Cette publication vient exemplifier, s’il en était encore besoin, le véritable tournant historique qui entraîne chaque discipline à s’interroger sur son passé, ses méthodes, sa fonction sociale et en général sur son identité. On ne comprendrait pas que les historiens ne participent pas à cette remise à plat des enjeux d’un enseignement déjà bien implanté depuis plusieurs siècles et qui jouit en France d’une faveur tout à fait exceptionnelle au point que l’on a pu voir un président de la République, François Mitterrand, s’inquiéter devant les carences d’un enseignement de l’histoire réduit à la portion congrue et dramatiser un débat public en faisant part de son « angoisse » le 31 mai 1983 par la voix du porte-parole du gouvernement de l’époque, l’historien Max Gallo. On imagine mal un porte-parole du président Bush communiquer à l’opinion publique américaine une telle préoccupation. L’intervention officielle au plus haut niveau d’un président de la République en dit long sur le statut majeur de la discipline historique dans notre espace national. Son enseignement s’est chargé au fil du temps de multiples finalités qui conjuguent à la fois des impératifs d’ordre scolaire d’évaluation des compétences des jeunes générations, mais aussi une volonté de faire lien autour de la communauté nationale et enfin, last but not least, de transmettre les exigences de vérité et de compréhension de Clio.
On disposait déjà dans ce domaine du livre récent et de qualité d’Evelyne Hery, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée 1870-1970 [1]. Ce nouvel ouvrage offre au lecteur un parcours plus ample puisqu’il évoque l’archéologie de cet enseignement avec ce qu’il en était sous l’Ancien Régime au moment où l’avant-garde dans ce domaine était représentée par quelques collèges religieux qui ont peu à peu rendu autonome un enseignement jusque-là purement instrumentalisé en tant qu’auxiliaire à un apprentissage du Grec, du Latin. Mais surtout, l’intérêt qu’y trouve le lecteur tient au fait de penser ensemble des dimensions différentes de la discipline qui permettent d’en éclairer les choix et les savants dosages des professionnels, rappelant ainsi que l’histoire est, comme le disait Michel de Certeau, un faire, une fabrication fortement tributaire d’un lieu, d’un moment, d’un public destinataire. De ce fait son enseignement a toujours été la résultante d’une savante alchimie et de compromis byzantins entre des impératifs de natures différentes. Le contenu autant que les méthodes d’apprentissage varient donc en fonction des divers moments envisagés et en fonction d’arguments épistémologiques qui tiennent à l’évolution spécifique de la discipline dans sa recherche de rigueur scientifique, mais aussi aux nécessités du politique. Cependant, ces relations ne fonctionnent pas sur le mode d’un lien simple de cause à effet. Elles subissent un véritable travail de traduction, d’adaptation en fonction des exigences propres à une discipline scolaire et c’est tout le mérite des deux auteurs d’avoir tenus ensemble les fils de cet écheveau complexe, de ce produit de haute couture qui passe par des Instructions officielles, des compléments aux programmes, l’élaboration de manuels, pour se terminer par le face à face du professeur et de ses élèves dans une pratique quotidienne.
Décoder la littérature grise, en montrer les enjeux, relever en elle les débats d’écoles arbitrés, telles sont les étapes du parcours qui nous est offert et au terme duquel de précieuses annexes permettent de savoir ce que l’on enseignait à telle date à chaque niveau de l’apprentissage scolaire. Le temps fort, l’âge d’or de cet enseignement fut, on le sait, ce moment de la fin du 19e siècle au cours duquel on assiste à une véritable professionnalisation de l’histoire avec le recrutement devenu massif de professeurs formés à cet effet autour d’un discours de la méthode, celui des Langlois, Seignobos, Monod et bien sûr l’auteur de notre « bréviaire national », Ernest Lavisse. C’est le moment d’une adéquation totale entre la culture savante, celle de la domination de l’école dite méthodique et des exigences d’un Etat national qui entend organiser la revanche de 1870, de la défaite de Sedan, pour reconquérir les esprits des jeunes générations en préparant, par l’amour de la nation et de son passé, un consensus propre à la récupération de l’Alsace-Lorraine. Comme le disait déjà Guizot en 1820 « la société, pour croire en elle-même, a besoin de n’être pas d’hier ». L’objectif est donc clairement de susciter du consensus, de la culture commune par-delà les divisions et fractures de tous ordres. Les auteurs suivent donc pas à pas la naissance des institutions nécessaires à ce gouvernement des esprits et la pédagogie qu’implique un enseignement très finalisé qui se donne à la fois comme national, patriotique et savoir positif, scientifique. On suit alors l’élaboration des fameux programmes, ceux de Lavisse de 1890, puis de Seignobos en 1902. Leur volonté de faire passer le message implique leur adhésion à la modernité et un enseignement qui fait une part de plus en plus large à l’histoire contemporaine, sortant par étapes d’une époque au cours de laquelle l’histoire n’avait pas d’autres finalités que de lire et de comprendre le contexte biblique de la naissance du christianisme, et privilégiait donc l’étude de l’antiquité romaine.
Ce cadre national très franco-français s’impose comme matière enseignée pour longtemps et il faut attendre les années 1960 pour en saisir les premières fractures, étant donné les exigences nouvelles d’une jeunesse scolarisée de plus en plus contestataire. En effet, les programmes, dans leur immuabilité, ne survivront pas à la rupture de Mai 68. On en dévitalise en douceur sous anesthésie locale le contenu, on en fait dans les petites classes un enseignement possible laissé à l’initiative de l’instituteur qui a le choix entre plusieurs matières d’éveil et comme il est bien connu que l’histoire endort, elle se trouve systématiquement sacrifiée. On aurait pu laisser mourir cette belle tradition nationale, mais notre héros national de la discipline, Alain Decaux, pousse un cri d’alarme entendu jusque dans toutes les chaumières : « Parents, on n’apprend plus l’histoire à vos enfants » lance-t-il le 20 octobre 1979. Il en résulte un émoi national, qui se transforme en vrai débat sur les finalités de l’enseignement de la discipline. Un colloque se réunit à Montpellier en 1984 après la publication du rapport sur l’état de l’enseignement de l’histoire rédigé par René Girault. C’est de ce moment de réflexion, qui a pris en compte les évolutions du savoir savant de l’histoire, à savoir la réévaluation du récit, le nécessaire lien entre histoire et mémoire, une approche moins causaliste, une lecture plus compréhensive… que sont nés les programmes actuellement en fonction et dont les auteurs sont Dominique Borne et Serge Berstein que les commentateurs qualifient d’« inflexion civique et patrimoniale ».
De ce parcours, il ressort bien les grandes lignes d’une culture disciplinaire qui conjugue des finalités d’ordre éthique, civique et cognitif et c’est tout le mérite de cette publication d’en avoir perçu les traits singuliers. On regrettera cependant que les auteurs soient restés un peu obnubilés par la littérature officielle et grise dont ils rendent compte avec le plus grand souci de précision, mais en délaissant des exemples, des études de cas. Ils auraient pu ainsi aisément montrer que la même Jeanne d’Arc, héroïne nationale dont la « chevauchée » est de retour dans les programmes actuels, est enseignée très différemment que par le passé. De la même manière, la Grande Guerre qui est de retour est enseignée autour du concept de culture de guerre et des effets d’une brutalisation qui aura de funestes conséquences tout au long du 20e siècle. Par ces exemples, comme par bien d’autres, ils auraient pu établir que l’on est passé, dans l’enseignement, à une lecture de l’histoire au « second degré », comme la qualifie à juste titre Pierre Nora.