Capacités spécifiques des individus* nécessaires pour accomplir et assumer leurs actes spatiaux*.
La spatialité, c’est- à- dire, fondamentalement, l’activité permanente qui résulte de l’existence de la séparation et des distances, est essentielle. L’homme (au sens générique de l’espèce, quel que soit le genre dans lequel il s’incarne et s’expose) spatial est ainsi mué par une sorte de nécessité : celle de se projeter sans cesse dans l’aventure de l’acte spatial, acte couvrant tout le spectre des activités humaines qui, presque toutes, quelle que soit leur échelle, confrontent l’individu à l’épreuve de l’espace.
Sans nul doute, les faits de distance imposent des stratégies et des actions spécifiques aux opérateurs sociaux qui construisent contextuellement des arrangements spatiaux de réalités. Les acteurs humains recherchent ainsi, en permanence, la maîtrise spatiale : c’est- à- dire garantir par leur spatialité leur capacité à se placer de manière à ce que leurs actes soient suivis des effets désirés et que le contrôle de leur action et de son milieu soit toujours possible. Il va de soi qu’il s’agit là d’un idéal, qui ne laisse pas d’être contredit pas le désir équivalent des autres acteurs – et l’appel aux systèmes normatifs dans les situations d’interaction s’explique par la nécessité pour chaque individu d’assurer sa maîtrise en se référant à une règle « objective » censée le protéger des prétentions d’autrui. Cette maîtrise se fonde sur des capacités cognitives et pratiques (donc donnant la possibilité d’appréhender une réalité et d’y agir) : les compétences élémentaires de la spatialité, toutes complémentaires et appariées. La maîtrise spatiale suppose :
1. Une compétence métrique, c’est- à- dire une capacité à maîtriser les manières de mesurer les distances. Cette compétence essentielle permet à chaque acteur de discriminer le proche et le lointain et d’évaluer la bonne distance à conserver entre soi et les autres réalités sociales – puisque la spatialité des humains se déploie toujours à partir de la personne et de son corps, référence spatiale première, matricielle) et de la conception que chacun possède de sa position optimale par rapport à ce qui l’entoure. Ne pas savoir trouver la bonne distance est un handicap social majeur et les disputes spatiales comportent toujours des débats sur la bonne distance. Une grande part de l’énergie des individus en société est consommée dans la régulation de la distance et en particulier dans le jeu que chaque acteur instaure entre rapprochement et distanciation et dans la gestion du régime acceptable des proximités.
2. La compétence métrique permet, dans et pour la pratique, de pouvoir et savoir disposer convenablement les réalités sociales en une configuration où celles- ci sont à distance relative convenable les unes des autres, occupent donc leurs bonnes places – ce que l’on peut nommer la compétence d’emplacement. Trouver pour soi, les autres, les objets, la bonne place constitue une activité sociale essentielle, qui ne connaît jamais de cesse. Elle est au coeur de la définition de la moindre offense spatiale – c’est- à- dire du sentiment qu’un acteur possède de ne plus contrôler les distances et d’être victime d’une intrusion qui mérite réparation. L’intrusion se manifeste pour un individu lorsqu’il estime que sa place légitimement occupée n’est pas respectée par un opérateur quelconque. Elle va de pair avec l’offense d’exclusion, qui consiste à penser que l’on est exclu d’un espace où l’on estime avoir quelque droit.
3. Il existe aussi une compétence de parcours. Il s’agit des capacités que possède un individu pour composer et assurer un itinéraire. Cette compétence, depuis toujours essentielle pour l’être humain, prend une importance encore plus décisive dans nos sociétés urbaines de mobilités.
4. L’inflation des limites spatiales et le caractère de plus en plus impératif de les respecter pousse à considérer que la compétence de franchissement acquiert une importance décisive. Elle rassemble l’ensemble des techniques et habitudes que nous avons acquises et qui permettent à tout un chacun de franchir (ou de tenter de franchir) les sas, les seuils, les frontières, les portiques de sécurité, les limites de toute sorte qui désormais ponctuent nos vies quotidiennes.
5. La maîtrise spatiale consiste également à jouir d’une double capacité : celle de découper l’espace en unités élémentaires pertinentes et celle complémentaire de délimiter, de poser des limites spatiales entre les différentes entités discriminées (compétence de découpage et de délimitation). L’espace des sociétés contemporaines devient d’ailleurs de plus en plus marqué par la multiplication des découpages et des limitations, ce qui donne une importance particulière à la question de la transpatialité.
6. Enfin, maîtriser l’espace, c’est aussi être capable de discriminer le petit du grand, donc d’appréhender la taille absolue et relative des objets spatiaux. Il existe ainsi une compétence scalaire, qui complète les précédentes. Il s’agit de ne pas oublier que l’espace est toujours ressenti par un acteur en raison de la taille des réalités vécues. Les paysages de l’Ouest américain doivent une grande part de leur pouvoir de séduction à leur immensité, qui éclate même sur l’écran des films qui les mettent en scène. À l’inverse, les espaces d’alcôves, de boudoirs, les jardins rassurants, les ruelles d’un vieux village attirent par leur rassurante petitesse.
Ces compétences ne sont pas forcement objectivées par les acteurs spatiaux, certaines restent même infra- conscientes. On mentionnera ainsi toutes les routines, les actes qui ne parviennent pas vraiment à la conscience objective, à toutes les pratiques machinales, si fréquentes par exemple dans l’expérience des déplacements au quotidien (qui n’est pas arrivé à son travail sans avoir réalisé le parcours emprunté, escamoté par l’habitude ? et l’on s’aperçoit alors que l’on a « songé à autre chose » tout au long du trajet), ou encore dans les moments d’attente et de franchissement, ou encore dans les fonctionnements domestiques. Mais dans ces manifestations aussi, la spatialité est un art de faire avec l’espace (De Certeau, 1980), une expérience constitutive de l’humain en général et de chaque humain en particulier.