L’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, la pensée postcoloniale et la différence historique, est disponible en langue française, grâce aux éditions Amsterdam qui poursuivent avec constance leur politique de traduction des ouvrages majeurs des Cultural, Postcolonial et Subaltern Studies. Une politique nécessaire et périlleuse tant la traduction et sa politique sont au fondement même de ces théories. Ces trois courants de recherche ont en effet la particularité de poser au cœur de leurs réflexions une question de communication : qui parle de quoi à qui, depuis quelle position, pour quelle efficacité, théorique et politique. Par ailleurs, ils réactualisent une question classique des sciences sociales, comment dire et écrire le monde, question à laquelle Chakrabarty ajoute, « dans un système académique marqué par l’hégémonie européenne ». Proposition à relativiser aujourd’hui tant l’audience qui est faite à leurs travaux dément, de fait, une hégémonie actuelle qui ne semble effective que par l’affirmation répétée de son existence dans les travaux qui la dénoncent…
Cette traduction est bienvenue dans un climat de discussions âpres qui accompagnent la découverte depuis le milieu des années 2000 de ces auteurs en France et le développement de travaux français s’en réclamant. Beaucoup de publications et de colloques tentent de circonscrire le champ théorique des études postcoloniales, d’en relever les insuffisances ou les dangers, globalisant ce qui ne peut pourtant se réduire à un courant. Depuis l’Occident décroché (2008) de Jean Loup Amselle et le travail remarquable de Marie-Claude Smouts (2007), ou, plus récents, de Jean-François Bayart (2010), la tentation est d’analyser globalement le mouvement, d’en souligner les risques ou les bienfaits et d’en dégager des caractéristiques. Si l’exercice est difficile et sans doute nécessaire, certains auteurs se réclamant de ce courant particulier et partageant des questionnements communs, la publication de Provincialiser l’Europe, ou précédemment du livre de Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? aux mêmes éditions Amsterdam, permet de dépasser ce type d’approche pour analyser le travail singulier d’un auteur, dialoguant avec d’autres chercheurs de son temps. C’est aussi un accès plus facile à des textes de première main et la possibilité de revenir sur les synthèses livrées par les chercheurs qui les ont « introduits ».
Des modernités postcoloniales.
Le projet énoncé par Chakrabarty est d’élucider le sens de la modernité politique en Asie du Sud Est. Pour cela « Provincialiser l’Europe » nous propose une plongée dans l’expérience de la modernité politique indienne. Chakrabarty reprend l’analyse selon laquelle les mouvements anticoloniaux indiens, en s’appuyant sur les paysans, ont introduit dans la sphère du politique des groupes et des classes, qui apparaissaient, selon les critères du libéralisme européen, comme n’étant pas prêts à assumer la responsabilité politique du gouvernement de soi. Pour Chakrabarty cette histoire des indépendances doit nous engager à réévaluer le sens des modernités et les manières que nous avons d’en faire l’histoire. En effet, cette histoire singulière contredirait l’historicisme classique, théorie d’accompagnement des colonisations, qui suppose des stades dans l’avancée vers le progrès et la démocratie, et notamment l’alphabétisation et l’éducation nécessaires à la constitution de soi comme sujet. Pour Chakrabarty, l’historicisme est à la base de l’impérialisme et de l’hégémonie européens et a servi à maintenir les pays de l’Empire dans un état de « transition » permanent, les définissant sans cesse par le manque et l’incomplétude. Au « pas encore » colonial, les nationalistes colonisés auraient opposé leur « maintenant » dans une critique pratique de l’historicisme.
Chakrabarty voit l’historicisme encore largement à l’œuvre tant dans les politiques publiques en Inde, que dans la manière dont l’histoire de la décolonisation est racontée traditionnellement, y compris au sein du courant des Subaltern Studies. La thématique de la transition démocratique y est omniprésente, prolongeant in fine une historiographie héritée des débuts de la colonisation en Inde, dans laquelle la diversité des passés indiens a été homogénéisée dans un récit posant une transition entre l’époque médiévale et l’époque moderne.
In fine, le projet est scientifique et politique, scientifique en ce qu’il tente de traduire le plus justement la réalité observée, politique en ce qu’il ouvre des possibilités d’émancipation pour la société indienne en révélant des possibles et non en décrivant des histoires déterminées et reproductibles.
Contre quoi bataille Chakrabarty ? Non contre l’Europe, ni contre « la pensée européenne », mais contre une certaine pensée européenne, celle qui a accompagné le mouvement impérialiste et la montée des nationalismes postcoloniaux, celle qui se structurerait dans une pensée historiciste et subjectiviste de la modernité, une pensée à prétention universaliste, une universalité conceptuelle qui fonde en retour la question politique, la manière d’entendre la citoyenneté et de juger de la modernité. L’Europe est ici entendue comme une idéologie, un territoire virtuel de pensée aux conséquences importantes pour la manière dont le monde d’après la colonisation peut se donner les moyens conceptuels de se comprendre.
Une politique de la traduction.
Décrire et analyser des situations historiques ou contemporaines est un exercice de traduction du réel. À la suite de nombreux auteurs, dont Gayatri Spivak, mais également George Marcus, Clifford Geertz, James Clifford et bien d’autres, Chakrabarty affirme la nécessité de prendre garde à ce que le langage utilisé pour dire le réel en révèle les aspérités et n’écrase pas les différences historiques ou culturelles. Son objectif est d’élaborer des analyses « translucides » (p. 55) et non transparentes en éclairant les rapports qu’entretiennent les histoires non occidentales et les catégories analytiques de la pensée européenne.
Le nœud de l’argumentation de Chakrabarty est lié à sa critique de l’historicisme, une attitude qui marque, selon lui, la pensée européenne aussi bien libérale que marxienne et qui nous amène à concevoir l’histoire comme un continuum entre un monde féodal et la modernité avec des phases de transition. Ce modèle historiciste appliqué à l’histoire européenne aurait ensuite servi de matrice pour envisager l’histoire du monde à partir d’un récit maître. Cet historicisme est par ailleurs l’élément qui nous permettrait de rabattre dans le même univers de sens des évènements même s’ils ont impliqué des cultures, des langues différentes. Empruntant la distinction spécificités/singularités à Paul Veyne (1979), il attribue à l’historicisme un rôle essentiel dans cette capacité des sciences humaines à réduire les singularités pour ne voir dans des situations particulières que de simples spécificités. En ce sens, les histoires singulières des modernités postcoloniales se trouvent en position de subalternes. Dans cette perspective, l’histoire professionnelle subalternise certains passés qui résistent à entrer dans le récit maître parce que leur horizon n’est pas l’émancipation par l’usage public de la raison. Pour lui, il est particulièrement significatif que les pratiques religieuses par exemple ou spirituelles soient régulièrement envisagées comme des survivances ou des anachronismes. Pour Chakrabarty, certaines archives, donnant accès à des passés subalternes, résistent à l’historicisation, tout comme certains moments résistent à l’ethnographie.
Outre l’historicisme, Chakrabarty s’attaque également au langage des sciences sociales et à son monde conceptuel. Celui-ci jouerait le rôle d’un langage universel, à la manière du langage mathématique dans les sciences dures. Il permettrait de traduire des phénomènes hétérogènes en les débarrassant de leurs singularités, irrationalités, etc… Dès lors, il importe selon lui de trouver des moyens de traduire sans passer par la médiation de ce « langage universel ».
Là encore c’est le traitement des pratiques religieuses qui sert de point d’appui à l’argumentation de Chakrabarty. En effet, comment traduire, dans l’universel séculier des sciences sociales, des mondes singuliers enchantés ? Pour asseoir sa démonstration, il revient sur les origines marxiennes de la pensée subalterniste et tente de démontrer que la réalité – sociale, économique, politique – indienne ne peut pas être décrite avec les concepts et les catégories de « la philosophie européenne ». Il reprend les positions de Ranajit Guha (1983), l’un des fondateurs des études subalternistes, et sa critique de la lecture d’Eric Hobsbawm des mouvements paysans en Inde (p. 6). Dans une perspective démocratique, Guha veut montrer que les paysans santals qu’il étudie sont des sujets de leur histoire alors qu’Hobsbawm analyse les mouvements paysans comme des formes d’action « pré-politiques ». En effet, Hobsbawm voit dans l’importance du surnaturel, de la religion, mais également dans le poids de la parenté et de la caste dans l’organisation même de ces révoltes, quelque chose de l’ordre d’une survivance, d’un archaïsme amené à disparaître dans les formes sécularisées et institutionnalisées qui sont la caractéristique pour lui de la modernité politique. L’historicisme dont il fait preuve le conduit à identifier certains éléments du présent comme des anachronismes. Guha, lui, montre que les révoltes paysannes sont politiques, et non prépolitiques ou « arriérées », ou faisant preuve d’une consciences « en devenir », mais il ne va jamais jusqu’à se déprendre complètement des catégories de conceptualisation marxiennes. Ce faisant, il écarte la question de la religion de ses analyses des mouvements paysans pour l’indépendance. Là où Guha dit que ces mouvements marquent l’entrée des paysans comme sujets de leur histoire et de l’histoire indienne, Chakrabarty souligne que les paysans disaient simplement obéir à leurs dieux. Pour Chakrabarty, ces mouvements paysans ne sont pas historicisables, dans le sens où il serait impossible de donner une explication séculière et rationnelle, juste, de la situation. Or, le langage des sciences sociales européennes est séculier et rationnel. Dans ces conditions, le concept de « sujet » ne correspond pas pour lui à la réalité de la situation. Pour autant, il rejette l’analyse d’Hobsbawm selon laquelle les mouvements paysans sont des mouvements « pré-modernes » et « pré-politiques ». La seule possibilité envisagée par Chakrabarty est de faire des paysans santals des modernes « possibles ». Ce que nous montreraient ces paysans santals c’est que le présent n’a pas d’unité et qu’il est constamment le lieu possible d’une réactualisation de formes venues du passé, qu’il n’y a pas de continuum historique, mais bien une pluralité de temporalités coexistantes. Cette réflexion fait écho aux travaux de James Clifford et à sa notion de « futurs traditionnels » (Clifford, 2007).
À mon sens, le fait que les santals invoquent leurs dieux comme source de leurs actions est problématique pour les penser comme sujets si l’on considère que l’histoire consiste à chercher des causes et à les valider dans un schéma explicatif causes-conséquences. Or il me semble que cette recherche d’un enchaînement logique et de la détermination des causes, qui pourtant est à la base de la pensée historiciste, est répétée par Chakrabarty. Si l’on prend un autre virage théorique, davantage pragmatique, on pourrait considérer que quand bien même ils agiraient en tant qu’instruments de leurs dieux, les paysans Santals deviennent « sujets » de l’histoire par leur action, et non par ce qui la cause. L’histoire ne peut que s’attacher à analyser des descriptions faites par d’autres : dans ce cas, tenter de comprendre la manière dont les santals se mobilisent et les conséquences de leurs actions (l’affaiblissement de l’empire, l’institution d’une démocratie indienne).
La politique de la traduction de Chakrabarty se base sur un refus de la médiation conceptuelle sous le prétexte que les concepts sont forgés quelque part dans une langue donnée pour rendre compte d’une situation, mais le risque du refus du tiers est de ne pouvoir rendre compte que des différences, sans se donner non seulement des moyens de rendre compte de la manière dont se produit le commun, mais également de renoncer à la communication scientifique. L’étude des pratiques de communication, toujours médiées par des tiers symbolisants montre que ceux-ci sont loin d’être stables, univoques, mais font l’objet de renégociations constantes. La relation des concepts au réel est loin d’être mécanique.
Par ailleurs, la question de l’accroche territoriale que Chakrabarty effectue en singularisant cette pensée historiciste est source de trouble : elle laisserait supposer que la modernité européenne peut être décrite correctement en adoptant cette perspective. Les travaux des historiens contemporains livrent pourtant d’autres récits. Certes, Chakrabarty cite des travaux poststructuralistes occidentaux, principalement Foucault, qui mettent en cause l’historicisme, mais sans en tirer les conséquences dans son écriture. Toute tentative de singularisation est en soi une entreprise comparatiste. Si son argumentation dans cette aventure repose sur l’inadéquation des concepts « européens » à traduire la réalité de la modernité indienne, son présupposé reste qu’il est possible de comprendre la modernité européenne de cette façon. Ce présupposé lui fait parfois franchir la frontière, certes poreuse qu’il avait pris soin de poser entre l’Europe comme idéologie et l’Europe comme réalité historique complexe.
Ce qui apparaît alors à nos yeux, c’est une pensée européenne que nous ne reconnaissons pas, qui a davantage à voir avec les constructions et conceptions théoriques indiennes et qui nous donne envie d’en savoir davantage sur les processus de mondialisation des savoirs qui ont accompagné la colonisation et la décolonisation.
Science et politique.
Si Chakrabarty énonce à plusieurs reprises sa méfiance vis-à-vis d’un universalisme moral en sciences sociales et la nécessité de faire apparaître des singularités, il opère également une mise en garde importante : « provincialiser l’Europe » ne veut pas dire faire l’apologie politique du relativisme culturel ou tenter de produire des histoires indigénistes ou ataviques, le projet réside bien dans la tentative scientifique de montrer la complexité et la radicale hétérogénéité du monde.
Cette mise en garde permet de relire de manière critique les ouvrages génériques consacrés ces dernières années aux études postcoloniales. En effet, les critiques majeures à l’encontre des théories postcoloniales reposent sur leurs conséquences politiques. Jean-Loup Amselle ou encore Jean-François Bayard par exemple, opèrent la traduction politique de positions scientifiques les présentant comme inéluctables. Pourtant la politique est bien affaire de luttes, de rapports de force. Cette traduction ne peut s’opérer que via certaines médiations. Si en France par exemple, les théories postcoloniales sont particulièrement mobilisées par des groupes comme les indigènes de la République [1], ceux-ci ne portent pas, par essence, ce type de positionnement. Cette clarification paraît salutaire à l’occasion de la traduction française de Provincialiser l’Europe, alors que le débat intellectuel en France autour de la question postcoloniale se confond avec celui, politique, du républicanisme. Cette confusion laisse entrevoir le peu de recul et d’analyse de la circulation entre production du savoir, espace public et politique dont font preuve les tenants de cette thèse.
Ceci dit, l’entreprise de Chakrabarty est parfois difficile. La distance mise entre projet politique et nécessité scientifique est d’autant plus ardue à tenir que l’objet du livre est précisément l’utilisation des sciences sociales et de l’histoire en particulier dans le cadre de projets politiques, ici la conception historiciste de l’histoire dans les politiques impérialistes, mais également nationalistes. Plusieurs passages du livre illustrent cette difficulté.
La première ambigüité réside dans la revendication de l’héritage, revisité, des Subaltern Studies et leur rapport aux cadres de la pensée marxienne. Dans un premier temps, Chakrabarty montre que ce cadre de pensée les empêchent de concevoir la singularité d’une modernité politique non séculière et d’envisager le rapport singulier en Inde entre politique, émancipation et sujétion, possibilité qu’ouvre pourtant la description des luttes paysannes (voir plus haut). Pourtant, malgré la clarté de la démonstration, Chakrabarty défend l’approche marxienne pour des motifs d’efficacité politique dans le cadre de luttes sociales. Sur cette base, il se lance dans une opération d’élucidation de la pensée de la temporalité de Marx, pour « ouvrir une brèche » (p. 160) dans la distance entre travail réel et travail abstrait, une brèche qu’il serait possible d’investir pour pluraliser et subvertir le récit historique. Pour Chakrabarty
En tant que code, l’histoire entre en jeu au moment où ce travail réel est transformé en monde homogène et discipliné du travail abstrait, de l’échange généralisé, au moment où le signe « marchandise » devient la médiation de chaque échange (p. 160).
L’hétérogénéité du monde pourrait se glisser dans la brèche. La maintenir ouverte permettrait à l’historien subalterne de porter le code, l’histoire, « à ses limites afin de rendre visible son travail de sape » (p. 160).
Il me semble que ce tour de force théorique en forme de concession au partage qu’il établit pourtant plusieurs fois entre un projet scientifique et des positions politiques n’est rendu nécessaire pour Chakrabarty qu’à travers sa volonté de revisiter les Subaltern Studies, d’y introduire des éléments de critique radicale tout en préservant le projet inhérent du courant.
La théorie des « lignes de failles ».
Chakrabarty dit chercher les failles au cœur des approches théoriques, celle tu travail chez Marx par exemple, failles qu’il explore pour faire apparaître d’autres possibles. Dans son introduction il pose clairement son propos entre les approches analytiques et herméneutiques. Des approches analytiques, il entend garder le souci de « démystifier l’idéologie » afin de produire une critique orientée vers un ordre social plus juste ; de l’herméneutique, le souci du détail en vue de comprendre la diversité des mondes vécus, le respect des lieux et des formes de vie particulières dans la détermination du sens. De cette posture vient l’une des forces de l’ouvrage qui est de se tenir au projet du refus de la détermination historique et au refus d’accorder un seul sens à des formes de vie qui semblent proches, mais s’inscrivent dans des contextes, des horizons normatifs et théoriques différents. Ce refus n’est pas uniquement une posture, elle s’incarne dans le livre par l’examen minutieux des singularités, par une attention portée aux sens rendue possible par l’approche herméneutique. Cette précision est particulièrement sensible dans les deux derniers chapitres du livre.
Faire de l’histoire.
Dans la première étude de cas qui constitue la seconde partie de l’ouvrage, Chakrabarty s’intéresse à la manière dont le sort des veuves est devenu un problème public au Bengale. Dans l’histoire bengalie, la figure de la veuve accablée de souffrance est le produit d’un passé collectif public construit à partir d’un grand nombre de souvenirs individuels et familiaux portant sur le veuvage. Dans les conditions de la vie publique moderne indienne, ce passé collectif a joué un rôle crucial dans la recherche de la justice. En examinant à la fois les grandes figures de la vie publique Bengalie qui ont pris fait et cause pour les veuves et les récits autobiographiques de veuves bengalies, Chakrabarty pose les questions suivantes : quel type de sujet est produit à l’intersection de ces deux catégories mémorielles, publiques et familiales ? Quelles qualités ce sujet doit-il posséder pour s’intéresser à la consignation de la douleur ? Comment « dire l’histoire » d’un sujet bengali, collectif et moderne, marqué par cette volonté d’observer et de consigner l’oppression et les blessures ?
Chakrabarty montre que la littérature et notamment les récits des veuves ont permis la publicisation de l’intériorité des veuves et qu’une littérature humaniste a expérimenté et perfectionné les instruments permettant la description moderne de « l’expérience » du veuvage. Chakrabarty relève dans ces textes le rôle et la place de la spiritualité, qui conduit à une marginalisation du corps des veuves.
Il montre par ailleurs que les qualités attribuées aux défenseurs des veuves dans l’espace public bengali ne sont pas celles d’une capacité de mobilisation devant la souffrance grâce à la reconnaissance de la veuve comme personne, mais par des qualités particulières aux défenseurs des veuves, comme la sensibilité exacerbée ou le cœur. Pour Chakrabarty, il y a la une véritable différence avec la « pensée européenne » de la compassion qui repose sur la possibilité de se mobiliser non en tant que personne disposant de qualités particulières, mais en tant que personne capable de voir l’être humain général en lui-même et reconnaissant cette même figure chez un être souffrant.
La mobilisation des défenseurs des veuves et plus encore les autobiographies pourraient être vues comme des pièces des
archives de la naissance du sujet-citoyen au Bengale. Le lieu de cette naissance est situé là où les histoires de l’oppression des veuves, logées dans les crevasses des mémoires familiales, sont rappelées pour être discutées et disséminées dans la sphère publique. Mais ce sujet unifié se diffracte après examen, en de multiples manières d’être humain, ce qui nous interdit de réduire ce moment au récit sommaire d’une transition de l’ère prémoderne à la modernité. (pp. 226-227)
La dernière partie du livre est consacrée à la pluralisation de la notion d’imagination, centrale, comme le montre Benedict Anderson ([1983], 1996), dans l’appréhension de la modernité indienne, mais également, si l’on suit Arjun Appaduraï ([1996], 2001), pour comprendre les ressorts culturels de la mondialisation. Pour tenter d’y parvenir, Chakrabarty met en parallèle deux terrains d’étude : un débat littéraire bengali principalement animé par Tagore et la pratique de l’adda, sorte de réunions régulières d’amis ou de fréquentations consacrées à la conversation et dans laquelle la littérature et les arts occupent une grande place.
Il montre tout d’abord que les romans de Tagore, centraux dans la production de l’identité bengalie, en ne traitant pas, ou mal, la vie de bureau, ont pu donner aux classes moyennes les moyens de supporter les conditions de la vie moderne en les esthétisant et en transfigurant l’expérience par l’utilisation de la langue. Ce point constitue pour Chakrabarty une manière de comprendre les conséquences culturelles de la mondialisation du capitalisme. Enfin, Chakrabarty rappelle que Tagore, dans ses poèmes cette fois, utilisait des références explicites à une pratique spirituelle indoue, le darsham, traduisible par « avoir des visions », pratique lui permettant de mettre en image et percer le voile du réel. Pour Chakrabarty, la reconnaissance de cette pratique du darsham permet de pluraliser la notion d’imagination qui peut être à la fois une pratique centrée sur le sujet (au sens d’Anderson ou d’Appaduraï) et une pratique sans sujet permettant à des moments du passé de s’imposer dans le cours du présent.
Dans la dernière partie du livre, il décrit la manière dont la ville de Calcutta, aussi bien dans sa dimension spatiale que culturelle, est travaillée par la pratique de l’adda, sorte de sociabilité littéraire et politique particulière. L’adda aurait permis la médiatisation du marché et du goût pour la littérature et les arts. À travers l’étude de la pratique de l’adda ainsi que de la nostalgie que sa disparition progressive entraîne, il montre que l’adda a à voir avec une histoire dans laquelle cette institution en est venue à symboliser, de manière problématique et contestée — notamment pour son côté patriarcal — une manière particulière d’habiter la modernité. Loin d’être un élément comparable aux salons bourgeois européens, ou une simple « pratique de transition » amenée donc à disparaître, l’adda constituerait un « monde vécu » singulier.
L’intérêt du livre de Chakrabarty ne réside pas dans sa critique de l’historicisme, il rejoint là de nombreux penseurs qui, depuis Walter Benjamin, pointent l’aporie de cette appréhension de l’histoire. Les pages de méditation de James Clifford dans Routes, Travel and Translation in the Late Twentieth Century (1997) sur Fort Ross, reprenant elles aussi la réflexion de Walter Benjamin, sont sans doute tout aussi éclairantes et nous montrent que l’historicisme ne vaut pas non plus en matière d’élucidation du sens des histoires américaines, mexicaines, voire des histoires tout court… Il existe différentes traditions critiques de l’historicisme, y compris européennes, pour lesquelles celui-ci ne fait pas seulement écran à la compréhension des modernités asiatiques, africaines ou sud américaines, mais fait écran à la compréhension des complexités des configurations historiques en général et à leur indétermination. La réflexion sur l’histoire est traversée par ce rapport au sens de l’histoire, à ce titre la récente parution des écrits de Cornélius Castoriadis, Histoire et création, recensés sur Espacestemps.net en montre la complexité.
En revanche, le projet de Provincialiser l’Europe prend toute sa dimension dans la lecture des analyses de l’émergence du sort des veuves comme un problème public en Inde, le rôle du roman et de l’autofiction dans ce processus, ou dans ses analyses de l’adda. Il me semble que c’est quand Chakrabarty « fait de l’histoire » que son livre prend un tour autrement plus passionnant qu’un simple exercice de positionnement. Il parvient à montrer avec certitude que si certaines manières de dire le réel sont au cœur des constructions idéologiques qui participent à forger notre monde, des voix alternatives s’élèvent pour faire entendre un réel différent, ou du moins contrasté pour révéler l’éclat des possibles que porte la vie humaine, si difficile à traduire, mais qui se révèle à celui qui prend la peine de les observer finement. Sa tentative de dépassement de la simplification binariste, scalaire et historiciste, et la nécessité d’un renversement des perspectives par rapport à l’utilisation de « concepts » outils est convaincante. La citoyenneté, tout comme la modernité, ne sont pas d’abord des concepts, mais le résultat, dynamique, de processus qui émergent localement et prennent des formes singulières, ils s’ancrent dans des manières de dire, de s’imaginer et de produire du commun. Une autre manière d’affirmer, car il semble que cela soit encore nécessaire, et que souligner des singularités ne signifie pas essentialiser des différences.
Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009.