Des sujets de l’habiter.
La construction de la consommation de drogue dans l’espace public comme un problème urbain depuis les années 1970 repose en grande partie sur la figure de « l’habitant·e » [1], elle-même construite à la fois par l’action publique (Anquetin et Freyermuth 2009) et par des groupes de résident·es organisés. Cette figure est utilisée pour mener la lutte contre la consommation et le trafic visibles, en particulier par les institutions de lutte et de prévention de la délinquance (comme les CLSPD [2]). Ces habitant·es sont souvent entendu·es par exemple lors de rencontres ou de réunions de quartier, lors desquelles les autorités locales sont interpellées. Il leur est demandé d’éradiquer le problème, c’est-à-dire d’évincer les personnes dont les consommations de substances illégales « troublent l’ordre public » – comme le 20 août 2020 à la maison de quartier Urbanstrasse à Berlin, où les voisin·es présent·es n’eurent de cesse de demander plus de présence policière et l’éloignement ou l’emprisonnement des fautifs. La légitimité de ces habitant·es à participer au débat local est acquise en tant que sujet politique et en raison de leur résidence – il s’agit d’une véritable place, à la fois spatiale, sociale et économique, conquise dans le marché immobilier urbain. Une des figures antagoniques aux habitant·es est celle des usager·ères de drogue marginalisé·es, qui sont considérées comme source de nuisance, de danger et de trouble à l’ordre public. Tout comme les mendiant·es ou itinérant·es, sans résidence, avec une présentation de soi déroutante pour la majorité, ils et elles sont exclu·es du cercle des habitant·es et ne sont donc pas consulté·es ni inclu·es dans les réflexions institutionnelles sur les évolutions de leurs espaces de vie, ni dans la vie démocratique locale (Freedman 2009). Bien que l’intégration des usager·ères aux discussions politiques soit réclamée par les groupes d’auto-support, elle concerne rarement les personnes marginalisées (Le Naour et Purenne 2017) et se limite au domaine de la santé (Jouet et Greacen 2017). Leur présence est décrite comme illégitime, « indésirable » Cet antagonisme discursif opposant les groupes habitants (qui par ailleurs, consomment des drogues illégales sans être ennuyés) et usager·ères marginalisé·es est très profondément ancré dans les représentations sociales et s’exprime dans les actions des pouvoirs publics. C’est au nom de cet antagonisme discursif que les villes sont « nettoyées », rendues plus conformes aux attentes des touristes et des résident·es fraîchement installé·es, et que les pouvoirs locaux accompagnent les dynamiques de gentrification urbaine.
À rebours de cette instrumentalisation politique du terme « habitant », nous considérons dans une tradition de géographie sociale et des réflexions sur l’habiter (Lazzarotti 2006, Stock 2015), que l’habiter n’est pas réservé aux résident·es ou riverain·es. Ainsi, les usager·ères de drogue habiteraient au même titre que les personnes qui sont dérangées par leur présence. L’habiter ne se limite pas à « l’être là », mais englobe « comme l’ensemble des actes et manières de faire du point de vue de la mobilisation des distances, localisations, paysages, limites, qualités des lieux géographiques, arrangements spatiaux dans toutes les situations possibles dans lesquelles se trouvent les humains en tant qu’individus » (Stock 2015, p. 427). De plus, au-delà de l’ancrage dans un seul lieu, l’habiter prend des formes « poly-topiques » (Stock 2006) comme celles du tourisme ou des navetteurs journaliers ou hebdomadaires. Cependant, l’habiter, malgré sa substantivisation, se décline différemment selon les sujets et leur position sociale et spatiale – les errances liées à la marginalisation ne sauraient être mises en équivalence avec les mobilités de groupes sociaux plus privilégiés. Ici, nous nous intéressons à des sujets marginalisés et dont la marginalisation même a d’importantes répercussions sur l’habiter.
Des concepts de Réduction Des Risques (RdR) sont initiés en Europe à partir des années 1990, souvent par des activistes, pour lutter contre l’épidémie de VIH. Ils se basent sur l’acceptation des consommations, quelles que soient les substances et sur le principe de la limitation des risques associés (overdoses, contaminations, maladies et risques sociaux). Aujourd’hui, les dispositifs de RdR souvent financés par les politiques des drogues sont multiples selon les contextes et les publics ciblés, présents dans toutes les métropoles. Dans cette recherche, nous avons travaillé avec des usager·ères de drogue fréquentant des lieux d’accueil inconditionnel à « bas seuil d’exigence » que sont les CAARUD (Centre d’Accueil, d’Accompagnement et de Réduction des risques pour les Usagers de Drogues) permettant l’accès aux services de première nécessité, aux soins et à du matériel de consommation stérile. La marginalisation sociale, économique, géographique (Castel2011) des participant·es à l’enquête est spécifique puisqu’elle est renforcée par les pratiques illégalisées que sont la possession et la consommation de drogue, par la stigmatisation sociale de l’addiction, par la menace du manque, état insupportable et dangereux, ainsi que par les stigmates physiques de l’addiction. Elle est également caractérisée par des formes d’errance (Fernandez 2010). Ces personnes passent la plus grande partie de leur journée dans les espaces urbains extérieurs qui ne sont pas conçus pour elles – parfois conçus contre elles – et où elles sont traitées comme « indésirables » par tout un chacun. Les expériences d’éviction font partie du quotidien. Les usager·ères de drogue marginalisé·es font également l’objet de politiques publiques (RdR, prévention, thérapie, répression) qui déterminent leurs (non)– droits, leur (non)– accès et donc les lieux de leur quotidien. Ces politiques publiques, même à l’échelle municipale, sont menées sans leur participation : elles et ils ne sont pas considéré·es comme des sujets politiques. Ces éléments montrent à quel point les interactions générées par ces politiques publiques jouent un rôle dans la façon dont une personne (un sujet situé dans des relations sociales et de pouvoir) dans une situation donnée (et contingente) pourra ou non habiter en autonomie. La négation du statut social d’habitant·e légitime a des conséquences sur l’habiter des sujets marginalisés. De plus, leur errance semblerait aller à l’encontre de toute possibilité d’habiter un espace – à moins que la notion d’habiter poly-topique (Stock 2006) ne permette de concevoir leur manière d’habiter ?
L’habiter n’est pas seulement une relation unilatérale d’un sujet à l’espace ; les espaces – comprenant les mémoires, représentations, savoirs, normes et émotions associés aux lieux tout comme les institutions qui les régulent –, les coprésences et les interactions qui façonnent ces espaces, « répondent » au sujet habitant, en lui concédant, réservant ou interdisant de prendre place (Lazzarotti 2006), ici ou là. Une géographie de l’habiter de sujets marginalisés doit, pour comprendre leurs relations à l’espace, expliciter leurs positions sur plusieurs plans – corporel, social, culturel, géographique – qui forment les cadres dans lesquels leurs actions, pratiques et arts de faire peuvent se déployer.
Le dispositif d’enquête lui-même se doit de faire une grande place à la subjectivité des personnes rencontrées. Les émotions associées aux lieux sont le prisme par lequel nous avons choisi de saisir l’habiter, grâce à une méthode visuelle de cartographie émotionnelle. Les cartes d’émotions réalisées au cours d’entretiens semi-directifs ont été construites grâce aux apports de la cartographie critique et de la sociologie des émotions, comme il sera expliqué dans la première partie.
Les autrices ont mené des enquêtes à Bordeaux centre (Roxane Scavo) et à Berlin Neukölln (Mélina Germes) avec une méthodologie commune [3] (sans perspective comparative) : des entretiens de cartographie émotionnelle (Germes et Klaus, à paraître) avec des usager·ères de drogue présentes dans des lieux d’accueil à bas seuil. À Bordeaux et Berlin les mêmes substances sont illégalisées et les politiques des drogues jouent à l’équilibre entre réduction des risques, répression, pénalisation et traitement médical. Ces deux contextes sont marqués par des différences majeures en ce qui concerne ces politiques : Berlin dispose depuis des décennies de quelques salles de consommation de drogue au contraire de Bordeaux (au moment de l’enquête) qui dispose seulement de lieux d’accueil. Les quartiers des enquêtes sont centraux, réputés populaires, sur deux fronts urbains de la gentrification, avec hausse des loyers et changement de la structure commerciale. S’y croisent des personnes vieillissantes, originaires d’Afrique du Nord à Bordeaux et de Turquie à Berlin, le milieu estudiantin, des artistes et de plus en plus de diplômé·es du supérieur. En deuxième partie, nous proposons un aperçu visuel des résultats de chaque ville sous forme de collages qui montrent les topographies urbaines des espaces habités par les participant·es à l’enquête dans chaque ville.
La troisième partie aborde la question du chez-soi des participant·es, qu’il s’agisse de logement privé, d’hébergement institutionnel ou d’abris de fortune, la fabrication d’un chez-soi est un élément central pour les participant·es, associé à des émotions complexes et à la recherche d’une autonomie souvent déniée. La quatrième partie poursuit l’enquête sur les lieux de socialité, d’aide et d’accueil qui confrontent les sujets à l’hétéronomie des normes et règles posées par d’autres, constituant ainsi tant des (entr)aides que des entraves à l’habiter.
Une cartographie critique et sensible de l’habiter.
Comprendre l’habiter par la cartographie des émotions.
Comment saisir l’habiter et le « faire espace » d’usagères et usagers de drogue marginalisés ? – un habiter constitué par des relations multiples à des lieux différents au sein de l’espace urbain, mais aussi par la dureté des interactions avec l’autre. L’entretien est une méthode qualitative éprouvée en sciences sociales pour approcher les subjectivités, les récits de soi, de ses trajectoires biographiques et de ses pratiques. Cependant, elle pose souvent des problèmes liés à l’asymétrie de la relation d’enquête et aux potentielles violences symboliques qui peuvent s’exercer dans l’interaction, avec le risque d’une dépossession de la parole – et ce, encore plus dans le contexte qui est le nôtre car les personnes se fatiguent vite, sont soumis·es à la temporalité du manque et de la recherche d’argent. Par ailleurs, il est souvent compliqué de faire parler les personnes sur l’espace et les lieux : ce sont rarement des catégories à travers lesquelles elles pensent leur biographie, leur vie quotidienne ou leurs pratiques sociales.
Nous avons donc choisi une forme particulière d’entretien qui donne une place à l’expression (géo)graphique : au fur et à mesure de l’entretien semi-dirigé, nous accompagnons les participant·es dans le dessin progressif d’une carte mentale. Les espaces et lieux mentionnés sont dessinés et mis en relation sur une page blanche. Cette méthode, très appréciée en géographie et sciences sociales francophones (Girard et al. 2015), enrichit l’interaction et offre aux participant·es un peu plus de maîtrise de leur récit et un aide-mémoire ; elle enrichit de même les résultats, proposant un langage graphique complétant le langage verbal (avec des énoncés parfois paradoxaux). Au-delà de l’individualité irréductible de chaque dessin, une série de cartes mentales réalisées par différentes personnes exprime et visibilise l’enchevêtrement, la cohérence et les différences dans l’habiter.
Par ailleurs, la carte mentale peut être un bon support pour faire parler des émotions. Nous procédons ainsi à l’inverse des approches univoques de la peur et de l’insécurité ; à l’inverse des cartographies du « problème » de la drogue, mais également à l’inverse des « émotions » urbaines de Christian Nold [4] que sont les mesures biométriques du pouls et de la transpiration. Les émotions sont le prisme par lequel nous avons choisi de saisir l’habiter en tant que qualité de la relation entretenue aux lieux de vie. Nous ne considérons pas les émotions comme des émanations individuelles, irréductibles expressions d’une individualité, contingentes d’un moment volatile, presque arbitraire, mais au contraire comme le reflet des relations sociales. Suivant une perspective de sociologie et de géographie des émotions, nous considérons que celles-ci sont aussi construites par les pratiques, les normes, les attentes, les relations de pouvoir (Ahmed 2004, Guinard et Tratnjek 2016, Jeantet 2018). Elles émanent des interactions, elles s’expriment dans le corps et le psychisme, s’enracinent dans la mémoire et deviennent l’une des strates qui constitue notre relation au monde et à l’espace. Par ailleurs, la compréhension des émotions est cruciale dans le contexte de consommation de psychotropes dont la finalité première est la transformation, l’amélioration des sensations et de l’état psychique (qu’il s’agisse d’être « high » ou de remédier au manque). Une approche par les émotions permet de restituer la complexité des phénomènes qui accompagnent la consommation de drogue, plus fréquemment étudiée en contexte festif (Duff 2008, Jayne et al. 2010) qu’en contexte de marginalisation (Fernandez 2006, Duncan et al. 2019).
En puisant dans les ressources de la cartographie critique, champ théorique et champ d’expérimentation (Del Casino et Hanna 2005, Mogel et Bhagat 2008, Kollektiv Orangotango 2018), nous avons mis au point au sein du projet DRUSEC une méthode spécifique de cartographie émotionnelle (Emotional Mapping en anglais) où relations à l’espace et émotions sont verbalisées et dessinées (Germes et Klaus à paraître ; voir aussi, sur la cartographie sensible : Olmedo et Roux 2014, Mekdjian et Olmedo 2016 ; et sur le rôle des émotions en cartographie : Rekacewicz et Tratnjek 2016, Deitz et al. 2018).
Plusieurs chercheuses de l’équipe ont élaboré une grille d’entretien semi-directif ainsi qu’une légende des émotions uniformes dans le but d’analyser de concert des résultats variés (menés dans cinq villes par différents interviewers, cf. Germes et al., 2021 ; Germes 2021). Débutant par le lieu de vie avant d’aborder les questions liées aux drogues, l’entretien invite d’abord à dessiner en noir l’espace vécu, puis progressivement à colorier les lieux dessinés selon les émotions qui leur sont associées qui accompagnent le récit et les expériences. Nous avons décidé de limiter la légende à six émotions et six couleurs pour des raisons de lisibilité (et de sémiologie graphique) tant pour les participant·es que pour la (re)lecture et l’interprétation des cartes. En établissant cette légende, nous renonçons consciemment à saisir la subtilité et la variété des émotions de chacun·e afin de privilégier l’analyse simultanée d’une grande diversité d’entretiens. La représentation sous forme de roue ainsi que la proximité des couleurs (tel un arc-en-ciel sans dégradé) permettent justement de signifier la continuité entre les émotions, qu’il est parfois difficile de nommer précisément, surtout lorsque les termes désignant les émotions sont prédéterminés. La roue a l’avantage de ne pas être orientée et de pouvoir être tournée, manipulée dans tous les sens, sans « haut » ni « bas ». Elle propose trois émotions positives et trois négatives, plus ou moins intenses (cf. Illustration 1).
L’analyse des résultats alterne explorations individuelles du matériau et constitution d’une grille d’analyse commune, identifie une dizaine de thématiques centrales pour toutes les villes et établit les principes de reconstitution de la topographie de chaque ville à partir de la toponymie (Germes et Klaus, à paraître). Elle est restituée sous la forme de collage d’extraits des cartes et de citations des transcriptions des entretiens anonymisés. La technique du collage rend compte d’un nombre important de citations, ordonnées par thème selon l’analyse de l’ensemble des entretiens menés dans le projet. Le collage, certes ordonné et scénarisé par les copiés/collés des chercheures, est un intermédiaire minimal qui livre un aperçu divers, intime et complexe, (ré)interprétable à chaque lecture, des façons dont dans ces deux villes les usager·ères de drogue marginalisé·es habitent.
Positions des personnes enquêtées.
Qui sont les sujets que nous désignons par le terme « usager·ères de drogue marginalisé·es » ? Les contextes (ou setting, Zinberg 1984) sociaux, spatiaux et économiques des usages de drogues illégalisées sont très variés, autant que le sont les usager·ères dont seulement les plus marginalisé·es sont considérés comme déviant·es. Dans cet article, les participant·es de l’enquête en sont à différents stades de désaffiliation sociale (Fernandez 2010) et ont recours à l’aide à bas seuil de RdR. Certaines personnes consomment, d’autres sont sous traitements de substitution. Par marginalisation, nous désignons un processus social qui combine de manière variable précarisation économique et résidentielle jusqu’à l’errance, la désaffiliation, la criminalisation de l’existence – processus dans lequel les normes et les pratiques des institutions jouent un rôle central (Castel 2011, Fernandez 2010). Dans ce contexte, que ce soit dans l’espace urbain où les lieux d’aide, le corps des personnes est sous contrôle (Bouhnik 2002). L’usage de drogues telles que la cocaïne, le crack, la méthadone, la morphine, la kétamine, ou l’héroïne les confronte au manque lorsque la dernière prise de substance est trop éloignée : non seulement dangereux pour la survie, c’est une expérience insupportable aux symptômes souvent invalidants. La prise de substances est moins plaisir que soulagement du manque. Le quotidien est marqué par la certitude que le manque reviendra et s’organise autour de routines de mobilités urbaines cycliques centrées autour de la recherche d’argent, d’un revendeur, d’un lieu pour consommer, afin d’éviter le manque à tout prix (Bouhnik 2002).
Les structures d’accueil par lesquelles nous avons établi le contact avec les participant·es font partie des dernières institutions ressources avec lesquelles ils et elles entretiennent un lien de leur propre chef. Les autres peuvent leur paraître comme des forteresses administratives qui engendrent la crainte d’être stigmatisé·e, de décevoir celles et ceux qui les aident. Cette situation entraîne des pertes régulières de papiers et des ruptures dans l’accès aux soins ou au RSA et son équivalent Hartz IV – pour celles et ceux qui remplissent les conditions d’âge et de nationalité [6].
Nous avons rencontré nos interlocuteur·rices dans les lieux d’aide et de ressource que sont le centre d’accueil la CASE à Bordeaux et la salle de consommation Druckausgleich à Berlin. Les entretiens ont donné lieu à une compensation de 10 euros pour des durées variant de 40 à 75 minutes. Une des conditions de participation fut la maîtrise de la langue locale (francophone ou germanophone). Les deux lieux d’accueil avec lesquels nous avons coopéré sont des lieux neutres en termes de genre, cependant, cette mixité de principe masque une très forte masculinisation de fait : les hommes représentent plus des quatre cinquièmes des usager·ères réel·les (selon les statistiques des deux lieux). Ces résultats ne sauraient donc représenter la diversité des usager·ères marginalisé·es, qui n’ont pas forcément recours à ces institutions, voire à aucune autre institution. Ces deux choix de travail de terrain ont pour conséquence que les personnes arrivant de l’étranger, en marge du système d’aide et de support ou celles qui fréquentent d’autres lieux ne sont représentées que marginalement dans cette enquête (Azocar 2016).
Une écoute sensible en entretien.
Notre position de chercheuses extérieures aux associations et institutions et le fait que nous ayons du temps permet d’établir un lien unique avec les participant·es, qui peuvent se raconter et être longuement écouté·es – malgré le fait de savoir que nous ne pourrons rien faire d’autre que de leur porter une écoute attentive et bienveillante. Le dessin d’une carte des émotions leur permet de prendre du temps, pose les bases pour une certaine agentivité, tout en leur permettant de prendre du recul sur leur récit, leurs espaces et leurs émotions. La force de la visualisation amorce une ré-appropriation, une re-légitimisation, donnant le sentiment d’être soi aussi un·e habitant·e de la ville de plein droit. La plupart des personnes rencontrées ont manifesté leur plaisir d’avoir participé à l’enquête.
Cependant, les thèmes abordés sont pour beaucoup très sensibles, faisant courir le risque d’une enquête intrusive ou indiscrète. Le retour réflexif sur ses émotions fait surgir des récits complexes où violences, stress et bonheurs se côtoient. Même si l’entretien semi-dirigé et le dessin laissent une certaine autonomie aux participant·es, nous avons été très vigilantes quant à notre positionnement et nos pratiques. Nous avons accordé une attention particulière aux signes de malaises dans la discussion : mains qui se crispent, regard qui change, réponses plus laconiques. La formulation de questions discrètes, ouvertes, sans présupposés ; la place laissée au silence, le temps laissé aux réponses ; l’accueil bienveillant de l’absence de réponse – ou de l’absence de dessin sur la carte : ces minuscules techniques furent instaurées afin de limiter la situation de violence symbolique que constitue tout entretien dans un tel contexte.
Topographies de l’habiter à Bordeaux et Berlin.
Les enquêtes menées retracent d’abord les deux topographies des lieux habités dans les deux villes. S’ils sont structurés à Berlin par les stations de métro et de train sur un espace étendu ; à Bordeaux ils le sont principalement par les rues de l’hypercentre. Les couleurs visibles sur les collages suivants rendent compte des émotions des participant·es selon la légende ci-dessus.
Bordeaux.
Les cartographies émotionnelles ont été menées à Bordeaux par Roxane Scavo fin 2019 et début 2020 auprès de neuf personnes fréquentant le CAARUD de la CASE situé au cœur du centre historique et touristique de Bordeaux. Les participant·es ont été recruté·es directement au cours de journées de présence et d’observation avec le soutien de l’équipe de la CASE.
Le sud de l’hypercentre de cette grande ville de province propose plusieurs structures d’aide (hébergement, soins, RdR) ; il est également connu pour la vente de drogues illégales, la consommation dans les recoins de l’espace urbain et donc de scènes ouvertes et pour être le lieu de vie de bien des sans-abris. En termes de réduction des risques liés à la consommation de drogues, Bordeaux abrite deux CAARUD dans l’hypercentre alors que la plupart des villes provinciales en France n’en abritent qu’un seul. Sont proposés un accès à l’hygiène, aux soins, à l’échange de matériel, au dépistage. Ces lieux permettent de se poser durant la journée, boire un café, faire une pause, discuter. Même si Bordeaux a été choisie pour expérimenter une salle de consommation à moindre risque en même temps que Paris et Strasbourg à partir de 2016 dans le cadre un plan d’action national financé par la MILDECA, le premier projet bordelais fut abandonné fin 2018 par la municipalité.
Le collage issu des entretiens (Illustration 2) montre à quel point l’hypercentre est habité par la coexistence de pratiques urbaines de manche, de deals, de consommation de drogues qui croisent des pratiques plus festives et commerçantes.
Berlin.
À Berlin, une ville où la consommation de drogues sous toutes leurs formes et dans tous contextes est massive, Mélina Germes a réalisé 14 entretiens avec les usager·ères d’une salle de consommation nommée Druckausgleich située dans l’arrondissement de Neukölln, au sud-est de la ville, entre 2018 et 2019.
Cet arrondissement et les quartiers adjacents ont la réputation médiatique d’être des lieux de vente et de consommation de drogue. Personnalités politiques locales et résidents réclament des interventions publiques contre les pratiques liées à la drogue dans l’espace public.
Les lieux d’accueil simples (type CAARUD) sont nombreux et proposent de la distribution de matériel propre et récolte de matériel usagé, d’un repas chaud par jour, de possibilités de se doucher et de laver ses vêtements, de conseils sociaux et médicaux. Certains sont réservés aux « femmes, trans*, inter ». La loi fédérale allemande le permettant, le Land de Berlin dispose de plusieurs salles de consommation fixes et mobiles. Les salles de consommation offrent la possibilité supplémentaire de consommer par injection ou en fumant, sous la vigilance du personnel médical prêt à intervenir en cas d’overdose.
L’enquête berlinoise a pu avoir lieu grâce à la coopération et au partenariat étroit avec la structure gestionnaire du lieu, Fixpunkt gGmbH, ainsi que l’assistance de deux de ses membres, Christian Herrgesell et Francesca Guarascio. La collaboration des employé·es de Druckausgleich a été précieuse pour recruter et motiver des participant·es et aussi pour solliciter et convaincre des femmes, beaucoup plus rares à se manifester d’elles-mêmes. Les entretiens ont pu avoir lieu sur place, dans une pièce fermée.
Ce collage ne représente pas toute la ville de Berlin : il est centré sur un quartier, le nord de Neukölln et le sud de Kreuzberg ; mais il s’étend aussi au-delà des frontières du Land de Berlin jusqu’en Brandenburg où certaines personnes habitent.
Grâce aux extraits des transcriptions d’entretien et des cartes dessinées, ces deux collages présentent une visualisation des résultats des entretiens de cartographie émotionnelle et les pratiques urbaines des personnes rencontrées. Celles-ci sont marquées par une marginalisation et une exclusion socio-spatiale qui les exposent à différentes formes de violence. S’il ne fait pas de doute que nos interlocuteur·rices habitent la ville en entretenant des relations à l’espace, se pose la question des rapports de pouvoirs et de la façon dont ceux-ci encadrent l’habiter de ces sujets marginalisés. Nous allons explorer cette question en détail dans les parties suivantes.
Chez toi, c’est où ?
Où et comment habitent nos interlocuteur·rices ? La question du chez-soi est centrale dans tous les entretiens – il est le lieu fondamental à partir duquel d’autres lieux du monde peuvent être (ou non) investis et appropriés et auquel il est possible de retourner.
Créer un chez-soi.
La majorité des participant·es n’ont ni logement, ni hébergement institutionnel et sont à la rue soit après un parcours de perte de logement, de rupture, en situation de désaffiliation, soit après être arrivées d’un autre pays ou région. En errance, ils et elles se débrouillent pour trouver un coin temporaire, sont préparé·es à devoir se déplacer à tout moment et sont régulièrement à la recherche des interstices de l’espace urbain qu’on acceptera de leur céder. À Berlin, les lieux occupés sont des tentes et abris de fortunes dans les espaces verts interstitiels et peu fréquentés, dans les buissons des parcs, dans les greniers des immeubles anciens du quartier.
À Bordeaux, ce sont les parkings, les squats, les rues et zones commerçantes. Un abribus, une station de métro, toutes les niches qui subsistent et permettent de s’allonger, un tant soit peu à l’abri, peuvent faire l’affaire – tant qu’elles ne sont pas occupées par des dispositifs d’architecture hostile à base de mobilier urbain « anti-SDF » (Rosenberger 2020).
Même si ces formes d’habiter sont précaires, soumises au bon vouloir des voisin·es et des autorités, plusieurs personnes racontent se sentir bien, détendues, en sécurité, dans un chez-soi qu’elles ont eu plaisir à créer. Elles sont fières de maîtriser les techniques pour disposer et bouger leurs affaires et de connaître et trouver les meilleurs spots. Elles disposent d’un savoir-faire qui leur permet d’éviter les lieux d’hébergement d’urgence. Cependant, au plaisir et à la détente du chez-soi durement conquis, se mêlent aussi l’inquiétude et les expériences traumatisantes liées à leur exposition permanente aux épreuves. Non seulement l’expulsion peut être imminente, mais les affaires détruites et les agressions (aussi de la part des résidents voisins) ne sont pas rares.
Créer un chez-soi est une activité de résistance permanente et de travail intensif qui trouble l’ordre des choses jusqu’à pouvoir être considéré comme un trouble à l’ordre public.
Requérir un chez-soi.
Un certain nombre d’interlocuteur·rices, souvent suite à un parcours de substitution après de longues périodes de vie et de consommation dans la rue, ont obtenu un logement institutionnel, avec des règles de vie collectives ou des visites régulières d’assistant·es social·es. À Bordeaux comme à Berlin, des dispositifs variés prévoient un accès progressif et conditionnel à l’hébergement puis au logement de plus en plus indépendant dans un but de réinsertion sociale. Souvent l’accès à ces logements est conditionné à l’abstinence de toute drogue, parfois même d’alcool. Ainsi une rechute dans un parcours de substitution peut mener à l’expulsion, c’est-à-dire au retour à la rue, qui à son tour, éloigne la personne des thérapies dont elle aurait besoin. Les interviewé·es racontent la discipline et la surveillance, l’aide qu’il faut quémander, comme si elle était un privilège et non un droit. Si le fait de bénéficier d’un logement institutionnel évoque des émotions positives, celles-ci sont mêlées à une défiance.
Entretenir un chez-soi.
Une minorité des participant·es aux entretiens ont un logement stable et sûr, souvent partagé avec leurs parent·es ou partenaires. Le logement est alors le lieu d’émotions très intenses et paradoxales, traduisant à la fois l’attachement, l’intimité, l’importance des relations comme la peur et les conflits autour des pratiques addictives de consommation de drogues, mais aussi l’angoisse existentielle d’une dégénération de la relation qui conduirait la personne dans la rue.
Deux des participantes issues de la salle de consommation de Berlin-Neukölln ont un logement et habitent très loin, dans des petites villes du Brandebourg à plus d’une heure et demie de train – avec leur partenaire, souvent proches de leurs parents et en conflit avec leur entourage à cause de leur consommation. Parmi les personnes rencontrées à Bordeaux seule une dispose d’un appartement social ; d’autres sont occasionnellement hébergées chez des proches.
Habiter avec ses proches est source de plaisir et de bonheur intense d’être avec les siens, mais également une situation conflictuelle et difficile à vivre. Toutes les cohabitations sont des relations complexes où familles et partenaires font preuve à la fois d’aide, d’ignorance, de refus, ou posent des conditions liées à la consommation. Ce qui remémore au quotidien aux participant·es que leur cohabitation n’a rien d’acquis. Toute la palette des émotions est utilisée, tout en exprimant de la colère liée aux conflits, du dégoût de soi et de la culpabilité.
En conclusion, que les personnes soient à la rue, habitent en institution ou en famille, le chez-soi est le résultat d’un travail permanent et difficile, dans un équilibre précaire (Pichon 2002) : le chez-soi fabriqué n’est jamais acquis, les personnes sont toujours en position de vulnérabilité par rapport aux habitant·es légitimes, aux cohabitant·es domestiques ou aux institutions. Du point de vue des participant·es, leur addiction, la nécessité impérieuse de consommer donc de trouver de l’argent, tous les jours, introduit un biais dans leurs relations sociales, mais aussi avec les institutions ; ce qui rend la co-habitation familiale, communautaire ou au sein d’un cadre disciplinaire institutionnel particulièrement difficile.
À travers tous nos entretiens, nous constatons combien le chez-soi, point de départ de la relation au monde et point de retour pour se retirer, est instable, précaire, incertain. Les récits rendent compte du peu de contrôle exercé sur le chez-soi, de la dépendance des autres – individus ou institutions – et montrent comment les pratiques de consommation autant que le statut d’usager·ère de substances illégales renforcent cette instabilité. De là s’explique le fait que celles et ceux qui ont fabriqué de toutes pièces leur petit coin de paradis « à la rue » le valorisent tant, parce qu’il signifie leur autonomie.
Habiter parmi les autres : de l’(entr)aide à l’entrave.
Au cours de la journée les participant·es font des allers et retours entre les lieux de travail, d’achat, de consommation, et d’aide ; ils et elles sont en mobilité permanente et habitent différents quartiers de la ville. L’analyse textuelle et visuelle des résultats des cartographies émotionnelles permet de montrer comment d’autres lieux sont fondamentaux pour nos interlocuteur·rices : des lieux d’accueil, des lieux de socialisation et d’entre soi, des lieux où travailler et trouver de l’argent, mais aussi des lieux du soin et de la médecine, enfin l’espace urbain tel qu’il est surveillé et policé – cette liste n’étant pas exhaustive.
Des lieux d’accueil.
Les lieux où nous avons rencontré nos interlocuteur·rices sont à bas seuil d’exigence, c’est-à-dire que les conditions à remplir pour y accéder sont minimes : il suffit de consommer des drogues.
Le résultat le plus frappant de ces enquêtes fut une très grande dominance des émotions positives, dans tous leurs éventails, attachées à ces deux lieux. À Berlin, les usager·ères de la salle de consommation ont mis en avant la possibilité de consommer sans crainte des irruptions de voisins, de la police ; sans crainte de complication ou d’overdose. Toutes les interviews saluent ces lieux d’écoute, d’apaisement, de soins, d’aide aux démarches et d’accès aux dépistages de maladies. On peut s’y laver, soi et son linge, prendre un café, avoir accès aux sanitaires toute la journée, discuter et échanger entre soi et avec le personnel. L’accent est mis sur un accueil sans jugement, un traitement respectueux, des conseils adaptés à leurs demandes, sans présupposer que la seule issue soit l’abstinence. Les émotions négatives se superposent aux positives et sont liées à l’image de soi que renvoie le besoin de fréquenter la salle de consommation, à la fréquence des vols dans ces lieux ou bien à la coprésence désagréable avec d’autres personnes.
Pour les participant·es bordelais·es, la CASE est un véritable lieu de repli, de repos, de reconnaissance. Les employé·es les mettent en relation et font le relai avec les institutions d’aide à seuil plus élevé. Non seulement l’addiction n’y est pas stigmatisée, mais le travail médico-social réalisé contribue à entretenir des liens sociaux forts. Ces structures pourvoient des services indispensables pour les usager·ères marginalisé·es. Et pourtant, elles restent insuffisantes tant en nombre qu’en horaires d’ouverture.
Les lieux d’accueil sont parfois pointés du doigt par les riverain·es ou les commerçant·es pour la raison qu’ils attireraient un public marginalisé, donc des faits de délinquance. Ainsi, au début de la rue piétonne dans les magasins récents de bon standing, les commerçant·es se plaignent des personnes présentes devant la porte de la CASE. Les réactions sont parfois inverses après l’ouverture de salles de consommation à Berlin : les riverain·es se réjouissant que la consommation visible diminue, et demandent même l’extension des horaires et jours d’ouverture. L’enjeu de l’acceptation des lieux de réduction des risques par les habitant·es légitime est crucial pour leur pérennité et donc pour les personnes marginalisées dont l’habiter est fragilisé (Le Naour et al. 2014).
Les lieux de l’entre-soi.
Les participant·es évoquent leurs lieux de rencontre et de sociabilité comme nécessaires même si « on n’a pas d’amis dans ce milieu, seulement des potes ». À Bordeaux, il est question de la « zone », définie à la fois spatialement et socialement, cruciale pour maintenir un lien social avec des pairs (Beauchez, Bouillon et Zeneidi 2017). On y vient se tenir aux nouvelles, dealer, s’entraider, rigoler, picoler, s’embrouiller, etc. Les lieux bordelais de la zone se situent depuis très longtemps autour du cours Victor Hugo et de la rue Sainte Catherine. Les gens de cette zone partagent une même culture : trajectoires, looks et consommations en font partie (Hebdige 2008). À Berlin, les lieux de rencontre et de socialisation sont diversifiés : dans la proximité de Druckausgleich, à l’entrée d’un passage commerçant ou sur une petite place avec ses bancs. Dans les deux cas, les lieux de l’entre-soi sont très mal vus par les autres habitant·es qu’ils dérangent.
La dispersion des lieux de travail.
Même pour les personnes qui reçoivent un RSA ou son équivalent Harz IV, la recherche d’argent nécessaire pour pouvoir acheter les substances à consommer façonne l’espace de vie des participant·es, prend du temps et structure des relations avec les autres. Quelle que soit la forme que prend la recherche d’argent, elle repose sur le choix d’activités, lieux et horaires qui marchent bien : travail saisonnier, en intérim, à la journée, travail du sexe, vol à l’étalage, deal (Beauchez 2017), revente de ses traitements, ramassage des bouteilles consignées (à Berlin) ou mendicité. Les contraintes et la discipline qu’impliquent ces activités, même lorsqu’elles sont non reconnues ou illégales, nous amènent à considérer qu’il s’agit d’un véritable travail.
La pratique la plus répandue, sur laquelle il est toujours possible de se replier, est celle de la manche. Ponctuelle ou pratiquée avec des « horaires de bureau », son résultat immédiat facilite l’achat de drogues : « J’ai besoin de 4 euros le matin pour m’acheter ma dose, je les fais sur le chemin » (Bordeaux).
À Bordeaux, les lieux de manche sont très localisés dans le nord de l’hypercentre, dans les quartiers du shopping. À Berlin, les lieux de manche et de travail sont le plus souvent éloignés de plusieurs kilomètres : l’un a son spot de manche à la sortie d’un supermarché discount, son chien, leur couverture, les habitués. Une autre, arrivant tous les matins en train de la campagne, bien habillée et bien coiffée, demande une pièce aux personnes qu’elle rencontre sur son chemin jusqu’à la prochaine station de métro.
Le rapport à la manche des personnes rencontrées est assez ambivalent : elles racontent les générosités ritualisées avec les client·es habitué·es, mais aussi les violences et insultes quotidiennes et l’injonction « Trouve-toi un travail ! ». Il s’y mélange la crainte de ne pas obtenir assez, le plaisir des dons faits, le dégoût de soi d’avoir à en passer par là. Les violences verbales ou physiques auxquels elles doivent faire face les marquent profondément.
Faire la manche est d’une part une activité solitaire, d’autre part une relation transactionnelle sans contrepartie, mais aussi une pratique stigmatisée. Comme d’autres formes illicites de travail, elle est rendue nécessaire pour éviter le manque. À la satisfaction et au soulagement d’avoir acquis ce qu’il faut pour consommer en mettant en œuvre des arts de faire développés souvent avec fierté, se mêlent la réaffirmation de manifestations de pouvoir tant symboliques que physiques de la part des personnes sollicitées pour donner.
Les lieux de la médecine.
Les questions de santé sont cruciales pour tous·tes les usager·ères de drogue.
Chez la plupart des participant·es les émotions éprouvées dans les cabinets médicaux, hôpitaux ou ambulances sont plutôt négatives – même si pour certaines, la substitution notamment est associée à la joie. Les émotions négatives traduisent leurs expériences : maltraitances, rejets, stigmatisations. Que ce soit à l’hôpital ou par la médecine de ville, ils et elles sont peu écouté·es, non pris·es au sérieux et les soins peuvent être brutalement réalisés, alors même qu’elles sont dans la dépendance des soins prodigués par le corps médical pour (sur)vivre. À cause de ces pratiques, les participant·es reportent se sentir indignes de soins médicaux, pratiquent d’abord l’automédication (Dassieu 2019) et évitent le corps médical, sollicité souvent en dernier recours (Jouve et Pichon 2015).
L’insécurité omniprésente.
L’illégalisation de la possession et consommation de substances dote la police (mais aussi les services de sécurité privés des magasins ou des transports publics) de moyens d’intervention qui rendent les espaces urbains insécures pour les participant·es à nos entretiens.
À Bordeaux, les usager·ères racontent être connu·es par les polices nationale et municipale et tentent de maintenir des rapports cordiaux pour éviter les ennuis – tout en développant des résistances infrapolitiques, telle que l’appellation « mini puceaux » pour désigner la police municipale (Illustration 11 ; Scott 2009). L’inquiétude est néanmoins transversale aux récits et cartes dans les espaces urbains ouverts. Les émotions négatives sont encore plus fortes à Berlin, où la plupart des participant·es évitent les places et quartiers où la police est souvent à la recherche de revendeurs. Plus les personnes ont eu affaire à la justice plus les émotions négatives de rage et de dégoût s’intensifient. La police, via arrêtés municipaux ou préfectoraux, peut facilement délivrer des interdictions, limitées dans le temps, d’être présent·e dans tel ou tel lieu public : c’est la légitimité même de la simple coprésence qui est remise en question.
Habiter dans l’adversité.
Grâce au travail textuel et graphique et à la production de collages rendant compte de la subjectivité des participant·es, nous avons montré comment les vécus urbains des usager·ères de drogues marginalisé·es rencontré·es sont marqués par une grande diversité d’émotions, parfois ambivalentes. Ils et elles habitent pleinement la ville et une diversité limitée de lieux ; cependant, les émotions négatives et leur palette de bleu, violet et rouge évoquant les entraves rencontrées dans les trajectoires biographiques et dans les routines quotidiennes, montrent que celles-ci sont des négations réitérées, presque permanentes de leur légitimité à habiter la ville, à être présent·es dans des espaces considérés comme publics. L’existence même des lieux de l’entre-soi est souvent interprétée comme un « conflit d’usage de l’espace public » – espace public qui est essentiellement une abstraction au nom de laquelle les corps déviants sont gouvernés dans l’espace urbain. Cette enquête montre qu’il est crucial pour les politiques urbaines de la drogue de changer de perspective sur les espaces urbains en se détachant de l’usage du terme « espace public ». Il est temps de penser et construire une ville qui fasse place aux usager·ères marginalisé·es et leur laisser prendre place – tant dans les discours que dans les formes urbaines, depuis la construction autonome d’un chez-soi jusqu’aux interactions avec les institutions censées leur apporter de l’aide.
Malgré la diversité de leurs ancrages urbains, l’accès à ces ressources spatiales et sociales n’est pas garanti, pas plus que ne l’est le fait d’être bien traité par l’entourage personnel ou institutionnel. Celui-ci ignore ou méprise ce que représente la forme particulière de marginalisation lorsqu’elle s’accompagne d’une addiction. Si nous avons entendu des récits de coopérations, elles sont rares et marquées par les déséquilibres suscités par la position du demandeur face à la personne qui possède une ressource ou face à l’institution qui pose des conditions d’accès. La conditionnalité des services signifie le risque permanent de leur interruption brutale. L’expérience urbaine des participant·es à l’enquête est celle d’une insécurité face à l’exclusion sociale et l’expulsion spatiale imminentes – ce, de plus, dans un contexte de criminalisation des pratiques liées à la drogue et la mendicité. Les interactions avec le corps médical contribuent en particulier à consolider la très faible estime de soi des participant·es. S’il y a matériellement co-présence avec d’autres groupes sociaux, celle-ci est vécue sur le mode de l’adversité. Il reste les « arts de faire » (De Certeau 1990), de faire avec le manque, de faire avec le stigmate, de faire avec le mépris des autres et la mauvaise estime de soi, l’art de haranguer les passants, l’art de créer des espaces d’autonomie, l’art des stratégies infra-politiques – en bref : l’art d’habiter malgré tout, d’être toujours en mouvement à la recherche de sa place, dans la fuite du manque, malgré le peu de lieux où aller et de liens à solliciter.
Cette enquête montre que l’habiter est impensable sans sujets situés – doublement situés : en termes de position sociale et de position spatiale. Les locuteurs de l’habiter occupent des places très différentes qui leur confèrent plus ou moins de possibilités ou de marge de manœuvre pour « faire espace ». Elles et ils font face à nombre d’entraves, à l’influence majeure des autres sur les lieux, faits et gestes de leur existence. L’habiter poly-topique prend ici une nouvelle forme car les différents moteurs de la mobilité construisent des modalités très différentes de l’habiter. Cet habiter mobile fait d’errances, d’ancrages et de rejets, cet habiter du sur-place temporaire contraste avec les mobilités touristiques et l’hypermobilité des classes supérieures, et se différencie des mobilités itinérantes malvenues dans nos sociétés sédentaires. Ici on observe une forme inversée d’habiter poly-topique où domine l’adversité expérimentée depuis une position sociale marginalisée.