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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Connaissances par proximité dans la recherche sur la rénovation urbaine.

Retours pluriels sur l’enquête (Duchère), 2016. Photographie : Laëtitia Mongeard.

Retours pluriels sur l’enquête (Duchère), 2016. Photographie : Laëtitia Mongeard.

Cette traverse pose l’hypothèse de l’enquête de terrain en tant que mode de production de connaissances par proximité ou par familiarité et des projets de rénovation urbaine comme lieux de départ de cette réflexion. Notre intention est de revenir sur l’« objet » de recherche qui est pour nous la rénovation urbaine pour le regarder comme un espace de ressources, de liens, d’actions, de catégories et d’univers cognitifs à l’instauration desquels le chercheur participe, aux côtés d’autres acteurs de terrain. C’est sur les dimensions de contact, de familiarité, d’intimité du processus de connaissance que nous souhaitons nous centrer ici, en choisissant ainsi une perspective d’analyse quasiment absente des études sur la rénovation urbaine, malgré la profusion de ce champ de recherche. L’analyse de ce phénomène urbain, dont nous tenterons ici de comprendre le sens via cet angle particulier de recherche, nous permet de mettre en lumière des dimensions constitutives de la démarche scientifique et de la connaissance, valables sur d’autres terrains ou thématiques.

Notre réflexion part d’une rencontre singulière qui a lieu en 2016 entre des chercheurs venus de différentes disciplines, ayant tous travaillé sur le même terrain de recherche : le quartier de la Duchère à Lyon. Cette présence au fil du temps, et sur le même terrain, d’un nombre important de chercheurs relevait d’une situation peu commune, qui méritait d’être interrogée, et faisait de la Duchère un site exemplaire, non seulement du point de vue des ambitions des porteurs du projet de rénovation urbaine, mais aussi du point de vue de la recherche (Neal et al. 2016).

De cette rencontre a émergé la volonté d’un retour sur l’enquête pour chacun d’entre nous, et d’un engagement dans un nouveau processus d’écriture, ouvrant ainsi un nouvel espace de réflexion non plus individuel comme nous l’avions mené jusqu’à présent, mais collectif dans le sens de la formulation de questions partagées.

Une première partie de cette introduction portera sur la genèse de ce travail et sur la présentation de cet espace de recherche constitué par un ensemble d’études menées à la Duchère : une abondance d’études liée à une volonté politique forte et ambitieuse de transformation urbaine. Une deuxième partie présentera les questionnements qui ont émergé de ce retour collectif sur le terrain, des similarités que nous avions éprouvées malgré nos différentes disciplines, ainsi que par la prise en compte des cas similaires de rénovation urbaine en France. Nous faisons le constat d’un point aveugle, rarement explicité dans nos recherches et aussi dans la plupart des études sur la rénovation urbaine, à savoir l’expérience qu’a constituée l’enquête de terrain et les modes de familiarités (cognitives, affectives, politiques) par lesquels le processus de connaissance, et cette enquête, se constituent. Nous proposons par conséquent d’aborder cette dimension des connaissances-expériences, des processus de connaissance par proximité et par familiarité dans le contexte de la rénovation urbaine et nous tenterons de poser quelques balises pour tracer les contours possibles de cette approche. Nous présenterons ensuite les éléments transversaux et axes de recherche qui composent cette traverse. Nous reviendrons, en clôture de cette présentation, sur l’apport possible de cette traverse et sur l’intérêt plus général des approches de la rénovation urbaine dans le champ des études urbaines.

Genèse.

Cette traverse a comme point de départ une rencontre « post-enquête » entre plusieurs chercheurs ayant tous travaillé sur le même terrain de recherche : le quartier de la Duchère à Lyon. Tout en s’appuyant sur un questionnement de départ relatif à ce terrain, elle propose une réflexion plus large sur la rénovation urbaine en France .

Nous présenterons ici l’émergence de cette réflexion, en partant tout d’abord de l’exemple lyonnais, de la dynamique de recherche qu’il a générée, ainsi que des questionnements auxquels il a donné l’occasion.

Un terrain d’action urbaine et de recherche « exemplaire » : la Duchère (Lyon).

Le territoire de la Duchère, au nord-ouest de Lyon, est en pleine transformation depuis plus de quinze ans.

Le grand projet de ville de la Duchère fait partie des premiers GPV (Grands Projets de Ville) de France. Présentant toutes les caractéristiques d’un projet long – socialement, économiquement et politiquement complexe – il s’étend sur une superficie de cent vingt hectares. Le renouvellement urbain a généré la démolition de 1 711 logements sociaux, construits à la fin des années 1950 dans le cadre d’un premier projet urbain. 1 775 logements sont reconstruits, avec l’objectif affiché de ramener la part de logement social de 80 % à 54 % à l’échelle du quartier [1]. En septembre 2013, il obtient le label national Écoquartier.

En parallèle du projet urbain, de nombreux chercheurs et chercheuses se sont intéressés à ce territoire.

Ces recherches touchent des champs disciplinaires nombreux et variés, en sciences humaines et sociales comme en sciences techniques : ingénierie (Aubert et Toris 1996) (Maurice 1996), sciences de l’environnement (Brun et Casetou 2014), architecture (Merzouki 2011) (Cattant 2017), aménagement (Bertrand et Vanoni 2008) (Deboulet et Lelévrier 2014) (Tremblay 2014) (Serra 2015) et urbanisme (Genyk et Macaire 2009) (Verhage 2009) (Delabarre 2013), géographie (Guy 2010) (Mongeard 2018) (Benhabiles 2019), sciences politiques (Forzy 2008) (Rivière 2008) (Ploton 2010) (Donzelot 2011) (Enjalabert 2011) (Simon 2017), anthropologie (Botea 2012) (Botea 2013) (Botea 2014) (Rojon 2014), sociologie (Overney 2009) (Overney 2014a) (Overney 2014b), histoire (Halitim-Dubois 1996) (Meillerand 2005), psychologie (Lahlou 2003) ainsi que sciences de l’information et de la communication (Nour 2006) (Pauchard 2014).

Ces travaux portent sur des aspects très variés du projet urbain et du territoire spécifique de la Duchère : les objets domestiques investis par les habitants dans leur espace d’habitation (Halitim-Dubois 1996), les aspects relatifs aux projets de réaménagement technique des différents espaces publics (Aubert et Toris 1996) (Brun et Casetou 2014), les représentations conflictuelles de l’habiter et spatio-temporelles en contexte de rénovation urbaine (Botea 2012) (Botea 2013) (Botea 2014) (Rojon 2014), les formes de résistance des collectifs d’habitants face à la démolition (Overney 2014a) (Overney 2014b) ou les formes de citoyenneté ordinaire (Deboulet et Lelévrier 2014), la question des chantiers et de la gestion de leurs déchets (Serra 2015) (Mongeard 2018), etc.

Le grand nombre de travaux recensés sur le territoire de la Duchère depuis la fin des années 1990 a suscité l’envie de rassembler ces chercheurs. De premières questions ont émergé. Comment comprendre la grande fréquentation de ce terrain de recherche ? Qu’ont trouvé ici ces chercheurs ? Quelle a été leur action, choisie ou non, sur le projet urbain tout d’abord et sur le quartier et ses usagers plus largement ? Autrement dit, de quelle nature est l’impact des chercheurs sur leurs terrains et de quoi le choix du terrain est-il porteur ? Nous proposons, par conséquent, de réfléchir aux transformations d’un territoire par la recherche et, inversement, aux mises à l’épreuve de la démarche scientifique par son action dans un espace spécifique.

Rencontre sur le plateau de la Duchère.

En mars 2016, Lise Serra, architecte-urbaniste, lance, à la suite de son enquête menée sur le site de la Duchère dans le cadre de sa thèse de doctorat, un premier appel à l’ensemble des chercheurs ayant travaillé sur ce site. Certains ont quitté le milieu de la recherche et restent introuvables ; d’autres sont trop éloignés ; d’autres trop pris par leurs fonctions. Cinq chercheurs se rencontrent finalement sur le plateau de la Duchère pour échanger sur leurs travaux respectifs, visiter ensemble le quartier et envisager les suites de cette rencontre. La visite est un premier moment de recherche fort, marqué par une redécouverte d’un quartier fortement transformé par le projet urbain, où les chantiers continuent à se succéder et à modifier l’espace, par des familiarités retrouvées avec le quartier ou, au contraire, impossibles à retrouver. Les sujets de recherche et les points de vue adoptés il y a deux, trois, cinq, dix ans paraissent aujourd’hui anachroniques ou, au contraire, se révèlent très actuels. Les différents regards scannent le quartier, cherchant les traces d’un chantier, d’une démolition, d’usages connus ou de lieux transformés. La rencontre, elle aussi, est un moment important. Nous nous découvrons rapidement très familières les unes avec les autres, alors que nous ne nous connaissions pas (au mieux nous nous connaissions deux à deux). Le fait de partager un terrain commun apparaît comme un élément de sociabilité important, soit parce qu’il constitue un sujet d’échanges soit parce que, par lui, nous avons déjà entendu parler ou nous avons lu les autres. Cette rencontre fut l’occasion d’échanger de vive voix et de prendre la mesure de ce chantier important de recherche, de réaliser que nous nous sommes succédé dans le quartier, sans vraiment se voir, mais que nous étions étonnamment en lien. Nous avons, par exemple, fait la découverte des traces de nos passages dans des espaces que nous ne soupçonnions pas, dans les mémoires gardées par certains interlocuteurs de terrain, lesquels faisaient en quelque sorte des relais entre nous.

Le premier apport de cette traverse est de reconstituer une histoire longue de la recherche sur ce territoire, par le rassemblement d’un ensemble d’études issues de différentes disciplines et par leur mise en lien. Ainsi, dès 2001 et jusqu’en 2006, Laetitia Overney réalise une thèse en sociologie sur les collectifs d’habitants, afin de comprendre leur point de vue sur les opérations de rénovation urbaine qui débutent à La Duchère. En 2007, Bianca Botea, anthropologue, répond à une sollicitation de recherche sur la transmission des traditions culturelles en contexte de rénovation urbaine et déploie par la suite une recherche sur le rapport différent aux transformations urbaines par des acteurs variés du quartier. Elle travaillera sur ce projet à la Duchère jusqu’en 2010. Lise Serra arrive à la fin de l’année 2010 à la Duchère, pour réaliser une thèse en architecture-urbanisme sur le chantier comme projet urbain, sans y croiser Bianca Botea. Elle s’intéressera aux chantiers en cours sur le plateau. Enfin, Laëtitia Mongeard arrive à la Duchère en 2012, pour analyser la gestion des déchets des chantiers de démolition, dans le cadre d’une thèse en géographie. Lise Serra et Laëtitia Mongeard se croiseront plusieurs fois à la Duchère.

Entre 2001 et 2012, la Duchère a beaucoup changé. Malgré un espace commun, le contexte social des recherches présente de grandes divergences. Les acteurs du quartier sont restés relativement stables pendant toute la durée du projet, mais certains sont partis, d’autres sont arrivés et chacun a évolué dans son rapport aux projets, au territoire, aux autres. Chaque chercheur rencontre des personnes distinctes qui témoignent différemment de leur vécu, de leur métier. De plus, les disciplines représentées par les chercheurs sont proches (principalement en sciences humaines et sociales), mais elles divergent toutefois dans leurs modalités d’approche du terrain, leurs objets, leurs modes de transmission. De ce fait, la rencontre et la confrontation des chercheurs et de leurs travaux constituent un terrain riche de nouvelles réflexions, éclairant les zones d’ombre de chaque recherche et leurs non-dits.

Connaissance-expérience et connaissance par proximité : la rénovation urbaine différemment approchée.

Le constat commun pour le collectif pluridisciplinaire (géographes, urbanistes, anthropologues, sociologues, architectes) constitué autour de la Duchère fut celui d’un terrain de recherche qui présente des problématiques et difficultés particulières, notamment celle d’un terrain fortement marqué par le contexte politique et social du projet de rénovation urbaine, mettant à l’épreuve les outils de recherche et la distanciation du chercheur normalement attendue.

Ce constat nous a conduits à nous interroger sur l’origine de la difficulté : venait-elle de la rénovation urbaine en tant que telle ? Des outils de nos disciplines alors inadaptées à ce contexte de terrain ? Ou bien encore d’une mise à l’épreuve compliquée de nos outils « classiques » par rapport à un contexte de terrain particulier ?

Nous avons alors échangé sur les moyens mis en œuvre individuellement pour faire avancer nos recherches malgré les difficultés rencontrées. L’ensemble de nos questionnements ont nourri une volonté de réfléchir ensemble, de confronter nos expériences et d’élargir notre questionnement à d’autres terrains d’étude… et ainsi de prolonger la recherche pour un nouvel espace de questionnements, voire d’action.

Pour ce faire, nous avons formulé une proposition :

– Revenir sur la dimension expérientielle de l’enquête, comme fil commun d’interrogation liant nos travaux ;

– Prendre distance avec une approche selon laquelle le projet de développement, et en particulier la rénovation urbaine, serait un dispositif déjà donné et appliqué ou déployé sur un territoire, pour l’explorer plutôt comme un processus, à partir de sa nature vivante ;

– Tenter une théorisation a posteriori de nos démarches et de ce qui nous rassemble, en s’appuyant sur d’autres travaux scientifiques portant sur la rénovation en France.

Les chercheurs qui portent leur attention sur le renouvellement urbain, et en particulier la rénovation urbaine, adoptent généralement une posture extérieure, abordant très rarement de manière explicite la présence du chercheur parmi les acteurs avec ou sans lesquels il travaille et les implications de son mode d’action [2]. Les positionnements des chercheurs dans ces études sur la « rénovation urbaine » et la « urban regeneration » sont multiples, mais quelques figures peuvent être distinguées : les chercheurs intervenant en en tant qu’experts ou évaluateurs, appelés par un commanditaire, adoptant une position de distance vis-à-vis du terrain de l’action [3] ; les chercheurs militants, revenant rarement sur l’univers des liens et des attachements qui se construisent avant ou pendant l’enquête, ainsi que les formes et espaces de connaissance qui en résultent ; enfin, les chercheurs, écrivains ou artistes qui font un travail de « recueil de mémoire », dans des contextes où des actions de renouvellement massif sont mises en place. Une dimension semble faire défaut : les aspects d’une recherche en train de se faire via les actions, les liens, les connaissances, les espaces qu’elle produit et auxquels elle participe avec les autres sur les lieux de son intervention. Est d’ailleurs éclairant le fait que suite à notre appel à communication, exposant la volonté d’adopter cet angle de vue sur la rénovation urbaine, plusieurs propositions reçues ne répondaient pas du tout à l’appel, montrant en partie le malaise des chercheurs vis-à-vis de cette démarche. En effet, si la rénovation urbaine est un domaine de recherche bien défini, la posture du chercheur par rapport à son terrain et la réflexivité hissée au rang d’objet d’étude ne sont pas communes ni même largement validées.

Par conséquent, c’est sur cette zone grise des travaux scientifiques sur la rénovation urbaine que nous avons souhaité nous centrer, dimension que nous avons choisie d’appeler ici « connaissance par proximité ». Nous souhaitons ainsi nous focaliser sur les « connaissances-expériences » de la rénovation urbaine, en adoptant le sens donné au mot expérience par John Dewey (2006) (2005), en prêtant donc attention aux différentes dimensions de l’expérience de nos enquêtes.

Pour Dewey, philosophe pragmatiste américain, l’expérience est « l’ensemble des interactions entre un organisme et l’environnement dans lequel il s’engage, et le résultat occasionné par celles-ci » (Dewey 2006, p. 15). Une expérience est toujours le fruit d’une relation, elle n’est pas (purement) individuelle. L’expérience est une forme de vitalité intense, laquelle, au lieu de renvoyer à l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, signifie un commerce actif et alerte avec le monde.

Ces approches de connaissance par proximité ne sont pas nouvelles en sciences sociales, différentes contributions l’adoptent d’une manière ou d’une autre selon des perspectives spécifiques, engageant le travail du chercheur et ses finalités vers des directions et focalisations différentes. Arrêtons-nous rapidement sur quelques contributions allant dans ce sens. En anthropologie, l’« observation participante » comme méthode centrale de la discipline a tenté d’affirmer un principe de connaissance scientifique par la présence du chercheur dans l’univers de pensée et d’action des personnes de son terrain. Au-delà des grands apports de cette méthode, différents auteurs ont néanmoins mis en avant l’ambiguïté de cette notion. Favret-Saada (2009) observait que sous l’intitulé d’observation participante se cachent en réalité deux types de comportements adoptés par le chercheur (et finalement deux limites) : « soit un travail régulier avec des informateurs que les anthropologues interrogent et observent, soit l’assistance à des événements qu’ils étudient. Or, le premier comportement ne peut en aucun cas être désigné par le terme de « participation » ; et pour ce qui est du deuxième, « participer » équivaut à essayer de se trouver là, cette participation étant le minimum exigible pour qu’une observation soit possible » (Favret-Saada 2009, p. 147). La « participation », dans ce sens, ne désignerait pas une posture de proximité. Cet éclairage par Favret-Saada nous amène à une certaine vigilance et nous conduit à soumettre à l’examen fin des situations concrètes de terrain la nature de notre travail avec les autres et les positions réelles que nous adoptons.

Par rapport à cette question centrale de l’observation (participante ou non), d’autres auteurs soulignent quelques biais possibles et suggèrent un changement de perspective : « la mise à distance des observés par des observateurs a souvent été exprimée en termes de regard. Elle aurait favorisé un éloignement et une objectivation propices à l’observation et à une compréhension d’autrui. Désormais la perception est relationnelle et s’appuie sur une proximité des corps » (Cerclet 2014, p. 55).

C’est à cette relation incarnée que fait référence une certaine conception de l’ethnographie, qui ne se résume pas à un ensemble de recueils de discours par le moyen des entretiens, ni seulement à des observations distanciées. Elle est une

« (…) démarche d’enquête, qui s’appuie sur une observation prolongée (…) adossée à des savoir-faire qui comprennent l’accès au(x) terrain(s) (se faire accepter, gagner la confiance, trouver sa place, savoir en sortir…), la prise de notes la plus dense et la plus précise possible et/ou l’enregistrement audio ou vidéo de séquences d’activités in situ. Le cœur de la démarche s’appuie donc sur l’implication directe, à la première personne, de l’enquêteur (…) en tant qu’il observe, en y participant ou non, des actions ou des événements en cours. Le principal médium de l’enquête est ainsi l’expérience incarnée de l’enquêteur » (Cefaï 2010, p. 7).

Cette relation incarnée du chercheur s’appuie de manière incontournable sur l’affection, élément-clé dans la relation d’enquête et dans le processus de connaissance (Favret-Saada 1990). L’idée que l’expérience de la relation d’enquête, l’affection, les liens et les attachements sont des mécanismes centraux dans l’émergence de la connaissance est désormais une idée acquise, mise en avant dans des travaux sur la réflexivité en anthropologie (Ghasarian 2002) (Leservoisier et Vidal 2008) (Althabe et Hernandez 2004) (Morovich 2014) ou dans des travaux sociologiques portant sur les attachements et la relation d’enquête (Callon 1999) (Hennion 2015).

Arrêtons-nous maintenant sur les perspectives qui adoptent la posture de réflexivité. Elles présentent un grand apport, celui de réintroduire des dimensions oubliées de l’enquête, et principalement l’expérience de terrain, en soulignant son importance dans la constitution de la connaissance du chercheur. Malgré ce grand avancement de la recherche, nous pouvons observer certaines limites de cette perspective. D’une part, l’accent mis sur la production de la connaissance du chercheur à partir de son expérience de recherche a pu entraîner un certain écueil narcissique, mis en avant par différents auteurs (Olivier de Sardan 1995) (Ghasarian 2002) (Morovich 2017), au détriment d’une focalisation sur les expériences et les élaborations partagées, ou sur les autres effets de l’enquête de terrain. Certains auteurs proposent un retour aux « sujets » de nos enquêtes (Callon 1999) (Morovich 2017), ceux avec qui nous choisissons de travailler et auxquels nous nous attachons, ceux qui importent finalement le plus dans l’enquête de terrain. Dans un cas comme dans l’autre, que l’on se focalise sur l’« objet » du chercheur ou sur les « sujets » (interlocuteurs de l’enquête), l’accent revient plutôt sur un terme de la relation ou sur un autre. Une autre perspective possible serait de travailler sur la dimension écologique de cette enquête, de ce qui émerge dans cette rencontre, des possibilités de « correspondances » (Ingold 2017), en observant que ces rencontres, résonances et transformations ne vont pas de soi, qu’elles peuvent advenir ou non.

Une autre limite des travaux portant sur la réflexivité repose à nos yeux sur le fait que tout en essayant de tenir ensemble les dichotomies dedans / dehors, insider / outsider, engagement / non-engagement ou proximité / distance, ces travaux les réitèrent. Ils reconduisent cette séparation entre le chercheur et le monde extérieur (son terrain), en concevant la réalité sociale (et de l’enquête) à partir d’une perspective à l’arrêt, d’une relation désengagée du chercheur avec le terrain, mis ainsi à distance. C’est un rapport de « connaissance sur » qui caractérise cette position. L’anthropologie écologique proposée, par exemple, par Tim Ingold (2000) (2011) (2017) adopte au contraire une position qui refuse, autant que possible, cette relation de mise à distance imposée de manière artificielle ; le chercheur est en temps réel dans un engagement (de prise, de contact et transformation) avec l’environnement qu’il étudie. À la lumière de cette perspective, la pratique scientifique s’intéresserait à la dimension « transformative » des milieux (sociaux et plus largement vivants), par les possibilités de rencontres et de création qui s’établissent au sein de ceux-ci.

Selon une approche écologique, la connaissance est perceptive et cette perspective rappelle des propositions anciennes de philosophes comme William James. L’auteur met en avant une forme de « connaissance par familiarité, par contact » ou par accointance (knowledge by acquaintance). Pour certains chercheurs qui ont commenté James, cette forme de connaissance est proche de la croyance ou de la foi perceptive de Merleau-Ponty (Galétic 2005, p. 13). James distingue la connaissance par accointance de la connaissance sur, de type conceptuel (knowledge about). Si l’auteur fait cette distinction entre ces deux types de relation cognitive et de processus de connaissance, la perception et la connaissance par accointance a pour lui une valeur intrinsèquement cognitive et la connaissance conceptuelle se fonde sur la croyance (Galétic 2005, p. 13).

Ces différentes perspectives présentées rapidement ici, qui ont toutes un rapport d’intention avec une approche de connaissance par proximité – même si leurs propositions et implications sont parfois divergentes, voire opposées – tracent un horizon large de directions de recherche vers lesquelles cette interrogation sur les connaissances par proximité pourrait s’orienter. Nous n’adopterons pour cette introduction aucune de ces perspectives en particulier, afin d’ouvrir le champ de réflexion vers ses multiples dimensions et de laisser les différents auteurs des articles communiquer avec l’une ou l’autre de ces perspectives. Notre intention est plutôt de revenir au point de vue expérientiel de l’enquête, en refusant de manière globale une position d’extériorité (à préciser selon les différents auteurs). C’est en partant des situations concrètes de recherche sur la rénovation urbaine, à partir de disciplines différentes et des expériences que ce travail a entraînées, que nous tenterons de qualifier a posteriori le sens que les connaissances par proximité ou par familiarité peuvent prendre et les implications de cette approche.

Une précision nous semble importante ici en ce qui concerne le terme de « proximité » que nous utilisons. Il ne s’agit pas de le comprendre dans le sens classique de la dichotomie proximité / distance, en pensant la proximité, selon la formulation de Berthoz (2010), comme une position de type « sympathique, de contagion émotionnelle » (Cerclet 2014, p. 57), excluant la possibilité d’une posture analytique distanciée. La relation de « proximité » implique intrinsèquement des pas à côté successifs, des sauts d’écart et de distanciation par rapport à sa propre position. Dans ce sens, la position de proximité est de type « empathique », plutôt que « sympathique », selon la distinction opérée par Berthoz (2010). La distance est constitutive de la proximité, cette dernière relève d’un mouvement permanent s’opérant par ces sauts d’écart qui interviennent par les relations d’échange avec les autres.

La lecture transversale de nos différentes perspectives de terrain et expériences de recherche sur la rénovation urbaine nous ont conduits à organiser notre réflexion autour de deux dimensions, que nous développerons dans les deux parties qui suivent : une première partie qui interroge, à partir de l’exemple de la rénovation urbaine, la notion de « contexte » de terrain et, au-delà, de contexte d’un quartier, d’un territoire, d’un projet urbain, etc. ; une seconde partie portant sur la nature du travail de recherche et de la connaissance de ces terrains.

Des chercheurs au contact du terrain. Le contexte comme environnement.

Quelques préliminaires.

Par nos regards croisés nous avons tout d’abord été amenés à réfléchir sur la notion de « contexte » du terrain, du quartier et du projet urbain. Dans le cadre de nos travaux sur la Duchère, ce contexte devait être à peu près le même pour nous tous et seulement nos analyses et points de vue devaient différer. Nous avons fait, au contraire, le constat d’une multitude de « contextes » comme points de départ et d’ancrage pour nos développements ultérieurs, le contexte étant lui-même le résultat d’une relation au terrain, le résultat d’une perception s’élaborant à partir d’un environnement précis d’enquête.

Le terme « contexte » est aujourd’hui largement utilisé pour parler des circonstances d’une action, comme si l’action pouvait être décrite tel un fait abstrait, détachable, isolé. Une action, une parole, peut alors être « hors contexte » ou au contraire « replacée dans (le, un, son…) contexte ». Pourtant cet emploi n’apparaît que vers la fin du 19e siècle, contredisant le sens premier du terme utilisé en droit et en linguistique, quand le contexte représentait une unité : unité de contexte, un ensemble constituant une totalité signifiante [4]. Le terme contexte est alors synonyme d’environnement, compris comme un ensemble dont on ne peut retirer une action sans risquer de ne plus la comprendre. Mais au début du 20e siècle, le terme « contexte » perd son unité et Saint-Loup, jeune officier d’état-major, dissocie l’ensemble des circonstances de l’événement produit (Proust 1920, p. 110). Le contexte devient alors géographique, culturel, historique, etc. Il se morcelle et permet aux actions de se désolidariser.

Plus proches de nous, Tim Ingold (2000) et Augustin Berque (1990) (2000) posent une réflexion autour de l’« environnement » et du « milieu », nous amenant à réfléchir autrement à la notion de contexte. Ces deux auteurs retrouvent l’indivisibilité du contexte comme ensemble d’éléments physiques autant que d’actions et d’idées. Dans ce sens, le terrain ne peut pas être pensé comme une extériorité, comme un « donné » déjà là. Au contact des éléments de cet environnement, le chercheur s’engage inévitablement, devenant ainsi partie prenante de ce contexte. Pour Tim Ingold, l’environnement se construit en relation avec ceux qui le regardent, et sa perception par l’individu est de manière inhérente le résultat de son engagement avec le monde, d’une position de proximité avec lui. Le chercheur est alors à considérer comme un « élément » (dans le sens de réalité fluide ou en devenir) du contexte, un élément sensible qui capte les informations sur un ensemble dont il fait partie de façon inéluctable.

Pour Augustin Berque (1990) (2000), le milieu rassemble l’intériorité et l’extériorité de l’être, lui permettant de questionner les liens entre l’analyse scientifique du monde physique et une réflexion métaphysique. L’approche philosophique du milieu d’Augustin Berque, la mésologie, est également une approche politique du monde, tentant de répondre aux questions de l’habiter au monde. L’approche mésologique construit un lien de réciprocité totale entre ce que nous appelons communément le contexte et le sujet, observé et observant.

Insister sur cette posture de proximité du chercheur, impliqué de fait, permet de renouveler les études sur la rénovation urbaine. Régulièrement taxés d’« erreur » urbaine, les projets urbains sont trop souvent décrits comme des entités autonomes dont chacun pourrait se soustraire, acteurs, chercheurs et habitants, chacun renvoyant la faute sur l’autre. Dans cette nouvelle optique, la recherche prend alors, et inévitablement, une couleur politique, le chercheur devient acteur et la connaissance elle-même devient objet politique, partie prenante d’un contexte très politisé qui est celui de la construction de la ville.

C’est dans cette optique qu’il s’agit de questionner le choix de nos objets de recherche, le choix des sujets auprès desquels nous menons l’enquête et auxquels nous décidons de nous « attacher » (Callon 1999), les outils et les dispositifs utilisés, ainsi que la nature du travail et de la connaissance produite. La construction de l’objet de recherche devient intimement liée à l’expérience globale du chercheur, aux environnements de l’enquête et de familiarité qui se composent à partir de sa présence avec les autres. Certains objets d’étude seront délibérément évités quand d’autres seront favorisés tout simplement pour permettre au chercheur de mener à bien sa recherche : écrire, publier…. Dans certains textes de recherche, notamment en anthropologie, discipline dans laquelle cette dimension de l’expérience de l’enquête est pourtant la plus affirmée, ces ajustements font l’objet de paragraphes entiers du document final ou, encore plus souvent, ils sont passés sous silence (Caratini 2012). C’est ce silence et ces zones d’ombre que nous questionnons ici.

Quelques questions concrètes se posent ainsi par rapport à nos démarches. En termes de dispositif de travail, comment le chercheur avance-t-il et par quels moyens agit-il ? Quels outils (méthodes, approches théoriques, dispositifs de travail) construit-il sur son terrain en fonction de la présence des autres, comment ces outils se transforment-ils et comment façonnent-ils à leur tour la perception de la rénovation urbaine ?

Nous nous interrogerons également sur la nature de la connaissance et du type de « travail » produit, et ce vers quoi elle engage dans ces contextes de rénovation urbaine. Comment pourrions-nous qualifier ces productions et effets de l’enquête ? Serait-elle de l’ordre des « données du chercheur », des affections et des liens construits, des apprentissages à faire (ou ne pas faire) ensemble ? Permettrait-elle de formuler des questions partagées, d’impulser certaines actions en particulier ?

Dans l’optique qui est la nôtre dans cette traverse, l’ensemble des opérations qui se déroulent à partir du dispositif de recherche (choix des objets, sujets, méthodes et concepts, connaissances et expériences) sont à considérer par rapport à cette notion de « contexte » ou d’environnement d’enquête de la rénovation urbaine.

Le contexte n’est pas une donnée objective : c’est un univers de relations, de rapports de force et d’actions, qui donnent chaire, orientent et construisent le ressenti du projet urbain. Nous pouvons le penser comme une expérience, et il convient alors de le traiter en conséquence, de dépasser la manière de le présenter comme une donnée qui va de soi, déjà là, indépendante de la présence du chercheur. Les différents écrits scientifiques (y compris les nôtres) commencent habituellement par une présentation du « contexte », du territoire comme contexte et comme réalité extérieure, posée ainsi pour montrer ensuite tout le travail d’analyse réalisé par le chercheur. Cependant, cette présentation du contexte, ce premier regard du quartier, décrit comme étant le « contexte », est déjà le fruit d’une perception, de premières relations sur le terrain, d’une expérience précédente à ce terrain, du choix de certaines sources en laissant d’autres à l’écart.

Présenter le contexte n’est pas le réduire à une partie, qui arrive au début du texte écrit, mais en déployer sa restitution (et son élaboration) sur un plan longitudinal, dans la continuité de l’article. L’intérêt de cette approche de connaissance par proximité est ainsi de revenir amplement sur cette question des environnements de l’enquête et de leur mode de constitution. À leurs élaborations participent, certes, des éléments déjà posés, des opérations, des intentions et injonctions (qui ne seront d’ailleurs jamais définitives), mais aussi d’autres éléments, des croisements parfois inattendus qui orientent d’une certaine manière le fil des événements et des expériences.

La rénovation urbaine : d’un contexte à un environnement urbain de recherche ?

Envisager la rénovation urbaine comme un environnement de recherche au sein duquel le chercheur est entièrement impliqué permet de s’écarter de la notion de contexte, trop associé à l’extériorité du chercheur. La présentation du programme de l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine permet de mesurer l’importance pour le chercheur de se sentir à la fois intérieur et extérieur, partie prenante du mouvement de fond de la politique de la ville :

« Depuis 10 ans, le Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) mobilise acteurs publics et privés, élus, services de l’État, partenaires sociaux, organismes HLM, habitants…

Objectifs : requalifier plus de 500 quartiers partout en France et apporter une réponse à 4 millions d’habitants, en métropole et Outre-mer, là où les conditions de vie étaient particulièrement difficiles.

Principes : rénover et améliorer le cadre et les conditions de vie des habitants, offrir un nouvel environnement pour travailler et des espaces pour vivre, faciliter l’accès et l’ouverture du quartier. (…)

La réussite du Programme repose essentiellement sur une démarche partenariale qui se traduit par des projets portés par les élus fortement investis, des associations d’habitants aux côtés des acteurs de terrain, organismes HLM, services de l’État…

Aujourd’hui, les résultats sont visibles sur l’ensemble du territoire : les quartiers sont profondément transformés, de nouveaux logements et de nouveaux équipements ont été construits ou rénovés (écoles, parcs, médiathèques, etc.), mais aussi de nouveaux commerces ou activités d’entreprise. Les quartiers sont désormais mieux connectés au reste de l’agglomération, avec de nouveaux moyens de transport, et l’emploi y est dynamisé » [5].

Ces quelques lignes suffisent pour anticiper la majorité des difficultés rencontrées sur le terrain par les chercheurs.

Les projets de rénovation urbaine sont menés sur des temps longs, difficilement compatibles avec les temporalités de plus en plus courtes des projets de recherche. Les chercheurs arrivent sur un territoire où l’histoire du projet lui-même est déjà largement écrite et où rien n’est abouti lorsqu’ils doivent repartir. Peu de chercheurs ont la chance de suivre l’intégralité d’un projet urbain, comme on pourrait le faire, dans un domaine proche, en architecture, où les délais entre les prémices du projet et la livraison du bâtiment tiennent dans le temps d’un ANR.

Les quartiers désignés par la géographie prioritaire, au sein desquels la politique de la ville développe ses outils et ses moyens, sont jugés difficiles et, de ce fait, ont déjà tous fait l’objet d’investigations et d’études de la part, au minimum, des collectivités locales et, au maximum, de journalistes, de plusieurs chercheurs, etc., qui souhaitaient analyser le « mal-être des banlieues ». Parfois les populations connaissent un effet de saturation par rapport à ces sollicitations multiples. Le cas de la Duchère est représentatif de cette problématique, comme le montre Catherine Foret (2004) par exemple, à partir des projets artistiques et mémoriels menés dans le quartier. L’accès au terrain pour le chercheur devient encore plus difficile dans ces contextes.

Les projets de l’ANRU proposent une « démarche partenariale », impliquant de très nombreux acteurs qui s’intéressent à un quartier qui semblait plutôt délaissé auparavant. Ce changement ne fait qu’augmenter la liste des transformations à venir pour les habitants et les usagers du quartier : démolitions, reconstructions, rénovation des espaces publics, fermetures d’anciens commerces, construction de nouveaux équipements, ouverture de nouveaux commerces, départ d’une grande partie des habitants, arrivée de nouveaux habitants, etc. (Deboulet 2006). Ces transformations sont massives et le projet urbain a des implications économiques et sociales très fortes. Lorsqu’un chercheur arrive au milieu de cette tempête, il s’abrite derrière des méthodes bien rodées ou quelques théories vite érodées par le terrain. L’enquête prend une force d’expérience personnelle autant que professionnelle.

Le chercheur s’inscrit plus au moins au cœur du tourbillon, ou en bordure, choisissant d’observer des objets très précis, et cela aussi en fonction du cadre initial de la recherche (auto-commande, contrat de recherche, convention CIFRE, contrat doctoral…).

Ce contexte de la rénovation urbaine, dont nous venons de présenter quelques éléments, devient un objet privilégié du chercheur, bien que questionné de façon différente par chaque discipline. Cependant, cette notion de contexte et le sens qu’on lui attribue se doit d’être interrogée. Le contexte ne peut pas être considéré uniquement comme un rassemblement d’éléments donnés, déjà là, et sa compréhension comme la prise en compte a priori de l’ensemble des données. Le contexte résulte plutôt d’une perception et mise à l’épreuve, à partir des situations concrètes dans lesquelles évolue le chercheur. Autrement dit, plutôt que d’être un élément de base, existant en soi-même, il est chaque fois rejoué et constitué en situation. Les éléments constituant ce contexte ne sont pas des données en soi, fermées, mais des développements qui résultent des mises en relations avec les autres éléments (Ingold 2011, p. 69-70).

Pour éviter de retomber dans le sens habituellement attribué au contexte, celui de réalité extérieure au chercheur, nous proposons de le remplacer ici par la notion d’environnement, dans le sens plus ingoldien que nous avons évoqué précédemment. Il s’agirait ainsi, à travers cette traverse, de tenter de saisir les différents environnements d’enquête de la rénovation urbaine, à partir d’une pluralité des disciplines.

Nous avons fait l’expérience de la rénovation urbaine à travers des situations de forte mise à l’épreuve de la démarche scientifique, de tensions et de difficultés à mener l’enquête. D’une part, la saturation des habitants est forte face aux demandes de recueil de mémoire, d’actions artistiques, de dispositifs de participation. D’autre part, les tensions et rapports de force ressentis entre différentes catégories d’acteurs et entre les multiples acteurs sont importants. Enfin, les acteurs eux-mêmes subissent les trop nombreuses recherches menées sur le terrain, en sus des projets difficiles à mener auxquels ils doivent faire face. Plutôt que de mettre en avant l’idée que les chercheurs arrivent dans un contexte de tensions qu’il s’agit d’ethnographier et d’analyser comme un objet mis à distance, certaines interventions montreront comment le dispositif de recherche lui-même devient le lieu d’expression et de renforcement de cette dimension conflictuelle de la rénovation urbaine.

La Duchère, 2015. Le jour de la démolition de la barre 230. Photographie : Laëtitia Mongeard.

Les connaissances hybrides de la rénovation urbaine.

Une autre dimension sur laquelle nous avons porté notre attention et qui a retenu nos lectures transversales a été la nature de la connaissance et des productions de nos différentes enquêtes sur la rénovation urbaine.

La connaissance par proximité : une approche incontournable en contexte de rénovation urbaine.

Les différents environnements de recherche dans lesquels nos enquêtes ont évolué ont mis en avant des difficultés particulières pour mener notre travail et ont amené à des choix et sensibilités spécifiques qui ont orienté l’enquête. Comme un effet de ces situations et expériences d’enquête, nous avons plus ou moins tous adopté une approche de connaissance par proximité, dans des sens multiples et à différents degrés, comme le montreront les différents articles présentés ici. Nous nous posons la question de savoir si les contextes de rénovation urbaine infléchissent la boîte à outils et à compétences du chercheur, s’il y a des méthodes, des positionnements, des formes d’écriture et de restitution particulières sur ces terrains. Enfin, nous nous interrogeons sur les effets de ces dispositifs de recherche sur ces terrains-là.

Nous avons fait le constat que la rénovation urbaine était un terrain de recherche difficile en termes de positionnement, dû notamment aux tensions dans le quartier, lesquelles polarisaient souvent les relations : entre les acteurs produisant les démolitions et les acteurs les subissant, entre les « bons » et les « mauvais ». Cette dimension a été très présente dans le cas de certains articles réunis dans cette traverse, autant du point de vue du sociologue que de l’anthropologue ou de l’ethnologue, très au contact avec les acteurs du quartier, en particulier les habitants. Ce contexte de tensions dans le quartier a amené à adopter inévitablement, au fur et à mesure de l’enquête, une proximité avec certains acteurs par rapport à d’autres, influençant d’une certaine manière non seulement les choix de recherche (notions, méthodes, analyses, choix du public d’enquête, dispositifs de travail, etc.) mais aussi le sort d’une telle démarche scientifique sur ces terrains-là, voire la place de nos disciplines et les possibilités de communication entre nos disciplines et les acteurs de la rénovation urbaine.

À la lumière des expériences d’enquête, le fait d’adopter une démarche de proximité suppose d’accepter et suivre les implications du fait que toute forme de connaissance résulte d’un mode de relation, qu’elle est ainsi le résultat d’une perception. Le chercheur ne peut pas être un observateur extérieur, mais il est présent à ce qu’il étudie et la connaissance produite est le fruit de l’expérience vécue. Ce positionnement ne relève ni d’une moralité de type militant ou d’une posture normative, il est le fruit du déroulement d’une enquête, et le cas de la rénovation urbaine est un terrain saillant pour l’observer. La question de l’attachement (et du détachement), compris ici comme « technique collective pour se rendre sensible aux choses » (Hennion 2009, p. 55) ou comme médiation qui fait émerger un mode de familiarité avec l’environnement (Botea et Rojon 2015), est un des régimes d’effectuation de l’enquête et de production de la connaissance.

Au-delà de cette dimension d’attachement, le choix de doubler sa posture de chercheur par la position d’habitant apparaît comme un choix inhérent, qui s’impose à certains chercheurs comme une manière « de proximité », ouvrant accès au terrain, à l’espace d’expérience et de représentation de la rénovation urbaine.

De manière plus générale, l’ensemble des recherches présentées ici ont déployé des méthodes spécifiques, plus proches de l’ethnographie (alors que les auteurs ne viennent pas forcément des disciplines qui privilégient cette démarche, comme l’anthropologie ou la sociologie). Cette méthode a pour spécificité d’engager plus fortement le chercheur dans des rapports sensibles. Certains auteurs ont ainsi mobilisé une autre identité professionnelle, permettant d’être plus qu’un chercheur observant, ou bien ils ont fait le choix de se rapprocher d’un certain groupe d’acteurs. Cette spécificité apparaît en creux lorsque des méthodes ethnographiques sont mobilisées sans être incarnées, et elles produisent alors une connaissance ne relevant pas de la connaissance par proximité.

Les connaissances et les productions de nos enquêtes ont pour la plupart un caractère « hybride » : observations et données « factuelles », concepts, récits d’expérience, photos et dispositifs mémoriels, moments collectifs d’apprentissages, élaboration de questionnements partagés, etc. Si nous pouvons observer que le travail du chercheur et ses productions scientifiques ne sont pas seulement de l’ordre des « matériaux » recueillis, comment se déroule alors ce processus d’enquête et comment penser l’écriture et la restitution en contexte de rénovation urbaine : quoi écrire et restituer, et comment ?

Le carnet de terrain utilisé par nous tous, malgré nos disciplines différentes, consigne les observations, des éléments factuels ou des bribes de conversation, mais aussi tout ce qui permet de situer ces aspects et paroles dans un contexte : qui parle, en présence de quelles personnes, dans quel lieu, etc. Certains des contributeurs soulignent des dimensions de l’expérience de l’enquête de terrain, ce que le chercheur a perçu en lieu ou en une situation donnée, mais aussi plus largement les environnements d’attachements et d’action des enquêtes de terrain, et ces matériaux produisent un type de connaissance particulière sur le quotidien de la rénovation urbaine.

Outre des productions courantes dans la recherche, telles que les entretiens retranscrits ou les questionnaires complétés, ou encore des élaborations plus conceptuelles, les écrits scientifiques prennent parfois des formes plus descriptives et narratives, dans lesquelles le chercheur peut être présent, ce qui n’est pas courant dans les écrits scientifiques de toutes les disciplines auxquelles nous appartenons. Ces matériaux sont relativement propres aux méthodes d’observation et ethnographiques.

Il est intéressant d’observer que toutes les recherches abordées ici ont conduit à la production de photographies. Ces images ont une forte fonction de notation, venant compléter l’écrit et affirmant encore l’enjeu de la perception du chercheur : la photographie permet de restituer en partie ce que le chercheur a vu, au-delà de faits, dans un contexte urbain particulier. La photographie est, pour certains d’entre nous, un mode d’approche possible du terrain, lorsque le contact avec les enquêtés n’est pas chose aisée.

Les récits, chroniques, archives ou photographies sont autant de formes répondant à une volonté de restituer l’expérience vécue d’une part, constituant la connaissance de ce quartier elle-même d’autre part.

Des dispositifs pour faire trace (ou « contre-trace ») en contexte de mutation.

Quelle est finalement la valeur de ces productions et formes d’écriture scientifique en contexte de rénovation urbaine ? Et comment les regarder alors que plusieurs années se sont écoulées depuis nos expériences de recherche ?

Le recours à la photographie dans un contexte de rénovation urbaine menant à la disparition de lieux et de bâtiments par leur démolition prend un sens particulier ici : au-delà de la documentation et de la prise de note, il s’agit de garder en mémoire. La multitude des dispositifs de médiation produits qu’il s’agit d’observer ici (dispositifs d’archives, photographies, documentaires radiophoniques, expositions, balades urbaines, récits de visite) permettent de faire trace d’un état donné de la ville, de la population d’un lieu, de ses bâtiments, alors même que le quartier est en mutation. Pourrions-nous penser ces matériaux plus particulièrement comme des « contre-traces » des grands ensembles, comme le propose certains auteurs de cette Traverse ? Ces « contre-traces » compenseraient un déséquilibre dans la production des données et des récits de la rénovation urbaine, essentiellement effectuée par les acteurs politiques et techniciens urbains, qui orientent dans une certaine direction les récits de la rénovation urbaine. S’appuyant sur la description des expériences et des espaces vécus de ces grands ensembles, nos textes et nos productions peuvent être pensés comme des témoignages, des documents historiques et des archives de la vie des quartiers populaires. En outre, nos contributions apportent des éclairages et des supports d’archives sur les croisements et les rapports de force entre science et politique urbaine par une ethnographie de la présence et des implications des dispositifs scientifiques dans le quotidien des acteurs du quartier, agents de la rénovation urbaine ou résidents.

Une élaboration collective et publique de la connaissance.

Bien que basées sur l’expérience vécue, les connaissances par proximité ne sont pas pour autant les connaissances d’un individu distinct, et encore moins du chercheur. Au contraire, les articles présents permettent de voir des modes de production de la connaissance avec les autres, et parfois sans certains. Ces « autres » sont les autres chercheurs, comme le souligne le cas de nos recherches à la Duchère, mais aussi des acteurs du quartier.

Les chemins d’élaboration de cette connaissance peuvent être regardés à partir de plusieurs scénarios, comme le montrent les démarches des contributeurs de cette traverse.

Il s’agirait tout d’abord d’une démarche « classique » de construction de la connaissance et de sa restitution. Une première proposition de lecture fait suite à l’expérience et aux analyses du chercheur. Ensuite, la production de documents vise à restituer, puis à confronter cette expérience et sa transmission. Cette dernière peut elle-même prolonger le chemin de production de la connaissance par les réactions suscitées.

Cependant, dans ces contextes de rénovation urbaine, parfois difficiles d’accès, ce scénario conventionnel de nos disciplines est souvent mis à l’épreuve et ne peut pas être le seul envisagé. La volonté d’échange et de partage, lorsqu’elle n’est pas prise dans des relations de familiarité construites par une démarche d’immersion, peut se trouver heurtée à la sur-sollicitation d’un terrain de recherche, à des habitants fatigués de raconter et de partager. Ce partage de la construction de la connaissance est un point d’ombre des travaux sur la réflexivité, qui souvent s’arrêtent à la question de la production de la connaissance par le chercheur lui-même sans questionner son travail en lien avec les autres, avec les habitants, les acteurs, les passants [6].

D’autres contributeurs mettent en avant une production conjointe de la connaissance à partir de l’expérience du chercheur mêlée à celles des personnes « enquêtées ». Des modes différents de démarches engagées avec les acteurs de l’enquête peuvent finalement avoir un impact très variable auprès de ces derniers. Les enjeux de visibilité de nos disciplines auprès de nos interlocuteurs et dans les politiques urbaines tiennent en grande partie à ces modes de production de la connaissance et à ces pratiques de restitution. Les démarches de connaissance par familiarité, avec une « restitution » pensée en temps réel, démarrant au début de l’enquête, assurent des possibilités élargies dans ce sens pour nos disciplines.

Les démarches de « connaissance par familiarité » ne peuvent pas être conçues autrement que dans un processus de co-production. Montrer des photos prises par le chercheur-habitant à ses interlocuteurs, continuer l’enquête en utilisant le média radiophonique, etc., sont autant de modalités d’interactions fortes et itératives avec le terrain. Dans ces conditions, les observations et les paroles construites lors de ce processus d’enquête participent finalement à l’élaboration d’un sens partagé de la ville, des préoccupations communes et des « problèmes publics » (Dewey 2010), par des dispositifs autres qu’académiques.

Ces dispositifs sont d’ailleurs nombreux, comme nous l’avons mentionné précédemment, pouvant prendre parfois la voie d’actions socio-culturelles et se déployer par un travail avec des structures de proximité du quartier ou bien des espaces d’échanges radiophoniques. Ces « sphères » hors-académie n’ont toutefois pas fonction de lieux de vulgarisation de la recherche. Bien plus que des lieux de restitution, elles constituent un lieu de plus de production de la connaissance-expérience de la rénovation. Ce sont des espaces de médiation par lesquels sont mises en dialogue et s’élaborent des connaissances partagées, intégrant des formes d’impact – des lieux qui prolongent les connaissances de type conceptuel et académique.

Le recours à des compétences pluri-professionnelles.

Comme nous venons de le voir, les connaissances-expériences de la rénovation urbaine s’élaborent dans des sphères multiples et pluridisciplinaires, et elles supposent parfois des pluri-compétences, y compris pluri-professionnelles. À partir d’une diversité d’espaces d’action et de compétences, le chercheur se crée une place à part, fait émerger des modes de lien et de connaissance privilégiés, selon un régime de familiarité.

Les travaux de plusieurs chercheurs et l’exercice même de cette traverse nous amènent à observer et à nous interroger sur les modes d’élaboration des connaissances conjointes : pluri et inter-disciplinaires et pluri-professionnelles. Comment, par exemple, se croisent et s’élaborent ensemble des démarches sur le terrain de la rénovation urbaine entre géographie, anthropologie, sociologie et urbanisme ? Comment les méthodes puisent-elles dans différentes disciplines ? Nous avons pu observer que le contexte problématique de la rénovation urbaine amenait les chercheurs à adopter une démarche de connaissance par proximité et des méthodes plus proches de l’ethnographie ou de la photographie. Au-delà de l’interdisciplinarité, plusieurs articles posent la question du pluri-professionnalisme comme dimension des terrains d’action et de connaissance de la rénovation urbaine et des modes d’augmentation réciproque des compétences scientifiques et journalistiques. Le retour fait sur la dimension historique de la sociologie appliquée à la rénovation urbaine met en évidence les développements conjoints entre sociologie et urbanisme.

Quelques apports et perspectives.

Se focalisant sur des démarches de connaissance par proximité et par familiarité, une zone d’ombre dans les études de la rénovation urbaine, cette traverse apporte de nouveaux éclairages sur ce phénomène en contexte français, lesquels nécessitent d’être prolongés à d’autres contextes internationaux. Cette démarche ne doit pas être réduite à des choix méthodologiques, elle a des implications épistémologiques et pratiques, si ce n’est politiques, quant aux enjeux de nos disciplines et leurs possibilités de participation aux transformations sociales. À travers des lectures transversales de nos différentes expériences de recherche sur les terrains de la rénovation urbaine, nous avons tiré plusieurs fils de lecture et questionnements qui mériteraient d’être prolongés et d’enrichir cette réflexion sur les connaissances par proximité, par l’étude d’autres contextes de la rénovation urbaine en dehors de la France, ou d’autres phénomènes urbains.

Un intérêt de cette approche nous est apparu lors de notre première rencontre autour de la Duchère. Alors que nous pensions naïvement que la succession de nos recherches sur ce même quartier permettrait de retracer, en filigrane, l’histoire du projet urbain et les transformations du quartier, nous fîmes le constat, en rédigeant cette introduction, que chaque chercheur avait entendu de multiples récits sur ce projet urbain. Bien plus, malgré la connaissance produite par nous-mêmes, chacun racontait le projet urbain différemment. La connaissance par proximité déployée en réponse à une situation critique, consciente et formulée ou non, met en évidence que la rénovation urbaine est un objet d’étude faussement objectif ou objectivable, sans être non plus « subjectif ». Au contraire, il émerge et a la qualité des environnements d’enquête particuliers. Cette traverse en ajoute d’autres, et est l’occasion de produire de nouveaux récits, interprétations et problématisations de la rénovation urbaine, elle ouvre vers de nouveaux cadres de recherche issus de cette collaboration et relance, nous l’espérons, des espaces de débats et d’action dans les quartiers.

La rénovation urbaine appelle alors le croisement de regards, de compétences et de dispositifs multiples pour décrire dans leur complexité les projets en cours, dépassant d’une part la communication officielle trop bruyante et d’autre part les histoires individuelles, parfois trop singulières et trop invisibles pour pouvoir mettre en avant ou composer des histoires collectives.

Penser la rénovation urbaine comme environnement d’enquête permet d’insister sur la nécessaire pluridisciplinarité des études urbaines, ainsi que sur la dimension collective de cette « enquête », une enquête élargie dans le sens deweyen, menée par des acteurs scientifiques, par d’autres acteurs professionnels de ces quartiers et par les experts du quotidien, les habitants ou les usagers.

 Cette traverse centrée sur des démarches de connaissance par proximité met en avant l’importance des sciences sociales au sein des sciences de la nature et de l’environnement. Si le chercheur est entièrement engagé dans l’environnement qu’il construit, si le contexte est indissociable de l’action étudiée, alors les sciences sociales, au sein desquelles la description fine de l’enquête et de ses modalités est fondamentale, sont à relier étroitement aux sciences de la nature qui contribuent à décrire l’environnement tel qu’il se présente et évolue dans ses dimensions physiques et matérielles. Notre approche insiste sur la richesse de l’interdisciplinarité, du croisement des points de vue et, au-delà, d’une communauté de recherche unie. Un grand défi de l’interdisciplinarité sur ces terrains urbains se situe à ce niveau d’élaboration conjointe entre sciences sociales, sciences de la nature et de l’environnement, ainsi qu’ingénierie urbaine.

Enfin, une autre réflexion peut se poser concernant les apports des travaux sur la rénovation urbaine aux études de la ville. Mettent-ils en avant de nouvelles manières de faire la ville, de la saisir et de la comprendre ? Nous ne poserons ici que quelques éléments d’ouverture pour cette réflexion, à partir de la perspective qui a été la nôtre pour cette traverse.

Le nombre important d’études sur la rénovation urbaine met en lumière un nouvel espace de recherche récent dans les études sur la ville, à l’appui de financements publics et d’une demande d’expertise en sciences sociales, enrichissant les espaces de recherche et d’action sur les phénomènes urbains. Ces travaux ont renforcé des thématiques de recherche plus anciennes en France, comme la participation, la mémoire ou l’habitat, et en ont exploré d’autres, comme la mixité sociale, la gentrification, la fabrication de la ville ou les écologies urbaines. Les contextes difficiles et complexes de la rénovation urbaine sont liés à des enjeux politiques et économiques forts, ainsi qu’à des questions de gestion politique de l’habiter, du « cohabiter » et des flux des populations. Par les effets d’inégalités et de tensions que la politique de rénovation urbaine engendre parfois, ces contextes de recherche sont exemplaires d’une mise à l’épreuve du chercheur et de ses démarches. Notre constat, à la lumière de cette traverse, est que la pratique de la recherche sur la rénovation urbaine nous amène à repenser nos méthodes, mais aussi la pratique de nos disciplines elle-même, avec un penchant non pas exclusif mais incontournable vers des démarches de connaissance par proximité, sous ses différentes approches et implications. Nous pouvons ainsi remarquer une présence croissante de ces méthodes, en particulier l’ethnographie en anthropologie et en sociologie mais aussi au-delà, avec notamment des modes d’emploi plutôt intuitifs parmi des disciplines comme la géographie ou l’urbanisme. Les implications réelles de ces méthodes vont dans le sens d’une reconnaissance des démarches de connaissance sensible, s’inventant et se précisant en temps réel dans les relations engagées avec un environnement mouvant, tout en prenant appui sur des compétences et méthodes scientifiques sortant elles-mêmes renouvelées de cet exercice.

Les recherches sur la rénovation urbaine sont l’occasion de faire le constat d’une nécessaire évolution de la manière de concevoir nos « informateurs » et « sujets » d’enquête, qui deviennent de possibles « collaborateurs » (Bensa 2010) ou co-enquêteurs dans des démarches « coopératives », comme le proposait par exemple Isaac Joseph (Cefaï 2007) (Breviglieri et Stavo-Debauge 2007). Il convient aussi d’engager une relation avec nos interlocuteurs au-delà des positions classiques d’autorité du chercheur (Clifford 1983), d’extériorité, voire de réflexivité, la concevant plutôt comme une expérience, comme une relation donnant-donnant, qui s’établit à partir des « correspondances » (Ingold 2017) et des familiarités générées par les environnements d’enquête. Dans cette optique, la rénovation urbaine peut nous amener à repenser non seulement les méthodes et pratiques de nos disciplines, mais leur sens même et leurs finalités. Annonçant des démarches de proximité désormais incontournables, les études de la rénovation urbaine pourraient constituer des moments marquants dans l’histoire des études urbaines, confirmant des propositions déjà engagées dans ce sens, mais plutôt marginales à leur époque : les recherches urbaines menées en sociologie ou en anthropologie, sous la direction de Jean Métral, sur les « liens sociaux » (Métral 1997), celles, autour d’Isaac Joseph, sur la question des usagers et usages de la ville [7] et, enfin, les contributions autour des questions mémorielles dans le cadre des programmes interministériels « Cultures, villes et dynamiques sociales » (Bruston 2005). Les cadres politiques de ces recherches n’ont pas été les mêmes qu’aujourd’hui. Les études actuelles sur la ville, et en particulier de la rénovation urbaine, se caractérisent par des démarches de recherche plus atomisées et éparpillées, un constat que nous avons fait par rapport au territoire de recherche de la Duchère, d’où a émergé la volonté de cette démarche collective.

Résumé

Ce dossier propose une analyse pluridisciplinaire des transformations urbaines, et en particulier de la rénovation urbaine, sous l’angle d’une démarche de connaissances par proximité ou par familiarité. Nous souhaitons regarder la rénovation urbaine comme un espace de ressources, de liens, d’actions, de catégories et d’univers cognitifs à l’instauration desquels le chercheur participe, aux côtés d’autres acteurs de terrain. Cette perspective d’analyse, qui situe le chercheur au milieu des acteurs de terrain, est quasiment absente des études sur la rénovation urbaine en France, malgré la profusion de ce champ de recherche. Ce dossier est né d’une rencontre « post-enquête » entre chercheurs de disciplines diverses qui ont mené, à des temps différents, des recherches sur un terrain surinvesti, le quartier lyonnais de La Duchère. Qu’ont éprouvé de commun ou de différent ces chercheurs quant au mode de relation au terrain, à l’objet ou aux interlocuteurs de l’enquête ? S’appuyant initialement sur des études de cas relatives au quartier lyonnais de La Duchère, cette traverse prolonge ces réflexions sur d’autres terrains.

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Notes

[1] Chiffres que l’on peut retrouver ici.

[2] Parmi les exceptions à cette posture d’extériorité, nous pouvons noter, en anthropologie, Morovich (2017) et, en géographie, les travaux de Olivier Dubuquoy, relatifs aux pratiques de lobbying et de désinformation de différentes industries extractives et aux lobbies de la valorisation des déchets toxiques – voir le film documentaire de Dubuquoy et Laetitia Moreau, Zone rouge (2017).

[3] La distance est ici telle que la plupart des rapports ne sont pas signés, n’ont pas d’auteurs désignés autres que les institutions commanditaires : la cour des comptes, le CES de l’Anru (Comité d’Evaluation et de Suivi de l’Agence nationale de la rénovation urbaine).

[4] Voir l’entrée « contexte » dans le Trésor de la langue française informatisé, que l’on peut consulter ici.

[5] Extrait du Programme National de Rénovation Urbaine, disponible en ligne ici.

[6] On peut retrouver cette dimension dans les encarts de remerciements.

[7] Voir, par exemple, l’ouvrage sous la direction d’Isaac Joseph (1999).

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