Maputaland représente au plan spatial l’extrémité nord-est du KwaZulu-Natal, positionné au-delà de la Mkuze River. Il jouxte le Mozambique et le Swaziland (figure 1). Il compose aujourd’hui la moitié nord du récent Umkhanyakude District, en respect des nouvelles démarcations régionales de l’an 2000. Sur place, règne une autorité traditionnelle importante (Tembe Tribal Authority). On recense aussi quelques petits villages et bourgs africains, une ou deux localités administratives et des aires écologiques protégées. L’historique de la région est complexe. À l’origine, il mêle prééminence du commerce et vicissitude de la domination politique, au fait de plusieurs clans influents : Zulu, Swazi, Mabhudu, Maputa ou Matolla. Pendant la période coloniale, la zone fut à la confluence des impérialismes zoulous, britanniques et portugais. Enfin, sous l’ère d’apartheid, elle fut rendue à la population zouloue mais devint vite un point de friction entre le régime blanc nationaliste d’Afrique du Sud et les autorités locales du bantoustan KwaZulu.
Les Zoulous y exercèrent d’abord leur suprématie par le négoce basé sur Delagoa Bay (assujettissant pour ce faire les populations au sud de la Nkomati River). Leur défaite, durant la Blood River, vit s’avancer les pions boers. En 1870, une compétition s’engagea entre Britanniques et Portugais qui y croisèrent le fer. En 1875, une frontière « coloniale » est-ouest, au nord du 27ème parallèle, fut tracée à grand coup de ciseaux, départageant les actuels Afrique du Sud et Mozambique, (par l’entremise de la France qui officia en qualité de médiateur ― Wittenberg, 1993). Devant la menace de la Nieuwe Republiek et les aspirations du Transvaal à atteindre l’océan, les Anglais firent définitivement main basse sur ces terres en 1895 qu’ils prénommèrent AmaTongaland. Leur prétexte fut simple : la population locale était depuis longtemps sous domination zulu. Et comme le royaume avait été annexé depuis 1887 au Natal, le Tongaland devait être incorporé dans le Zululand britannique.
[26]. Durant la deuxième moitié du 20ème siècle, la tentative de déterminer les habitants du Tongaland comme Zoulous d’abord, puis Swazi, a en voie de conséquence été motivée par le dessein des lois d’apartheid : ce dernier visait initialement à consolider chaque ethnie dans un homeland différent, puis à s’assurer un meilleur rapport de force régional, quitte à adopter la stratégie du « diviser pour mieux régner » [27]. Cette région du Maputaland, tiraillée par l’histoire, affiche dans ce contexte une certaine originalité linguistique et culturelle, aux confins septentrionaux de l’actuel KwaZulu-Natal, qu’il était intéressant de souligner.
Peuplement singulier de l’East Griqualand.
L’occupation humaine du East Griqualand prit effet sous le leadership d’Adam Kok Iii en 1862. En 1859, le peuple coloured griqua perdit ses terres dans le Griqualand Ouest ― aujourd’hui le Free State ― au profit des Boers et se mit en route [28]. Moshoeshoe, monarque du Basutoland (devenu le royaume du Lesotho), accorda voie de passage à la communauté en 1860. Après deux années de « trek » en pays Maluti et dans les montagnes du Drakensberg, elle parvint dans ce qui a longtemps été référencé comme un no man’s land, auprès de l’actuelle ville de Kokstad, dans le sud du KwaZulu-Natal. En réalité, Mpondo et Sotho y étaient dûment établis. Le Chef Mpondo Faku, avait notamment résisté avec succès au Mfecane. Kok et sa communauté métisse, bien que se considérant comme indépendants, durent dans un premier temps faire avec une présence anglaise ponctuelle. Mais le contrôle britannique sur les lieux se fit officiel en 1874. Une année plus tard, Kok décéda et l’administration prit des allures autocratiques et indisciplinées sous l’arrivée du Capitaine Blyth. Une campagne de terreur envers les Griqua et les Mpondo poussa ces derniers à la rébellion en 1878 près de Mount Currie (aujourd’hui dans l’Eastern Cape). Les exactions à leur encontre suivirent et en 1879, le rattachement du East Griqualand à la colonie du Cap fut entériné. Adam Kok, en respect des traditions métisses, avait à ce moment proscrit la vente de terres aux étrangers. Pourtant, devant la détérioration de la situation, nombre d’entre eux vendirent leurs lopins et se remirent en route. En 1917, démoralisés et dépossédés de leurs biens, les Griqua décidèrent de se poser près de Touws River dans le Karoo. Mais la communauté ne s’y plut pas et une grande partie revint dans ce qui est aujourd’hui le sud du KwaZulu-Natal, au sein des villes de Kokstad, Harding, Ixopo, Matatiele et leurs alentours (figures 1 et 2).
[29]. Le récit précolonial a révélé une diversité clanique notable. En dépit de la suprématie des Zoulous, emmenés par Shaka, certains groupements homogènes n’ont jamais disparu. La population du Maputaland n’est pas zulu à l’origine. Même si des éléments de « zoulouisme » ont été engrangés dans la société via la domination politique, l’histoire et la culture de la contrée sont à distinguer de celles du Zululand, et dans un cadre plus large, de celles du KwaZulu-Natal. De même, originellement, l’East Griqualand est Mpondo ; l’identité initiale de cette contrée est par conséquent clairement xhosa. À cela, s’est adjoint un peuplement griqua métis original. Cette région a enfin été annexée puis découpée mais elle a de tout temps été proche, à la fois de l’Eastern Cape d’un point de vue historique et identitaire, à la fois du KwaZulu-Natal d’un point de vue économique et idéologique [30]. Quant au peuplement et à la mise en place des républiques boers, le phénomène a sans cesse pris des allures pour le moins équivoques, lorsque le peuple bantou était perçu comme un péril à contenir (et à utiliser…) et que, peu de temps après, ces mêmes Africains devenaient des interlocuteurs pour un accord en vue d’une installation humaine. Il faut bien comprendre que le peuple afrikaner a toujours été numériquement faible et fragile au Natal. Les Anglais ne l’ont évidemment pas aidé en ce sens. Seuls les confins nord-ouest dans l’intérieur des terres (ainsi que quelques prés-carrés littoraux tels que St Lucia ou Richards Bay) gardent aujourd’hui des traces d’une assise boer, encore qu’assez significatives. Le non-épanouissement boer est à considérer sous cet angle alors que l’enracinement britannique a eu beaucoup à voir avec ― l’inconstant mais réel ― support impérial.
Au final, la province du KwaZulu-Natal a connu une histoire impétueuse faite de marches pionnières, de luttes d’influence et de batailles illustres, lesquelles ont consécutivement ― parfois temporairement ― consacré différentes frontières politiques. Bien avant l’ère apartheid, celles-ci ont peu ou prou marqué les consciences, « modelé » ses limites et étroitement présidé à l’émergence de la présente entité administrative. Le tracé du KwaZulu-Natal (figure 4) demeure effectivement très proche aujourd’hui de l’adjonction des diverses contrées ― émanant des vieilles frontières ― dressées en cet article [31]. La province du Natal sera admise une première fois sur ces bases en 1910, lors de la création de l’Union sud-africaine (en compagnie des réserves africaines qui, plus tard, vont donner le bantoustan KwaZulu). Sous l’ère apartheid, le Parti National, depuis Pretoria, définira par la suite huit régions de développement à l’échelle du pays, dont la « Région E » qui restera très proche de cette association Natal-Kwazulu (une portion du Transkei lui étant adjointe au sud ― Economic and Social Memorandum, Region E, 1991). L’African National Congress (ANC), qui parviendra au pouvoir en 1994, reprendra finalement en grande partie ces vieilles limites territoriales, en vue de la délimitation des actuelles provinces démocratiques d’Afrique du Sud (excepté le territoire du Transkei-est qui sera finalement excisé).