Guerres impérialistes, coloniales, commerciales ou défensives : même si on ne s’accorde pas sur les raisons des conflits qui ensanglantent le monde, il est indéniable que nous vivons dans une période dans laquelle la guerre est encore un fait d’actualité. Il s’agit de conflits globaux dans le sens que la couverture médiatique est mondialisée en temps réel, mais en même temps, comme dans le passé, les conflits sont locaux car les populations directement concernées sont les seules à en faire les frais au quotidien. C’est précisément aux dynamiques des guerres actuelles, et plus précisément à celles issues de la politique étrangère des États-Unis, aux imaginaires qui les rendent possibles et aux représentations des actions guerrières que s’attaque Derek Gregory dans cet ouvrage.
Géographe à la University of British Columbia de Vancouver, Derek Gregory est connu et apprécié bien au-delà du monde géographique anglo-saxon pour ses études sur l’orientalisme, sur les imaginaires géographiques, mais aussi sur les relations de pouvoir et les limites des techniques. Dans cet ouvrage, l’auteur aborde chacun de ces domaines, en analysant les campagnes militaires menées par les Américains et leurs alliés britanniques en Afghanistan et Iraq après le 11 septembre, ainsi que les attaques israéliennes en Palestine : il montre que ces actes sont intrinsèquement liés les uns aux autres non seulement par une volonté commune, mais aussi par des conduites similaires. Dans l’héritage et la continuation des actions coloniales précédemment menées sur ces mêmes terres, les conflits actuels ne font que réactualiser ces ambitions de conquêtes par de nouvelles guerres coloniales.
Du post-colonialisme au colonial present.
S’il est assez courant aujourd’hui dans les sciences sociales de se référer aux relations entre les puissances mondiales et les pays économiquement moins riches en termes de néocolonialisme ou post-colonialisme, il est certainement moins commun de parler du temps présent en termes de période coloniale contemporaine (colonial present). C’est le point central du propos de Derek Gregory, qui insiste néanmoins aussi sur les aspects originaux de ce colonialisme contemporain, principalement liés aux conséquences de l’usage des techniques les plus récentes pour des raisons militaires. Pour ce faire, Derek Gregory tire inspiration de l’œuvre d’Edward Saïd, ainsi que des interviews et déclarations récentes de l’intellectuel palestinien récemment disparu, pour insister sur l’actualité de l’orientalisme, permettant de transformer les autres peuples en « Autres » et légitimant une violence exemplaire contre eux.
Si le point de départ de toute colonisation est le moment inaugural qui n’est qu’une fiction ou une convention, représentant les trajectoires spatio-temporelles des différentes colonisations, tout ce qui suit est « post ». Mais le post-colonialisme véhicule aussi l’idée d’un présent et d’un futur libérés de tout pouvoir colonial, d’une rupture solution de continuité entre le passé colonial et le présent. Ceci ne correspond pas à vérité car, bien que transformés, ou bien plus souvent déniés, les facteurs qui ont rendu possible la colonisation dans le passé sont réaffirmés et réactivés dans le colonialisme actuel. En effet, pour Derek Gregory l’origine de la crise globale de l’après 11 septembre doit être recherchée précisément dans ces expériences coloniales passées et dans les systèmes quasi-impériaux informels qui leur ont succédé.
Ceci étant, pour exister et agir, le colonialisme actuel s’appuie et se réactive grâce à des géographies imaginatives (imaginative geographies).
Les géographies imaginatives et la colonisation contemporaine.
Dans leur définition originaire, les géographies imaginatives, introduites par Edward Saïd lors de son analyse critique de l’orientalisme sont des stratégies qui traduisent la différence en distance. Il s’agit de véritables réalisations (car elles finissent par avoir une existence tangible) qui combinent le fictif et le réel, parce qu’elles sont des imaginations substantialisées. Les géographies imaginatives sont non seulement des stratifications temporelles, des successions d’histoires, mais aussi des performances spatiales, l’espace étant le résultat des représentations, valorisations et articulations ainsi que le processus qui les rend possibles. Dans cette perspective qui considère l’espace comme une dynamique, les représentations sont des actants : « je l’ai répété avec insistance, les représentations ne sont pas des miroirs du monde. Elles entrent directement dans sa réalisation » (p. 121). Lorsque Derek Gregory fait référence aux performances de l’espace, il s’agit donc de cette vision actantielle de l’espace, dont les conséquences sont particulièrement évidentes au sein de la colonisation à laquelle nous assistons de nos jours.
En fait, la colonisation contemporaine exploite les géographies imaginatives en connexion avec les performances de l’espace. Cette combinaison permet de transformer la différence en distance, car les projets coloniaux font apparaître et tiennent à distance l’étrange, le surnaturel et le monstrueux, c’est-à-dire l’ennemi. En effet, la distance n’est pas une mesure donnée une fois pour toutes et fixée : les acteurs peuvent contribuer à en faire varier l’entité. Dans la colonisation contemporaine (comme dans les épisodes coloniaux du passé d’ailleurs), toute métropole a le pouvoir de transformer la distance, par annulation ou par expansion.
Si Derek Gregory mélange constamment et avec talent les développements théoriques et l’analyse des cas d’étude, nous avons isolé la théorie pour en montrer la portée novatrice, mais aussi pour mettre en évidence que souvent la transition entre la géographie des actes coloniaux et l’aspect culturel (constamment souligné par l’auteur) est faible. Il en est de même pour l’autre versant de la culture qu’est la soi-disant modernité. Gregory tente de rendre visible une géographie de l’orientalisme colonial, une géographie qui n’est pas seulement un résultat, mais un processus dynamique, mais cet élan théorique est coupé par un retour constant à la culture orientaliste, appuyé sur une référence constante à la modernité. C’est ainsi que les imaginaires coloniaux restent suspendus entre le domaine des spatialités et la plus banale acception culturelle orientaliste.
Les guerres américaines et le conflit israélo-palestinien.
Aujourd’hui comme hier, les imaginaires coloniaux utilisent le langage orientaliste du monstrueux, ce que Campbell appelle la « géographie du mal » : ceci faisant, ils tracent des lignes de démarcation entre civilisation et barbarisme. La consolidation du superpouvoir américain nécessite donc d’un autre qui soit le Mal absolu, dont la menace grandissante légitime la consécration de l’hégémonie globale des États-Unis.
Il est évident que dans les sociétés coloniales les dualismes sont un fait vital désespéré (Frantz Fanon parlait d’« un monde coupé en deux »), mais dans le cas des États-Unis où les occupants démentissent l’occupation, la coupure devient encore plus tranchante : « vraisemblablement les Américains ne se considèrent pas des étrangers en Iraq parce qu’ils sont des soldats universels de Dieu » (p. 235). Comme dans tout projet colonial, le consensus de ceux qui sont directement affectés n’est pas demandé, car le pouvoir appartient sans équivoque au États-Unis et à la Grande Bretagne. Ceci explique, par exemple, que dans un geste indolent typique des opérations contre-offensives coloniales, toutes les victimes des troupes américaines sont décrites par l’armée comme des « rebelles iraquiens ».
Si une des conséquences immédiates du 11 septembre a été une affirmation renforcée des États-Unis en tant qu’espace national qui ferme ses espaces aériens et ses frontières et se considère comme une « patrie », cette stratégie était accompagnée par l’invention d’un territoire précis et délimité de terrorisme international : les réseaux capillaires et rhizomatiques d’Al Qaeda étaient identifiés avec l’Afghanistan. L’actualité de ce discours et des pratiques qui en découlent est encore sensible dans l’après-guerre.
Le suivi au jour le jour (parfois même au fil des heures) des opérations militaires et la pluralité des sources consultées (journaux, revues, rapports militaires, etc.) constitue une partie importante de cet ouvrage, mais il est encore plus agréable de découvrir l’usage répété de sources iconographiques diversifiées : cartes naturellement, mais aussi photographies, dessins et vignettes humoristiques. Toutes ces images n’ont nullement une fonction décorative : il s’agit en effet d’une iconographie qui sert comme le texte à montrer les différentes facettes de ces actes coloniaux contemporains.
Il en est de même pour les actions de conquête guerrière perpétrées par Israël envers la Palestine, avec la différence que dans ce cas la géographie, la prédation et l’agression semblent être encore plus géographiques, car elles ont comme objet la terre, l’espace et le droit à être et habiter dans un endroit précis. Le peuple palestinien a subi l’expropriation de la presque totalité de ses terres, surtout les plus fertiles, mais a gardé intacte la mémoire du passé et l’espoir pour le futur : une géographie de la mémoire et du projet indispensable pour la création d’un nouvel État.
Les expropriations des terres auxquelles les Palestiniens doivent faire face entre-temps sont profondément spatialisées, non seulement à l’échelle de l’État palestinien, mais aussi au niveau intime des microtopographies des habitations, des champs et des cimetières. Ces processus donnent lieu à des fragmentations et à des recompositions spatiales violentes, qui ne sont rien d’autre que des tentatives de dérangement de la quotidienneté palestinienne. Les territoires occupés sont représentés par le biais d’une cartographie aux limites mouvantes, sans frontières fixes. Face à ce genre de dynamiques spatiales complexes et rapides, les outils cartographiques dont nous disposons actuellement ne semblent pas suffire et l’auteur explicite le besoin d’une cartographie alternative qui nous permette de représenter les turbulences spatio-temporelles dans lesquelles et par lesquelles nous nous trouvons à vivre.
Technologies et nouvelles cartographies.
Même si elle n’est pas complètement adaptée aux exigences actuelles, la raison cartographique contemporaine avec ses extensions technologiques et médiatisées, arrive à produire l’illusion et l’autorité d’un super-sujet (Israël par exemple). Elle déploie un discours d’objectivité et montre en même temps une absence d’objet, qui réduit le monde à une série d’objets dans un champ visuel plat : en ce sens la technologie a un rôle central. Même si les quartiers sont sous le regard tridimensionnel des systèmes de surveillance israéliens, les villes palestiniennes sont décrites comme des « espaces impénétrables et inconnus ».
La géographie qui se dessine sur et par ces espaces est donc soumise à un registre technique, mais qui est toujours plus que purement technique : Derek Gregory utilise à ce sujet l’expression « technoculturel ». Cela s’explique par le recours à la culture déjà souligné , mais cette précision devient inutile si la technique (ou il vaudrait mieux dire la technologie) est replacée dans son contexte normal, comme partie intégrante des collectifs d’humains et non-humains qui bâtissent et transforment les espaces.
Malgré le recours au technoculturel, face auquel nous avons exprimé notre scepticisme, il est indéniable que les technologies et les techniques contemporaines ont de nombreuses et fondamentales applications dans le domaine militaire, qui ont profondément changé la manière selon laquelle les conflits se déroulent : cet ouvrage en montre les différentes facettes. Ceci étant, la géographie sert encore à faire la guerre : la maîtrise des données spatiales reste fondamentale et l’exercice du pouvoir sur le sol et ses habitants reste stratégique.
Cependant, face aux dynamiques contemporaines dont Derek Gregory fait état, on peut se demander si on assiste effectivement au déploiement d’une logique coloniale sur les espaces concernés ou bien s’il s’agit d’une dynamique géographique d’un autre ordre.
Colonialisme, impérialisme ou dynamique politique normale ?
Il faut remarquer au préalable que, malgré la prédominance du recours au colonial present, il est aussi parfois question dans le texte d’une nouvelle forme d’impérialisme, une sorte d’impérialisme volontaire (voluntary imperialism, p. 254). D’un point de vue historique, l’impérialisme peut être défini comme une phase préparatoire, idéelle et mercantile, au déploiement d’une véritable colonisation. Cette dernière est l’établissement d’une domination totale d’un peuple sur un autre, l’hybridation d’un territoire par apport et métissage avec des éléments extérieurs.
L’évolution future des événements permettra probablement à elle seule de comprendre s’il est question de colonisation ou d’impérialisme, mais l’éventuelle répétition des phénomènes coloniaux pose des questions sur le futur. Derek Gregory nous offre à ce sujet une ouverture intéressante. « Il faudra explorer d’autres spatialisations et de nouvelles topologies et transformer nos géographies imaginatives en imaginaires géographiques, censés élargir et renforcer notre compréhension du monde et nous permettre de nous y positionner avec soin, attention et humilité » (p. 262).