Stokes Croft (Bristol, Grande-Bretagne), avril 2011. Il est plaisant de découvrir une ville par la marche et Bristol s’y prête tout particulièrement. Depuis les berges de la rivière Avon jusqu’aux bassins de l’ancien port marchand, en passant par les nombreuses collines qui ont façonné la cité, les occasions de flâner ne manquent pas. Ainsi, quittant progressivement le cœur commercial et animé de Broadmead, je m’aventure au-delà de l’imposant St James Barton Roundabout et m’enfonce plus au nord au sein de l’inner city [1]. Le paysage urbain change radicalement. Les façades décrépites des immeubles rivalisent de graffitis raffinés, audacieux et hauts en couleurs. Tandis que la rue principale (Stokes Croft Road) se resserre, l’agitation somme toute raisonnable du centre laisse place à une faune bigarrée et multicolore où se côtoient artistes, squatteurs et étudiants, riverains, salariés d’associations, électrons libres, habitués des bars, professions libérales et inclassables du secteur tertiaire. Bref, il règne ici une atmosphère « arty » et un brin libertaire, hors du temps, qui donne au lieu une saveur singulière. Au détour d’une rue, j’aperçois une affiche publicitaire pour le moins intrigante. Voici ce que l’on peut y lire : « Home to Banksy and a different type of bank » (Figure 1). Efficace slogan qu’arbore la banque Triodos sur un banal abribus. Efficace, car derrière le jeu de mots se cache une stratégie marketing astucieuse et opportuniste. En s’associant à l’esprit de Bristol — dont le nom est suggéré (« home »), mais soigneusement écarté —, le banquier capte une plus-value symbolique qui le présente d’emblée sous un jour sympathique : la ville natale de l’incorrigible Banksy — artiste protéiforme connu du grand public pour ses graffitis drôles et provocants — ne peut qu’abriter le fleuron d’une avant-garde entreprenante et out of the box tous secteurs confondus, activité bancaire incluse. Plus encore, l’annonce est savamment localisée : Stokes Croft est « le » quartier autoproclamé « culturel » de Bristol, lieu de rencontre d’une bohème excentrique et agitée dont les frasques récentes ont extirpé la sage capitale du West Country d’une léthargie culturelle séculaire. Avec Banksy comme hérault, le foisonnant milieu activiste et créatif de Bristol s’exhibe désormais à l’échelle globale, réinventant ainsi l’image, et peut-être même l’identité, d’une métropole provinciale historiquement drapée dans une certaine pudeur médiatique.
Bristol, la belle endormie.
Bristol, ville bourgeoise et traditionnellement commerçante, n’a jamais connu de véritables schismes économiques. À l’inverse de territoires industriels comme Glasgow, Sheffield, Manchester ou encore Birmingham, la région n’a pas essuyé la crise des années 70 et 80 avec la même gravité. Fortes d’une base économique extrêmement diversifiée, les élites ont su négocier la transition postfordiste sans trop de heurts (Tallon 2009). Prospère, Bristol l’a été — notamment au 18e siècle, époque du commerce triangulaire et de la traite négrière — et l’est toujours : abritant quelques-uns des fleurons du high-tech britannique (dans les domaines de l’aérospatial et de l’automobile), un pôle créatif performant (autour de l’industrie de l’image, du département d’histoire naturelle de la BBC et des studios Aardman, créateurs des films d’animation Wallace et Gromit), ainsi qu’une communauté universitaire dynamique, la région urbaine, bien connectée aux grandes infrastructures de transport nationales et internationales, semble tirer son épingle d’une globalisation pourtant réputée ravageuse. Proche du Grand Londres (à peine deux heures de voiture) et non loin de la touristique ville de Bath, cette capitale provinciale réputée pour sa qualité de vie et son image raffinée s’enorgueillit d’un climat et d’une topographie avantageuse, qui la rendent très attractive auprès des populations estudiantines, des jeunes travailleurs et des investisseurs.
Cette situation avantageuse explique certainement pourquoi Bristol apparaît quelque peu isolée des success stories de la renaissance urbaine des années 90 (Fée et Nail 2008, Shatfoe et Tallon 2009). La ville ne se raconte pas au travers de « starchitectures » ostentatoires, d’institutions muséales prestigieuses ou de projets de régénération urbaine de grande ampleur, pas plus qu’elle n’exhibe ses transformations, pourtant nombreuses, dans la presse professionnelle ou grand public. Malgré tout, elle se restructure : le harbourside est progressivement reconquis, le centre ancien, largement piétonnisé, s’étend au moyen d’opérations commerciales d’envergures (Cabott Circus), et South Gloucester, « l’edge city » agrippée à l’autoroute M4 qui rejoint la capitale, se recompose autour de l’économie du savoir. Comme ailleurs en Grande-Bretagne, les espaces centraux délaissent progressivement leur fonction artisanale et industrielle pour mieux s’abandonner aux franchises commerciales, à l’immobilier tertiaire et au logement haut de gamme. Afin de maintenir son statut de ville estudiantine, la municipalité a su stimuler sa vie nocturne en développant (notamment sur les quais) des activités de divertissement, d’hôtellerie et de restauration. Les institutions culturelles classiques ne sont pas en reste (à l’image du très entreprenant Musée de Bristol ou de la Galerie publique Arnolfini), et le patrimoine architectural et urbain constitue aujourd’hui encore un élément structurant de la morphologie de cette ancienne ville portuaire et marchande. Fidèle à son image, Bristol demeure une belle endormie bien préservée autant qu’elle a su se préserver des tourments de la modernité.
S’il est vrai que la ville ne se démarque pas par ses politiques d’aménagement, c’est que la révolution s’opère ailleurs. La renaissance de Bristol n’est pas tant urbaine que culturelle, et c’est à la marge qu’il revient d’en assurer l’organisation. L’insurrection est d’abord musicale : Massive Attack, Portishead ou Tricky ont porté haut le Bristol Sound dans toute l’Europe. Ce n’est pas un cas unique : Manchester, par exemple, rebaptisée pour l’occasion « Madchester », voit apparaître dans les années 90 une scène musicale pop et rock très dynamique. L’originalité de Bristol réside principalement dans la collusion entre un milieu artistique effervescent et un réseau d’activistes culturels très entreprenants dont les exactions semblent se confondre territorialement en lieu et place de Stokes Croft, ce autour d’une esthétique de la contestation assez remarquable.
Graffiti et hip-hop pour tout le monde !
La légende dit que Banksy, de son vrai nom Robert Banks (ou Robin Gunningham suivant les sources), est originaire de Bristol. Né en 1974, le graffitiste est devenu (malgré lui ?) une icône pour ne pas dire une marque dont les reproductions (photographies de ses graffitis et pochoirs imprimées ou montées sur châssis) se vendent aujourd’hui dans n’importe quel magasin de souvenir [2] de la ville. En cette fin de siècle, il participe au renouveau de la scène artistique britannique et partage, notamment avec les « young British artists », ce goût insatiable de la subversion et du fun (Ambrosino 2013). Son art est un mélange d’ironie et d’irrévérence : chambouler la conscience collective, frapper fort sur la politique, les faits de société, l’actualité ou la guerre, tels sont ses thèmes favoris. Mais ce qui le distingue de ses compères Damien Hirst, Tracey Emin, ou Chris Offili, artistes autant connus pour leurs œuvres sulfureuses et provocatrices que pour leurs personnalités controversées, c’est que Banksy demeure avant tout une signature sans visage dont on ne connaît que la géographie créative. Ce qui ne l’empêche pas de jouir d’une notoriété désormais globale tout en demeurant auprès du grand public un artiste jaloux de son propre anonymat.
Avant de graffer les barrières de séparation de Gaza, de jouer aux « terroristes » au sein du British Museum [3] ou de vendre ses œuvres dans des galeries prestigieuses de Los Angeles, Banksy s’est exercé sur les murs de la paisible cité géorgienne. Dans son Guide non officiel du Bristol de Banksy [4], Steve Wright (2009) explique bien comment la trajectoire de l’artiste, au moins à ses débuts, est indissociable des scènes graffiti et hip-hop des années 80 et 90, fortement marquées par la porosité de pratiques créatives jusque-là mises au ban de l’art officiel. Robert de Naja, alias 3D, figure parmi les pionniers à assurer localement cette articulation novatrice. Au début des années 80, il importe la culture hip-hop nord-américaine en invitant les principaux leaders de la scène new-yorkaise (les membres de la Rock Steady Crew) à venir peindre Bristol. Peu de temps après, il forme le groupe Wild Bunch (qui deviendra plus tard Massive Attack) tout en collaborant avec les Z-Boys, collectif d’artistes qui inspirera bon nombre de créateurs locaux dont le jeune Robert Banks :
I come from a relatively small city in southern England. When I was about ten years old, a kid called 3D was painting the streets hard. I think he’d been to New York and was the first to bring spray painting back to Bristol. I grew up seeing spray paint on the streets way before I ever saw it in a magazine or on a computer. 3D quit painting and formed the band Massive Attack, which may have been good for him but was a big loss for the city. Graffiti was the thing we all loved at school — we all did it on the bus on the way home from school. Everyone was doing it. (Banksy cité dans Wright 2009, p. 3)
Suivront par la suite des artistes comme Nick Walker, Inkie, Fade ou Jaffa qui, pour la plupart, seront invités à graffer en toute légalité sur les murs de la Galerie Arnolfini en 1985 à l’occasion de l’exposition Graffiti art in Bristol — premier geste de reconnaissance de la part des principaux acteurs du milieu culturel local.
Stokes Croft pour cimaise : brève incursion dans les mondes urbains du street art.
Au cours des années 1990, Stokes Croft devient rapidement l’un des principaux territoires du graffiti bristolien. La rue éponyme, les façades de certains édifices et, plus généralement, l’espace public s’offrent à cette forme d’art comme autant d’occasions pour le graffitiste de donner à voir son travail (Figures 2, 3, 4). Seulement, l’originalité du système de monstration qu’implique cet art contextuel (Ardenne 2004) n’a d’égal que son illégalité, laquelle pèse fortement sur son inscription territoriale. Aussi, certains lieux se prêtent-ils plus que d’autres à son exercice. Stokes Croft est de ceux-là. Grand oublié des politiques de requalification urbaine, cette portion de l’inner city abrite une population multiethnique (dont une large communauté afro-caribéenne) relativement pauvre et marginalisée. Plus qu’ailleurs, le manque de logements abordables se fait ressentir et se traduit par une recrudescence de squats. Il se dégage alors de ce quartier pourtant proche du centre, une ambiance permissive et bohème qui offre une certaine liberté aux graffitistes. Malgré la politique zéro-tolérance affichée par la municipalité, les multiples espaces résiduels, les friches ainsi que les délaissés temporaires connaissent un second souffle créatif et constituent le laboratoire de nouvelles formes d’expressions artistiques. Quelques années suffiront pour que Stokes Croft héberge le creuset d’une contre-culture anti-autoritariste fortement imprégnée d’une entêtante éthique do it yourself.
Les collectifs qui y élisent domicile organisent des expositions qui se déploient de manière interstitielle entre rues et trottoirs, à même les murs, dans des cours intérieures ou des immeubles laissés à l’abandon. Ces street galleries sont annoncées dans les commerces du quartier et, plus généralement, via une myriade de réseaux informels. Avec leur griffe, les artistes de Stokes Croft renouvellent matériellement la plasticité de l’espace dans lequel ils vivent, travaillent et socialisent, le transformant en une vaste cimaise que la rue, par son atmosphère singulière, met en valeur. Le monde de l’art (Becker 2006) qui se constitue alors révèle une forme originale d’organisation à la fois sociale et territoriale. Mis à part quelques artistes isolés, la plupart des créateurs évoluent au sein de groupes bien constitués, les gangs et les crews — Banksy lui-même participera entre 1992 et 1994 à la Bristol’s DrybreadZ Crew avant d’entamer une carrière plus solitaire. Ceux-là structurent l’identité artistique de leur membre suivant un découpage très précis de la ville. À tel point que les rivalités, lorsqu’elles apparaissent, sont à l’origine de guérillas créatives qui s’exhibent à l’échelle métropolitaine et se soldent bien souvent à coups de spray sur les productions concurrentes. Une fois de plus, Banksy n’est pas épargné ; certaines de ses créations connaîtront le même sort. C’est notamment le cas de la célèbre fresque de Stokes Croft The Mild Mild West [5] (Figure 5) dont la détérioration en 2009 ne manquera pas de mettre en émoi riverains, associations et autres journalistes locaux (par exemple, BBC Bristol), légataires autoproclamés de la valeur patrimoniale d’un graffiti vandale désormais protégé tel un bien public.
Il est vrai que peu de temps sépare la réalisation des premières œuvres de Banksy de leur consécration sur le marché de l’art contemporain. Passé maître dans le coup d’éclat, l’artiste a su élever ses pratiques clandestines au rang de street art (voir le site de Banksy) paré d’une valeur d’échange (Dickens 2009). Basculement qui n’est pas sans implications urbaines. À mesure que son aura se diffuse, le paysage de Stokes Croft change : cafés, bars et espaces bien-être font leur apparition et se disputent désormais les pieds d’immeubles avec galeries, ateliers et autres centres artistiques autogérés (artist-run spaces). Pour autant, en dépit de signes évidents de gentrification, le quartier demeure dans une situation précaire. Le marché du logement clandestin se porte bien et finalement rares sont les opérations immobilières susceptibles d’en bouleverser le profil social et culturel. Cette « authenticité » préservée des assauts du grand capital constitue d’ailleurs l’un des chefs de bataille de la turbulente People’s Republic of Stokes Croft. Fondé en 2007, ce mouvement d’activistes s’est progressivement imposé comme l’un des principaux interlocuteurs du quartier. Fort de la dynamique créative locale, ce groupe, très actif dans le débat public, accuse la municipalité d’avoir abandonné un « quartier culturel » — suivant leur expression, dont ils assurent eux-mêmes l’historicisation (au sein de leur propre musée), la défense (en proposant une extension du périmètre de protection du patrimoine), ainsi que la promotion touristique (vente d’ouvrages, de DVD, organisation de visites culturelles et de festivals de rue). S’inspirant d’une culture du détournement chère aux graffitistes, ils occupent l’espace urbain à l’aide de médiums artistiques informels (happenings, détournements de panneaux signalétiques municipaux, concours de graffitis dans les rues), parant leurs velléités contestataires d’une esthétique intimement liée au territoire de Stokes Croft.
Banksy versus Bristol ? Les contradictions culturelles de la ville créative.
Il faut néanmoins attendre la fin des années 2000 pour que le sacre de Banksy soit suivi du couronnement de la scène street art. Lorsqu’en 2008, la ville de Bristol se porte candidate à devenir la Capitale européenne de la culture, il est brièvement fait mention de l’artiste, mais la mise en scène de son œuvre n’est toujours pas à l’ordre du jour. L’année suivante en revanche, le très sage Bristol Museum entreprend de lui consacrer une exposition exclusive, laissant le soin à Banksy de reconfigurer dans son intégralité la scénographie du musée. La reconnaissance dont témoigne la vieille institution n’a d’égal que l’extraordinaire succès (unique dans l’histoire de Bristol) du désormais mythique duel : Banksy versus Bristol Museum. Les chiffres parlent d’eux-mêmes (Gough 2012) :
– les dépenses directes, indirectes et induites générées par le seul événement sont estimées a minima à 15 millions d’euros ;
– sur 12 semaines, ce ne sont pas moins de 300 000 personnes qui se déplacent ;
– la vidéo de présentation de l’exposition postée sur YouTube enregistrera environ 600 000 vues.
Et « l’effet Banksy », pour reprendre les termes de la presse, dépasse le seul volet économique. C’est toute la stratégie de marketing urbain qui est repensée au prisme de l’argument culturel, désormais présenté comme salutaire au lendemain de la crise bancaire et financière de 2008. En témoigne le Banksy Walking Tour, itinéraire de découverte des principales œuvres de l’artiste encore visibles, mis en ligne par Visit Bristol (l’office du tourisme) peu de temps après l’exposition.
Mais ce mariage d’intérêt n’est que de courte durée. Très vite, le capital médiatique de Banksy fait l’objet de récupérations pour le moins antagonistes : d’un côté, une municipalité à la recherche d’une image innovante et créative, de l’autre, un mouvement d’activistes qui puise sa légitimité dans un art de la défiance culturellement hostile à l’instrumentalisation ; pire, comment institutionnaliser le travail d’un artiste symbolisant la lutte contre l’autorité, les forces du marché, et plus généralement, les institutions elles-mêmes ? Hiatus qui débouche assez logiquement sur un affrontement idéologique que les émeutes de 2011, les « Tesco’s riots », mettront en exergue.
No Tesco ! Art, activisme culturel et développement urbain.
Lorsqu’à la fin des années 2000, la municipalité de Bristol accorde au supermarché Tesco la possibilité de s’installer à Stokes Croft, elle est loin de se douter du dénouement de ce qui, localement, est perçu comme l’invasion d’un grand groupe capitaliste aux pratiques incompatibles avec l’esprit du lieu. Jouissant d’un monopole national, Tesco est déjà très bien implanté localement (14 magasins dans un rayon de 3 km). Taxée d’imposer une concurrence déloyale aux commerces indépendants, son installation au sein du quartier soulève une farouche opposition de la part de résidents, de collectifs et de militants, qui se regroupent au sein du groupe d’intérêt « No Tesco » (Figures 6 et 7). Outre l’offre commerciale, ceux-là mettent en avant l’esprit d’indépendance et le fragile écosystème culturel et social que l’ouverture du magasin viendrait bouleverser au profit d’une gentrification malvenue (Buser et al. 2013). Simple « nimbysme » symptomatique d’une forme de sécession urbaine, ou critique radicale d’une néolibéralisation rampante des politiques municipales ? Difficile de trancher. Au final, ce conflit conforte les acteurs du quartier dans leur volonté d’asseoir une identité locale fièrement revendiquée.
En avril 2011, les tensions entre les habitants de Stokes Croft et la Ville atteignent leur paroxysme (Clement 2012). Au terme de plusieurs mois de résistance, l’intervention musclée des forces de l’ordre pour déloger un squat culturel (le Telepathic Heights) situé juste en face du projet dégénère violemment et se transforme en émeutes. En l’espace de quelques jours, Stokes Croft se retrouve au cœur d’un feuilleton médiatique national. Outre les violences policières, les journalistes se plaisent à livrer le récit séduisant d’une communauté isolée et soudée qui, à son corps défendant, lutte contre le monde de l’argent et un système de planification coercitif en prônant un modèle culturel et social alternatif.
Rapidement, People’s Republic of Stokes Croft apparaît comme l’un des principaux protagonistes du conflit. Bien que ses membres se défendent d’agir en tant que porte-parole, c’est bien eux que Banksy contacte afin que leur soient reversées les recettes de la vente de son affiche commémorant l’événement. Soutien inespéré provenant d’un artiste de stature désormais internationale, mais très attentif au devenir du quartier dont il demeure l’enfant chéri. L’épisode Tesco aura permis de positionner Stokes Croft comme l’un des hauts lieux du graffiti à l’échelle planétaire. Présentée comme une rébellion nécessaire, cette pratique artistique est localement investie d’une dimension politique emblématique de la capacité développée par les habitants du quartier à maîtriser leur environnement et à conduire leur destin.
La ville contemporaine et ses bouffons.
Ce transfert d’une forme d’expression artistique dans le champ de l’action publique constitue un horizon de réflexion pour le moins stimulant. Dans cette configuration, les artistes ne sont plus exclusivement des producteurs d’œuvres d’art, ils sont aussi créateurs d’espaces urbains. Collectivement, ils contribuent à requalifier Stokes Croft en révélant son potentiel esthétique et a fortiori sa visibilité. Donnant une force positive au paysage de l’inner city, ils interrompent la dévalorisation urbaine, initient un renversement médiatique et émettent les signaux fondateurs de nouvelles représentations sociales. Mais ils n’agissent pas seuls. Tandis que Stokes Croft se transforme en une véritable galerie d’art publique, associations et mouvements culturels se disputent l’ordre local au risque d’instrumentaliser Banksy suivant un opportunisme médiatique finalement semblable à celui qu’ils pourfendent par ailleurs lorsqu’ils évoquent les stratégies marketing de la municipalité. Et que dire de Banksy lui-même ? De la rue au musée, puis de nouveau dans la rue, le trublion connaît un succès inébranlable tant il sait rassembler. Certes, il est critiqué, mais cela reste marginal. Partisan distant, il demeure au-dessus d’une mêlée dont il sait bien qu’elle l’utilise autant qu’il l’emploie pour asseoir son propre discours sur la société. Tant que Bristol manquera d’un agitateur public, Banksy occupera le poste. Avec un nounours énervé pour étendard, la Bristol contemporaine s’est découvert son bouffon. N’est-ce pas là le prix de la créativité ?