Le changement climatique est devenu un sujet de politique internationale dont les enjeux dépassent largement la seule question environnementale. Il est également à l’origine de tensions très fortes sur fond de guerre économique : revendication du passage du Nord-Ouest, conflits liés à l’eau au Proche et Moyen-Orient, etc. La Russie et le changement climatique : Une nouvelle géographie du froid fait partie des rares ouvrages de géographie qui inscrivent le climat dans une perspective géopolitique et géoéconomique sur un terrain précis et non à la surface entière d’un globe revisité inévitablement de manière superficielle. Il constitue en ce sens une application réussie de l’intuition de Lamarre et Pagney (1999, p. 48) : « C’est aux méso-échelles spatiales correspondant aux régions et aux pays […] que la liaison entre climats et sociétés est la plus pertinente ».
Cet ouvrage est conçu comme un deuxième tome traitant de la géographie physique et environnementale de la Russie, après un premier volume intitulé Les milieux naturels de la Russie : une biogéographie de l’immensité (2010). Dans ce second volet, Laurent Touchart établit en permanence des passerelles entre la géographie physique et la géographie humaine, par l’intermédiaire de la climatologie. Cet essai scientifique, dont la mouture finale prend au demeurant une morphologie très académique, est composé de trois parties, mais on y retrouve deux constantes, tels les deux bouts du fil rouge structurant l’analyse : l’emboîtement des échelles et la complexité des processus relatés. Certes, face à l’immensité du territoire abordé, pour un géographe, c’est presque un passage obligé. Mais l’auteur sait habilement et précisément quand faire évoluer le niveau scalaire pour dénicher les nuances d’un soi-disant monobloc climatiquement terne et froid. L’autre caractéristique, propre à son parcours personnel, est sans conteste la primauté donnée en certains passages au récit du terrain (l’auteur s’étant rendu quinze fois dans le pays pour y mener ses recherches). Dans cet ouvrage, la présence de nombreuses références aux grands auteurs russes (Gogol, Gorki, Pouchkine, Tolstoï, Tchekhov…) témoigne également de son intérêt pour la littérature et la sociologie du peuple russe. Les photos sont elles aussi nombreuses et les passages relatifs à la vie quotidienne dans le « Grand Nord » à chaque fois savoureux. On notera particulièrement la visite chez Lioudmilla, une vieille dame intarissable au sujet du poêle familial construit par son père, un modèle nommé kirpitchnaïa petchka. En effet, pour mieux apprécier cet ouvrage, le lecteur se doit de jouer le jeu de l’immersion dans la culture russe… et donc dans sa langue. Si, pour les russophones, trouver la juste prononciation des nombreux points de vocabulaire qui viennent enrichir le propos s’avère être un exercice attrayant, d’autres y trouveront peut-être un motif de lassitude (cf. p. 116). À cette critique s’ajoutent, sur la forme, le manque de lisibilité de certains documents (figures 5, 8, 12 et 15), qui auraient mérité d’être repris, et l’absence de cartes permettant de situer, non pas de manière exhaustive, mais au moins pour les plus significatives, les localités dont les caractéristiques (notamment climatiques) sont détaillées.
L’ouvrage débute par un panorama complet des climats russes, selon une construction scalaire faisant intervenir les gradients thermiques majeurs, issus des rôles prépondérants de la latitude et de la continentalité, combinés à l’ouverture sur l’Arctique et au relief. Cette partie, relevant presque exclusivement d’un travail de climatologie, très fouillé, se termine par une description plus poussée des climats régionaux (colchidien, pontique, voire subtropical) en bordure méridionale et orientale du pays, dont la variabilité contraste avec la monotonie du climat sibérien. Bien que l’auteur ne reprenne pas le proverbe à son compte, les paramètres climatiques et biogéographiques ainsi explorés et restitués sous la forme d’indicateurs pertinents le confirment : « en Sibérie, l’hiver dure douze mois, le reste c’est l’été ». Des localités s’affrontent d’ailleurs depuis des années pour revendiquer un record, celui de la ville la plus froide du monde. Au-delà des nuances régionales, de la mosaïque allant du très froid au moins froid, le lecteur apprendra aussi (ou se verra confirmer) que la marque de fabrique de l’ambiance climatique en Russie est davantage une question de continentalité et de forte amplitude saisonnière : hiver froid et sec, intersaisons brutales et été néanmoins chaud et relativement humide. De ce point de vue, le comparatif entre la terminologie « à la russe » et « à la française » est fort intéressant. Il donne le ton de ce qui sera énoncé plus tard dans le texte comme une sorte de biais occidental dans notre perception du climat russe.
En second lieu, l’auteur nous raconte comment le peuple russe s’adapte aux contraintes de son climat, bien évidemment vis-à-vis des frimas hivernaux. On plonge alors dans l’intimité des gens. C’est l’occasion de tordre le cou à certaines idées reçues, celles d’une vision radoucie par l’océan, la nôtre. Ainsi, on apprend que les routes sont plus sûres en hiver ; c’est la période durant laquelle de véritables autoroutes de glaces sont construites pour traverser la toundra (celles-ci sont à l’inverse impraticables au moment de la raspoutitsa, le dégel du printemps). Que la neige est un excellent isolant et que les peuplades sibériennes la « cultivent » pour qu’elle conserve cette propriété en vue du travail à effectuer au retour des beaux jours. Ou encore, que le mode de vie urbain suscite une plus grande exposition aux pathologies liées au froid extrême, en opposition au monde rural où on se calfeutre soigneusement grâce à des techniques architecturales élaborées et ayant fait leurs preuves depuis des siècles (constat nuancé néanmoins par le partage de microbes et certaines pratiques peu avouables dans l’univers surchauffé de l’izba). Mais également, la crainte des incendies d’hiver, qu’on ne peut éteindre rapidement faute d’un accès suffisant à l’eau sous sa forme liquide. Enfin, que les tempêtes de neige observées chaque année au mois de mars dans la région de Vladivostok sont perçues, partout ailleurs dans le pays, comme des événements « exotiques ». Un paragraphe sur « l’hiver vert », expression de Catherine II pour désigner la saison estivale, et un retour historique sur le froid comme allier de l’armée russe permettent de clore ce chapitre. Le récit prend alors de la couleur. L’auteur nous fait naviguer sur les rives de la mer Noire, dans la douceur de l’été féminin (version russe de l’expression été indien) et sur fond d’illustrations surprenantes puisqu’on y trouve des palmiers et autres bananiers formidablement bien adaptés aux spécificités du climat colchidien. Puis, quoi de plus logique pour une approche géographique que de croiser terroir et climat en évoquant les spécialités culinaires telles que le thé ou le vin russe.
Arrive enfin la troisième partie de l’ouvrage. Des faits concrets et indiscutables, le lent réchauffement du climat russe depuis 20 ans et la survenue récente de « méga-canicules », initient un débat autour de la question du changement climatique. Paradoxe ultime, les chiffres sur la canicule de 2010 font froid dans le dos : l’épisode dure six semaines (longévité trois fois plus importante que la référence de 2003 pour l’Hexagone), le mercure est monté jusqu’à 45°C dans la plaine Caspienne, pendant cet été hors norme Moscou a battu son record absolu de température moyenne à 22 reprises, la surmortalité qui en découle est évaluée à 55 000 individus. La question du lien avec le facteur anthropique est posée, mais, s’appuyant sur des arguments statistiques (série demesures trop courte, variabilité naturelle du climat), l’auteur préfère éluder toute prise de position sur le sujet. Il préfère se concentrer sur la complexité des jeux d’interactions dont on ignore encore beaucoup, notamment en ce qui concerne l’éventuelle libération d’hydrates de méthane piégés dans le pergélisol. L’enjeu est de taille, en fonction des volumes mobilisés, c’est l’avenir climatique de toute la planète qui en sera profondément affecté. Il faudra attendre pour avoir une réponse, les spécialistes étant toujours en désaccord… Une autre partie du débat, non moins intéressante, est celle qui traite de l’aspect politique dans cette lutte contre les émissions des gaz à effet de serre (Ges). L’auteur pointe du doigt les imperfections du protocole de Kyoto. Hasard du calendrier parfaitement manœuvré par les autorités, la Russie bénéficie d’un autre paradoxe : en raison de la dislocation de l’Urss, c’est le seul pays au monde qui soit parvenu à faire chuter ses émissions de Ges et donc respecter les objectifs de l’accord sans produire le moindre effort. Enfin, l’échelle d’analyse s’affine jusqu’à atteindre celui du climat urbain, sur le thème de l pollution atmosphérique. En résumé, comme partout où la désindustrialisation est effective, nous sommes passés d’une pollution fixe (usines) à une pollution mobile (transport).
Pour l’imaginaire collectif, aborder l’étude d’un pays détenant la plupart des records de froid par l’analyse des impacts de la chaleur extrême, c’est un peu comme étudier les causes et les conséquences d’un épisode neigeux en plein Sahara. Cette approche par le « contre-pied » amène l’auteur à soulever des problématiques nouvelles et l’incite à mobiliser des méthodologies originales. En voici un exemple choisi parmi d’autres. Factuellement, comme presque partout ailleurs à l’échelle planétaire, la Russie des stations météorologiques se réchauffe. Socialement, la Russie des villes se refroidit, sa « température par habitant » (p. 130) tend encore à diminuer. C’est une manière efficace de montrer que l’utilisation de la donnée climatologique peut servir à la compréhension d’un phénomène social et inversement. L’ambiguïté est définitivement levée, climats et sociétés ne peuvent plus être considérés de manière indissociable, mais doivent être appréhendés sous l’angle de l’interdépendance. À travers le récit des récentes canicules russes, au-delà des simples moyennes et extremums, l’auteur aborde enfin, et c’est assez rare pour être noté, une manifestation concrète du changement climatique à méso-échelle : la récurrence (il ne s’agit pas d’une, mais de deux canicules historiques) et la persistance (historiques, car leurs durées respectives étaient sans précédent) d’un type de temps issu d’un blocage atmosphérique. Les climatologues se penchent de plus en plus sur la question pour déceler les mécanismes, les perturbations qui en sont à l’origine et la composition de ces dernières (naturelle ou anthropique ?). L’ouvrage de Laurent Touchart a le mérite de donner de la profondeur à ces études en associant à l’aspect purement statistique (voire même dynamique) une analyse précise des conséquences sociétales de ces canicules et, en retour, leur exacerbation par le rôle amplificateur du climat urbain. À notre connaissance, il s’agit là d’un des premiers d’un genre qui doit absolument se développer.
Laurent Touchart, La Russie et le changement climatique. Une nouvelle géographie du froid, Paris, Harmattan, 2011.