La réédition du Secret de l’Occident est une bonne idée. D’abord comme symptôme d’une demande de réflexion sur les processus historiques au niveau mondial, ensuite parce que cette démarche autodidacte présente une perspective plutôt originale dans une structure claire et pédagogique. Cosandey n’est pas historien, mais spécialiste de physique théorique, ce qui explique sans doute sa curiosité pour le progrès scientifique.
Le Secret de l’Occident participe à un archipel de publications qui répondent en ordre dispersé à un manque, celui d’une histoire au niveau mondial. Cette lacune est particulièrement nette dans la littérature de langue française. Parmi les principales îles francophones récemment émergées, on peut citer Esquisse d’une histoire universelle de Jean Baechler (Fayard, 2002) et Redécouvrir l’histoire mondiale de Luc-Normand Tellier (Liber, 2005). Ce n’est sans doute pas un hasard si les auteurs ne sont pas des historiens professionnels : Baechler est sociologue, Tellier économiste. Autres symptômes de ce vide à combler : la publication d’un dossier de la revue Sciences Humaines, dans le numéro de l’été 2007, consacré à « l’autre histoire du Monde » coordonné par Laurent Testot et la traduction du gros ouvrage de l’historien de Cambridge, Christopher A. Bayly, La naissance du monde moderne (Éditions de l’Atelier, 2006). En 2008, on peut également signaler un colloque de Cerisy intitulé « Histoires universelles et philosophies de l’histoire : de l’origine du monde à la fin des temps » (du 1er au 8 septembre, direction Alexandre Escudier et Laurent Martin) et la parution d’un ouvrage collectif des éditions Sciences Humaines, Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde. Enfin, il ne faut pas oublier le très grand succès de Jared Diamond.
L’historiographie française a toujours manifesté une grande prudence vis-à-vis des histoires universelles, genre fort ancien qui plonge ses racines dans des perspectives téléologiques pré-scientifiques, donc suspectes. Depuis les années 1980, en France comme dans d’autre pays, les problématiques historiques lassées des « Grands Récits » ont privilégié la micro storia. Ce « tournant » a cependant été plus radical qu’ailleurs ; global history (Anthony G. Hopkins) ou big history (John Mears, David Christian) ne sont pas des genres académiques reconnus dans l’hexagone. Seule l’histoire « connectée » bénéficie d’une petite reconnaissance, sans doute du fait de son caractère postcolonial, donc d’une transcription française de l’expression connected history (Sanjay Subrahmanyam). Certes, insister sur cette spécificité nationale n’est pas sans quelques injustices, ne serait-ce qu’envers Olivier Pétré-Grenouilleau ou Serge Gruzinski.
Il n’en reste pas moins qu’une demande est manifeste et qu’elle n’est pas contentée par l’offre éditoriale. Il y a un paradoxe à placer quotidiennement la mondialisation comme un horizon inévitable sans en tracer l’histoire dans toute sa longue durée. De ce fait, nombreux sont les spécialistes de sciences sociales qui, ayant pris le Monde pour objet d’étude, se trouvent amenés à en brosser la dynamique dans le temps long (Paul Bairoch, Jacques Lévy, Immanuel Wallerstein…). Rien d’étonnant finalement qu’on découvre régulièrement de grandes fresques brossées par des intellectuels assez éloignés du métier d’historien.
Très souvent ces grands récits sont un peu monomaniaques : ils tissent un ― et un seul ― fil conducteur qui relierait l’Alpha et l’Omega. C’est, par exemple, le cas de Luc-Normand Tellier qui rend compte des processus majeur de la dynamique de l’humanité par des formes géométriques. Cet économiste applique une démarche systématique d’analyse spatiale, considérant que « l’histoire mondiale s’explique beaucoup mieux si on adopte une perspective neutre sur les cultures, les races et les civilisations ». Il a donc construit une théorie dite « topodynamique » : il trace sur des planisphères aux projections classiques des « corridors » aux formes très géométriques où se déploient des trajectoires. Cette réflexion est très marquée par la succession des villes-monde telle que la décrit Braudel. On pourrait considérer Luc-Normand Tellier comme l’inverse du déterminisme naturaliste de Jared Diamond. Il a le mérite d’introduire la dimension spatiale, en particulier sous forme de positions relatives, dans les processus historiques. Cela dit, sa volonté de privilégier « l’économie spatiale plus que la discipline géographique », rend son raisonnement naïf, en particulier dans l’usage de la cartographie.
Rendons hommage à Cosandey de proposer un modèle historique plus complexe, même s’il ne répugne pas à quelques provocations, à commencer par son titre : « Le secret » fait un peu littérature ésotérique. Il parle également de « formule magique européenne ». Mais il ne faut pas chercher des Templiers ou les descendants du Christ, on est, au contraire, face à une démarche de laboratoire. Cosandey expose et critique les théories standards du progrès scientifique (chapitre 1), propose la sienne, « la théorie méreuporique » (chapitre 2), puis la teste dans les aires civilisationnelles classiques (chapitres 3 à 5) avant de l’élargir (« l’hypothèse thalassographique », chapitres 6 et 7) et, in fine, esquisse les dynamiques plus récentes (chapitres 8 et 9). Cela fait évidemment un gros volume (870 pages, présentation de Christophe Brun non comprise), mais d’une lecture aisée.
Le modèle de Cosandey est profondément géohistorique : la fragmentation européenne, ce que Braudel aurait appelé une économie-monde (même si le sens de ce terme a dérivé aujourd’hui pour désigner un espace économique en général), forme système avec le progrès économique. Réciproquement, le dynamisme social ainsi généré entretient cette fragmentation. Sur le long terme, la division fait la force. Pourquoi précisément en Europe ? Là, Cosandey redevient classique et retrouve le rôle du découpage continental et de l’articulation à la mer. On atteint là les limites de la démarche, celle d’un homme seul. Dire qu’il n’écrit pas de l’intérieur des sciences sociales serait sans doute reçu par l’auteur du Secret comme du corporatisme. Ce serait pour partie injuste, vue la somme impressionnante de lectures maîtrisées dont il use. Mais en même temps, il ne se confronte guère au champ et ne relie pas son effort de construction théorique à ce qui s’en rapproche.
C’est le principal mérite du texte d’introduction de Christophe Brun de montrer qu’on peut importer, naturaliser, assimiler Cosandey dans les sciences sociales sans le trahir et sans les trahir. Ce serait dommage de prendre de haut le Secret parce qu’il ne respecte pas les formes académiques et travaille de seconde main. Mais ce serait regrettable également de ne pas souligner les limites, à condition de ne pas en prendre prétexte pour rejeter son hypothèse structurante qui ouvre bien des perspectives : la formalisation de la structure de l’Europe avec dynamisme économique et division politique stable comme conditions au progrès technoscientifique, couple qu’il nomme méreuporie (de meros, divisé, et euporeos, dans l’abondance ― néologisme dont on peut douter de l’utilité).
Le problème qui peut sembler essentiel est que Cosandey prend les sociétés du passé plus pour son objet que pour son sujet : il ne cherche pas à expliquer leurs existences, leurs chronologies et leurs caractères, mais les utilise comme terrains d’expérimentation de son modèle. On ne peut déshistoriciser l’Inde, l’Islam, la Chine et l’Europe, dont les limites sont en grande partie des « visions du Monde » que nous produisons, qui n’ont pas toujours existé. Sans cet horizon critique, on en reste, comme champ référentiel, à une histoire universelle du 19e siècle. Dans ce livre, l’Europe, au lieu d’émerger de la Chrétienté médiévale, « existe » depuis le « miracle grec » ; Rome n’est plus l’ancêtre du monde arabo-islamique. Les civilisations n’existent pas en dehors de la liste dressée au 19e siècle (Chine, Inde, monde arabe et iranien). Les sociétés amérindiennes, africaines ou polynésiennes n’ont pas droit à ce titre. Les civilisations sont étanches, sans interactions, sans métissages.
Eh bien, malgré cela, il faut lire Cosandey. C’est, en effet, très stimulant d’être confronté à une véritable vision de l’histoire qui fasse réfléchir. On est constamment tenté de reprendre ses analyses, de les compléter, de les contester aussi. Jamais de les abandonner aux cieux spéculatifs des « philosophies de l’Histoire ». Parce qu’il introduit un lien fort entre organisations géographiques et types de temporalités, on peut dire de Cosandey qu’il fait œuvre de géohistoire.
David Cosandey, Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Champ Flammarion, 2007 (1ère édition : Arléa, 1997), présentation de Christophe Brun.