« Il n’existe pas de solution « scientifique », « objective », au conflit entre les pays arabes et Israël ; pas plus que ce type de solution ne peut s’appliquer à un conflit entre deux individus. Les relations interindividuelles dépassent le cadre de la réalité de premier ordre, puisqu’il n’est pas possible de déterminer scientifiquement leur nature ; totalement construites par les partenaires, elles échappent à toute vérification objective. D’où l’échec d’une foi naïve en la raison, fondée sur la connaissance scientifique. D’où aussi l’échec des espoirs mis en l’homme « bon par nature », que sa soumission volontaire, spontanée et raisonnable aux évidentes valeurs fondamentales, établies scientifiquement, rend toujours meilleur, et dont, de ce fait, les désirs et besoins individuels finiront par coïncider parfaitement avec ceux de la société » (Watzlawick, 2000, p. 257).
La violence des réactions des partis de la droite israélienne, suite à l’annonce de la ratification à Genève d’un « pacte » non officiel prévoyant le règlement définitif des principaux contentieux entre Israéliens et Palestiniens (« droit du peuple palestinien à un État », tracé des frontières, partition politique de Jérusalem, question des réfugiés et des prisonniers, accès aux lieux saints, déploiement d’une force multinationale dans les zones sensibles), a trouvé un écho pour le moins prévisible dans les réserves exprimées aussi bien par le président de l’Autorité palestinienne que par une administration Bush à nouveau soucieuse de défendre une « feuille de route » que l’on pensait enterrée. Depuis le 6 février 2001, tout semble en effet se passer comme si MM. Sharon et Arafat jouaient l’avenir de la région selon les règles d’un jeu à somme non nulle (ou non coopératif). La situation de blocage du conflit israélo-palestinien s’apparente par bien des aspects à un dilemme du prisonnier, en raison de la tentation individuelle de privilégier ses propres intérêts d’une manière s’avérant désastreuse pour tous. Le choix d’une stratégie de défection mutuelle semble la conséquence d’une convergence d’intérêts et d’objectifs, d’une même appréhension de la situation (chacun étant convaincu qu’il n’a rien de mieux à espérer compte tenu de la nature du conflit), d’un culte commun de la personnalité mais aussi d’une logique de représailles rendant la volonté d’induire un comportement coopératif politiquement risquée.
De leur incapacité respective à réprimer leur désir de vengeance, en appliquant par exemple la stratégie d’un « œil sur deux » (absence de sanctions systématiques consécutives à un attentat en Israël ou à une « incursion » dans les territoires occupés), et à respecter les clauses d’une stratégie « donnant donnant » découle une situation paraissant d’autant plus inextricable que les « solutions » proposées (ONU, « feuille de route » du Quartet, Ligue arabe) sont jugées inappropriées. L’initiative de Genève pose les grandes lignes d’un calendrier prenant acte des impasses insurmontables que les pratiques de pouvoir des gouvernements successifs et les actes terroristes contre la population civile israélienne ont grandement contribué à instaurer. Elle préconise de créer une situation irréversible par le « fait accompli » (légalement imposé, obligeant les parties à coopérer) afin de convaincre à la fois « Arik » et Abou Ammar qu’il n’existe pas de meilleure stratégie absolue.
« La coopération peut émerger même dans un monde de défection inconditionnelle. […] [Elle] peut apparaître à partir de petits groupes d’individus capables de discernement, dès lors qu’une proportion même minime de leurs interactions a lieu à l’intérieur du groupe. En outre, si les stratégies bienveillantes (celles qui ne sont jamais les premières à faire cavalier seul) en viennent à être adoptées par pratiquement tout le monde, alors ces individus peuvent se permettre d’être généreux dans leurs rapports avec les autres. Parce qu’ils obtiennent de si bons résultats les uns avec les autres, une population d’individus bienveillants peut se protéger contre des groupes d’utilisateurs d’une autre stratégie mais aussi contre des individus isolés »(Axelrod, 1996, p. 68-69).
La peur de l’autre.
L’enquête annuelle présentée comme à l’accoutumée par le président israélien en exercice et les rapporteurs de l’IDI (The Israel Democracy Institute), évaluant le degré d’attachement aux valeurs et aux principes d’actions démocratiques, sonne comme un avertissement sérieux pour l’ensemble de la classe politique israélienne. Elle confirme ce qu’une bonne partie de la presse et des milieux universitaires et intellectuels pressentaient depuis plusieurs mois : la politique d’occupation des territoires ébranle les fondations de la démocratie israélienne. Une véritable crise de confiance agite toutes les strates d’une société en proie à l’inquiétude et au pessimisme : les indices de confiance institutionnelle attestent le « déclin dramatique des normes démocratiques » (Benziman, 2003). Au regard des domaines étudiés (institutionnel, juridico-légal et cohésion sociale), des indicateurs choisis (responsabilité, représentation, participation, contrôle de légalité, équilibre des pouvoirs, intégrité du gouvernement ; respect des droits civiques et politiques, égalité entre les sexes, droit des minorités ; stabilité du gouvernement, fréquence des conflits politiques et sociaux…) et de la rigueur avec laquelle l’enquête a été menée (échantillon représentatif de 1208 citoyens israéliens de tous horizons confessionnels ; méthode comparative avec 35 autres pays), les conclusions semblent sans appel : on assiste à une baisse significative de légitimité du système démocratique et des normes qu’il véhicule au bénéfice d’une tendance au radicalisme et à ses chimères. « Israel is mainly a formal democracy that has not yet acquired the characteristics of a substantive democracy » ; « Israel (together with Mexico, India and Romania) is only one of 4 countries out of 31 in which the population is of the opinion that strong leaders can be more useful to the state than all the deliberations and laws (56%) » [1]. A peine 77% des personnes interrogées pensent que la démocratie est le meilleur des systèmes politiques, alors que 84% seulement l’estiment « désirable » (plus faible pourcentage de la liste).
Si 81% disent être attachées au principe de l’égalité pour tous devant la loi, seules 47% d’entre elles souhaitent le voir s’appliquer à la population arabe israélienne. Enfin, si 31% appellent de leurs vœux la présence de partis arabes dans les instances gouvernementales, 57% pensent que les Arabes d’Israël devraient être « encouragés à émigrer ». Une majorité est consciente des atteintes de plus en plus fréquentes à la liberté d’expression, de culte et au respect des droits de la personne, du maintien de formes pluridimensionnelles de discrimination à l’encontre des minorités, du manque de cohésion sociale, de la permanence d’inégalités socioéconomiques (plus de la moitié des interviewés ignorent toujours que l’égalité de droits entre Juifs et Arabes n’existe pas en pratique [2]) et de tensions inter- et intracommunautaires, de la baisse significative de participation aux élections et de la hausse de la corruption. La légitimité de certaines institutions phares (en particulier la fonction de Premier ministre) est sérieusement mise à mal : la voie adoptée par Sharon, visant à la résolution du conflit par la force en l’absence de tout dialogue avec l’adversaire, a clairement démontré ses limites bien qu’elle possède encore de nombreux partisans. La montée aux extrêmes d’une opinion gagnée par les idéaux sécuritaires souligne en substance les contradictions d’un électorat majoritairement attaché au respect des règles démocratiques bien que peu enclin à les voir être appliquées en faveur des groupes discriminés (sondage IDI).
Des décennies d’inconséquences, de trahisons (non-respect des accords « intérimaires ») et de violences laissent derrière elles des plaies ouvertes que des engagements formels et de simples « feuilles de route » sont bien en peine de cautériser. Dans des sociétés où les individus choisissent de plus en plus le repli identitaire dans des groupes ethniques, d’intérêts (économiques, politiques, religieux) ou dans la sphère familiale en lieu et place d’une adhésion à un principe d’indivisibilité communautaire, la référence à des réquisits éthiques n’authentifie plus nécessairement la valeur des actes. Si le basculement à droite de la Knesset semble d’un premier abord la conséquence d’une dégradation générale des conditions de vie et une marque de défiance à l’égard de programmes concurrents ne se donnant pas les moyens de pacifier les mœurs ni d’instaurer une réelle concorde civile, il est aussi le signe d’une forme de résignation face au manque de solutions alternatives ménageant à la fois les intérêts respectifs et les susceptibilités. Le champ politique israélien s’est, en effet, dès l’origine structuré autour de pratiques clientélistes et de marchandages ethnico-communautaires faisant la part belle aux compromis les plus improbables.
Le sens commun savant prononce d’ordinaire des exordes sommaires, des discours convenus faisant la part belle aux descriptions réductrices et schématiques qui tiennent lieu de véritables catégories explicatives de la réalité : « toute culture nourrit sa propre collection de clichés » (Brook, 2003, p. 204). L’individu, du fait bien souvent de l’impossibilité de saisir et de comprendre les manifestations aléatoires de ses choix, de ses adhésions et l’absence de consistance et de cohérence apparente de sa vie, voit son identité se dissoudre en traits de caractère, archétypes comportementaux du groupe d’« appartenance » auquel il se voit « affecté » par le reste de la société. Les actes de discours voués à la description de l’Autre, de l’étranger ou de l’exclu sont dépendants de la forme même du récit, du souci de totalisation et de vraisemblance des faits, de la volonté manifeste de donner une signifiance et une logique au vécu lors même qu’il s’agirait d’insister sur l’émiettement de toute existence et la difficulté à décrire tout processus d’individuation dans une société sur laquelle plane le risque terroriste.
La « guerre contre le terrorisme » autorise certaines dérives au nom de la sacro-sainte défense des valeurs démocratiques : convocation du référent religieux pour légitimer la transgression des droits de la personne, judaïsation de la Galilée, bouclage et enclavement des territoires cisjordaniens, politique d’aménagement du territoire au seul bénéfice des ressortissants juifs israéliens (voies de contournement autour des villes et villages palestiniens), privation de toute souveraineté territoriale des institutions nationales palestiniennes, indulgence à l’égard des colons juifs coupables de comportements entravant la libre circulation des personnes et des biens, politique migratoire et d’implantations de colonies faites en dépit du bon sens, discriminations ethniques, politiques, sociales, économiques et culturelles, désinformation, démolition des maisons d’habitation, destruction des terres agricoles, violation des libertés de la presse, édification d’un mur supposé protéger la population israélienne de la déraison terroriste. Au-delà de la réalité des faits et de leur part fantasmée, une vérité d’évidence doit être rappelée : la démocratie israélienne ne saurait être définie par les méthodes employées pour se protéger de l’escalade terroriste. Elle n’est, en dépit de ses imperfections et de la violence de certaines de ses ripostes, ni un régime d’apartheid opprimant les segments les plus défavorisés de sa population, ni un régime militaire aux pratiques aveuglément autoritaires et expéditives.
Ce que l’on choisit de dénoncer de la politique israélienne trouve par moments, par l’un de ces paradoxes dont l’Histoire se nourrit, une résonance toute spéculaire dans les pratiques de l’« adversaire ». Pour autant, le combat demeure inégal mais il permet à l’un et l’autre camp de taire ce qui devrait fonder réellement le débat public en son sein : la recherche d’une solution négociée, une reconnaissance réciproque des deux États, une réflexion sur la place du religieux dans l’État et ses institutions, la nature du sionisme et de l’identité d’Israël, les origines sociales de la deuxième Intifada, l’interprétation à donner aux conflits passés et présents, l’héritage politique à transmettre aux générations à venir…
Être « citoyen israélien » aujourd’hui.
Si l’appartenance à la communauté nationale devient éminemment problématique, le procès en conversion des opinions mais aussi des schèmes de pensée et d’analyse, des modalités du croire et du paraître devient dès lors l’enjeu exclusif des pratiques du pouvoir. Il faut non seulement convaincre les individus du bien-fondé de l’information délivrée (ce qui par moment confine à la gageure) mais les rallier à une conception du politique les privant de la possibilité d’interférer dans les choix opérés.
Le dépérissement du politique commence dès l’instant où la constitution de la réalité par les mots ne fait plus l’objet de débats, de mises en perspective de nature à ouvrir le champ à la critique et à l’expression d’une liberté de parole ; en somme, où le respect d’un principe de discussion sur les affaires touchant à l’organisation et à l’équilibre des rapports de force dans la Cité n’est plus assuré par les institutions elles-mêmes. Du silence à l’enthousiasme, de l’indifférence bienveillante à l’activisme outrancier se joue la destitution de la parole citoyenne : l’érosion des valeurs démocratiques commence précisément à l’endroit où les individus ne cherchent plus à construire la société dans laquelle ils vivent, mais invoquent la médiation d’un tiers, d’un « leader fort » (« strong leader »).
« Le terme de politique ne désigne pas un domaine d’activité propre, mais seulement le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation d’êtres humains dont les motivations peuvent être d’ordre religieux, national (au sens ethnique ou culturel), économique ou autre » (Schmitt, 1992, 1, p. 77). La polis désigne de fait à la fois un espace d’autolégitimation et un cadre d’instanciation de la citoyenneté : face aux inspirations de Carl Schmitt tendant à démontrer l’absence d’ennemi au sein d’une société civile dès lors que les conflits et différends opposant individus, groupes sociaux ou institutions trouvent une issue légale acceptée par chacune des parties, « la tâche d’un État normal est avant tout de réaliser une pacification complète à l’intérieur […] et de créer de cette façon la situation normale, qui est la condition nécessaire pour que les normes du droit soient reconnues ». Nul doute que les conclusions du sondage d’opinion réalisé par l’IDI ne soient l’écho d’inclinations dont il est encore difficile de mesurer les conséquences à moyen terme.
Le sharonisme, pour tenter de convaincre l’opinion publique israélienne de la validité de ses discours normatifs, ne peut faire l’économie de l’adoption de méthodes de persuasion, de commandement éthique, de violence physique et de mise à l’index de l’ensemble de la population arabe intra- et extra–muros. La manipulation de l’opinion par l’emploi de mots, d’images et de schèmes explicatifs soulignant une violence arabe en quelque sorte atavique entretient la confusion en donnant à penser que seul l’achèvement de la guerre d’indépendance de 1948 par le transfert librement consenti de tous les Arabes israéliens soit envisageable. Les élites politiques du pays semblent en vérité peu enclines à se départir d’une grille d’analyse laissant penser que l’Histoire se répéterait irrémédiablement : se sentant menacée d’être anéantie du simple fait d’être née, une partie de l’opinion verse dans ce qu’il est convenu d’appeler un « racisme ordinaire », qui, s’il ne les protège pas contre la tentation du pire, a l’insigne mérite de leur donner une opportune unité de vues (« La relation entre l’Etat israélien et ses citoyens arabes répond à bien des égards à cet imaginaire où les Juifs seront toujours une minorité persécutée » (Louër, 2003, p. 30). « Si les hommes définissent des situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » (William Isaac Thomas). De la peur de l’ennemi aux comportements les plus irrationnels, de l’enfermement au repli sur soi, de l’attentisme au désir d’action, se dessinent désormais les contours d’une identité en quête de points de fixation et de repères prescriptifs, épuisant dans le déni de la rencontre ami/ennemi l’essentiel de ce qui est exigé par le pouvoir. Etant de moins en moins envisagé à l’aune de référents universalistes sur un plan d’égalité, l’« homme de la rue » arabe n’a plus le bénéfice du doute : ni résistant, ni partisan, ni révolté, il vouerait une haine sans limites au juif qui le conduira immanquablement à se sacrifier pour la cause commune. Les deux camps vont avoir les plus grandes difficultés à se départir des mauvaises habitudes prises : ils avaient l’un et l’autre fini par faire leur l’analyse de Carl Schmitt : « si à l’origine de l’anéantissement physique de vies humaines il n’y a pas la nécessité vitale de maintenir sa propre forme d’existence (nous soulignons) face à une négation tout aussi vitale de cette forme, rien d’autre ne saurait le justifier » (Schmitt, 1992, 2, p. 90).
Redonner sens au conflit.
Ce qui se joue dépasse en réalité de très loin la simple question de la constitution d’un État palestinien institutionnellement viable et respectueux des frontières à venir (rappelons que pour John Rawls, une frontière n’a pas vocation à préserver la spécificité culturelle d’un peuple ; celui-ci devant chercher avant tout à se perpétuer par la responsabilité collective exercée par ses membres au moyen des institutions politiques) tant la pérennité et la sécurité de l’État juif semblent pour le moins subordonnées à des questions généralement tenues sous silence dans les plans de paix successifs :
– la viabilité des monarchies et des autocraties régionales, se posant avec d’autant plus d’acuité qu’elles ont très tôt cherché à instrumentaliser la cause palestinienne dans le but de détourner l’attention de leurs opinions publiques sur les causes profondes de la précarité de la situation des plus défavorisés et sur l’origine des inégalités sociales dans leur société.
– le destin des alliances régionales d’Israël avec les groupes minoritaires non-musulmans (au Liban en particulier).
– la loyauté envers Israël des « Arabes de 1948 » dont une frange non négligeable se laisse de plus en plus convaincre par des discours proposant, face aux inconvénients de l’acculturation, une transformation de la société israélienne en une société multiculturelle.
– les questions entourant le traitement réservé aux Arabes d’Israël et à leurs représentants : expulsion (un départ d’Israël leur apparaît, dans tous les sondages d’opinion récents, majoritairement inenvisageable), transfert parlementaire [3], statu quo électoraliste (maintien des élites dans une situation de dépendance à l’égard des partis politiques dominants), liberté d’expression (« la palestinisation résulte [paradoxalement] de la possibilité d’une participation politique accrue qui s’est ouverte à eux au cours des années 80. Sans cette dimension, il est impossible de comprendre pourquoi les Arabes se sont mis à revendiquer en masse leur appartenance au peuple palestinien » (Louër, 2003, p. 251), liberté d’affirmer une identité palestinienne (« Le discours nationaliste calqué sur le discours palestinien dominant sert autant à soutenir le peuple palestinien qu’à affirmer l’existence de citoyens arabes en tant que communauté nationale spécifique au sein de l’Etat israélien. Le but visé est autant l’autodétermination du peuple palestinien que la transformation d’Israël en une société multiculturelle faisant droit à l’expression du particularisme culturel de ses citoyens arabes » (ibidem, p. 114) ?
– la capacité de l’Etat israélien et de ses instances dirigeantes à opérer des réformes institutionnelles prenant en compte les modifications des rapports de force (d’ordre démographique, religieux, électoral, culturel) dans la société.
– le devenir politique d’un Mur dont l’efficacité est selon toute vraisemblance plus symbolique que dissuasive.
– l’estimation du coût d’une aide au développement pour l’ensemble de la région ; l’identité des donateurs.
Autant de non-dits et d’incertitudes faisant obstacle à une interrogation fondamentale pour le succès même de l’ensemble du projet :
« Comment un État en formation, sans culture politique publique, peut-il espérer atteindre un niveau de développement lui permettant d’établir des institutions justes et viables sans le concours de la première puissance économique régionale ? »
Dans une société où la forme du message semble par instants compter davantage que son contenu et ce qu’il induit dans l’existence quotidienne des acteurs sociaux, il faut souhaiter que le « sens » même de l’existence reste tributaire du maintien de référents universalistes et de certaines conceptions déterminées du bien. La rencontre, l’interaction sociale doit demeurer sous le sceau de l’obligation, du calcul, du lien dialectique entre l’absence de confiance et le nécessaire crédit accordé à l’autre : un lieu de confluence où s’opposent et s’affrontent tous les désirs, les attentes, les appétences, les inimitiés et… l’indifférence. Une démocratie ne saurait ainsi se juger uniquement à l’aune de la politique répressive qu’elle estime nécessaire pour garantir la sécurité de l’ensemble de ses ressortissants, mais par les efforts entrepris en vue de maintenir une apparence de normalité dans les relations sociales quotidiennes entre ses concitoyens et les rapports agents/institutions.
En s’étant massivement abstenue de se rendre aux urnes, la population israélienne laisse se déployer un décisionnisme préconisant une forme de remontée impériale, un transfert de souveraineté —« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (Schmitt)— visant à concentrer la puissance, à centraliser le pouvoir aux mains de ceux qui en détiennent temporairement les rênes et à conférer une légitimité aux revendications des plus radicaux. Loin de la philosophie de l’État de droit et des droits de l’homme, cette apparente affirmation de la toute-puissance de la volonté annonce-t-elle la dénégation définitive de la condition des citoyens de seconde zone ? Sans doute pour comprendre ce qui se joue faut-il dissocier le sort des Arabes d’Israël de celui des Palestiniens des territoires occupés. La société israélienne est traversée de trop de divisions pour que ses élites politiques puissent continuer de se payer le luxe de stigmatiser leurs propres concitoyens :
« si l’individu ne se règle pas sur l’éthique qui elle-même est une connaissance, s’il n’ordonne pas son droit naturel à la loi naturelle, s’il n’est pas capable de soumettre les passions tristes à la force supérieure des sentiments joyeux, il ne passera pas au deuxième genre de connaissance —la connaissance par les causes et la morale courante— et moins encore au troisième genre qui le débarrassera des préventions du sujet et le réintègrera dans un monde lui permettant d’être pleinement et totalement un individu » (Kriegel, 2002, p. 225).
La probabilité de voir les citoyens juifs opter à terme pour le silence, l’indifférence, la tentation extrémiste, l’attentisme ou l’absence de mise à distance critique des faits s’accroît à mesure que les « réponses » militaires, économiques, logistiques et politiques, commises en leur nom, gagnent en évidence. Que les pratiques de Tsahal soient consécutives ou précèdent les délires suicidaires de quelques-uns, voire la colère de la rue n’y changent plus rien : pour sortir de l’impasse, Sharon, Arafat, Qoreï et l’Autorité palestinienne devront entrer dans une logique du donnant-donnant, faute de quoi la haine réciproque prendra irrémédiablement le dessus sur les meilleures volontés. La survie politique du régime repose, en dernière analyse, sur leur propension à « créer » une véritable obligation de réciprocité ; les justifications éthiques invoquées de part et d’autre devant dans le même temps aller à la rencontre des imaginaires sociaux, des idéaux collectifs, des systèmes de valeurs et des jugements d’expérience. Une forme pernicieuse de consentement, née de l’incrédulité et de l’accommodement, brouille les solidarités traditionnelles, fige les hiérarchies sociétales, catégorise les individus en agrégats humains. L’opinion publique est gagnée par des tropismes et certaines conventions interprétatives de la « réalité » tout en conservant ses dispositions et habitus particuliers : le centre de gravité de son attention se déplace invariablement sur une échelle allant de l’approbation au silence, de la mobilisation au retrait, de l’allégeance à l’intérêt égoïste.
L’étude des phénomènes d’opinion doit contourner les obstacles constitués par le non-dit, l’indécision, la prise de distance à l’événement, les discours de valorisation et d’omission, les affleurements rétrospectifs d’une conscience collective restée à l’état de projet, l’oubli de certains faits par les acteurs eux-mêmes : ni le taux d’abstention record des dernières élections législatives, ni la détérioration évidente des conditions de vie des plus mal lotis de la société israélienne, ni les tentatives destinées à déstructurer la société palestinienne par des tracasseries et vexations devenues quotidiennes ne suffisent à prendre la mesure des incidences pluridimensionnelles de décennies de day-to-day policy et de terrorisme aveugle.
Pour qu’une paix durable sorte enfin des limbes, l’Autorité palestinienne se doit de :
– renoncer à la démesure de prétentions territoriales remettant en cause, de manière sous-jacente, l’existence même d’Israël ;
– se positionner sans ambiguïté et sans faux-semblants contre toute forme de terrorisme ;
– prouver sa volonté d’instituer un système juridique légitime imposant devoirs et obligations morales à toutes les personnes présentes sur son territoire dans le respect des droits de l’homme, fondamentaux (« qui expriment une norme minimale d’institutions politiques bien ordonnées pour tous les peuples qui appartiennent, en tant que membres respectables, à une juste société politique des peuples » (Rawls, 1996, p. 89) ;
– montrer son attachement à la mise en place d’une coopération avec Israël par les voies du commerce, de l’échange de main d’œuvre, et de la diplomatie ;
– marquer une volonté résolue et infaillible de tendre vers un modèle de société libérale bien ordonnée (« […] dont les citoyens acceptent des principes de justice similaires, dont les institutions satisfont à ces principes et dont les gouvernements respectent les règles de conduite qu’ils ont approuvées » (Hoffmann, 1996, p. 118).
Cela suppose que la société palestinienne fasse sienne une
« conception de la justice comme bien commun [garantissant] pour tous les individus au moins certains droits minimaux aux moyens de subsistance et de sécurité (le droit à la vie), à la liberté et à la propriété (personnelle) ainsi qu’à l’égalité formelle qui s’exprime par les règles de la justice naturelle ». « Les individus […] en tant que membres d’associations et de corps constitués, [possèderont] le droit d’exprimer leur désaccord politique à un moment quelconque de la procédure de consultation, et le gouvernement [aura] l’obligation de prendre au sérieux ce désaccord comme de lui fournir une réponse scrupuleuse » (ibidem, p. 78-79).
On ne pourra toutefois exiger d’un État tout juste éclos qu’il réponde au niveau d’exigences idéaltypiques formulé par Rawls. Les deux États devront, pour pouvoir espérer s’entendre, conjuguer les traditions éthiques qu’ils ont en commun, chercher à partager une idée de la justice exprimant une conception appropriée du bien commun (ibidem, p. 61), trouver des solutions de compromis lorsque la situation l’exigera pour aplanir leurs différends au terme de procédures juridiques placées sous l’égide d’un « droit raisonnable des gens »… et ce en dépit des différentiels de développement socio-économique qui ne manqueront pas d’apparaître.
Un État minimal se définit, d’après Rawls, selon des domaines ou fonctions spécifiques : des institutions sociales assumant l’allocation de minima sociaux, un principe de répartition des ressources et des bien premiers (droits, libertés de base, revenus, santé…), le maintien d’un système de marché concurrentiel et efficace, et la recherche du plein emploi. D’une certaine manière, l’avenir d’un État palestinien et celui de la culture politique publique démocratique d’Israël sont profondément imbriqués, subordonnés à la conviction majoritairement partagée d’une communauté de destin.
« Les principes de justice entre des peuples libres et démocratiques incluent certains principes familiers reconnus comme des composantes du droit des gens : les peuples (en tant qu’organisés par leur État) sont libres et indépendants, et leur liberté et leur indépendance doivent être respectées par les autres peuples ; ils sont égaux et auteurs des accords qu’ils donnent ; possèdent le droit à l’autodéfense, mais non le droit à la guerre ; doivent respecter un devoir de non-intervention, les traités et engagements ; observer certaines restrictions spécifiques sur la conduite de la guerre (qu’on suppose motivée par l’autodéfense) et respecter les droits de l’homme » (ibidem, p. 66-67).
L’ombre d’Arafat.
« Les ennemis qui s’affrontent en l’occurrence parlent de part et d’autre comme s’ils avaient reçu leur savoir du ciel ou de la raison hors de toute expérience. Que ce soient ceux qui considèrent la société ou ceux qui considèrent l’individu comme l’objectif suprême, ils procèdent tous dans leur esprit comme si un être extérieur à l’humanité, ou son représentant dans notre esprit, la “nature” ou une “raison” divinisée, agissant a priori, avant toute expérience, avaient fixé cette fin suprême et cette échelle des valeurs pour l’éternité » (Elias, 1991).
Désavoué par l’aile radicale du Fatah, en butte aux options contradictoires promues par le FPLP, le Hamas ou les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, en proie aux critiques de la rue, Arafat a tiré, en définitive, de sa réclusion dans la Mouqata’a un solide viatique lui permettant de continuer de peser de tout son poids dans la constitution des différents Cabinets. Concurremment adeptes de stratégies mixtes (reposant sur un certain degré de tromperie et de manipulation) et dominantes (ils jouent une stratégie optimale indépendamment de ce que fera son adversaire), Arafat et de même Sharon refusent obstinément d’accorder le moindre crédit aux rares signes de détente consentis par l’un et l’autre au gré de l’évolution de la situation : soucieux de s’attirer les faveurs de leurs opinions, ils n’ont de cesse de préserver leurs intérêts partisans au détriment de la recherche d’une solution négociée, respectueuse des accords conclus et de la parole donnée.
En durcissant leurs positions au risque d’une escalade toujours plus meurtrière, ils font la démonstration de visées et de résolutions notoirement dépendantes des exactions attribuées à la partie adverse. La nature congruente des grilles de lecture qu’ils choisissent d’appliquer aux événements peut plausiblement expliquer l’impasse dans laquelle est plongé le conflit ; à défaut de pouvoir trouver des solutions coopératives du fait d’un degré d’incertitudes trop élevé, ils n’ont à faire valoir qu’un opportunisme généralisé, « sous-optimal » au regard du bien-être de leur propre communauté. Les bénéfices limités et ponctuels de leurs prises de position s’annulent doublement du fait de l’adoption souvent simultanée, d’une part, d’un principe de réciprocité fondé sur une justice de rétorsion et, d’autre part, de matrices de jeu totalement identiques. En refusant l’exil imposé par l’occupant israélien, Arafat a voulu enfermer Sharon et sa politique sécuritaire dans une logique supposée en invalider le sens et la portée. L’entraînant sur le terrain de la terreur, dont les termes leur sont à l’un et à l’autre pour le moins intelligibles, Arafat n’a pu réellement mener à bien la tactique adoptée, en faire fructifier les dividendes attendus et prendre dans le même temps à témoin l’opinion israélienne en la plaçant face à sa propre histoire. La stratégie du bouc émissaire n’a pas eu, à bien des égards, l’impact escompté : elle a achoppé essentiellement en raison de l’attitude même du premier ministre et de son gouvernement face aux marques de désapprobation timidement exprimées par la communauté internationale (qui n’avait à cette occasion de communauté que le nom), de l’étendue de la vague d’actes antijuifs à travers le monde et des conséquences géostratégiques consécutives au 11 septembre 2001.
La « démocratie ethnique » israélienne repose explicitement sur une distinction entre communauté légale (regroupant tous les citoyens) et communauté légitime (restreinte aux Juifs) (« cette différenciation est la conséquence de la dualité structurelle de l’État d’Israël comme État juif et démocratique qui instaure deux espaces référentiels concurrents, celui de l’appartenance ethno-nationale et celui de la citoyenneté » (Dieckhoff, p. 163-173). La judéité même de l’État « qualifie » d’une certaine manière la légalité des discriminations institutionnelles à l’œuvre, l’attribution d’identités en fonction de l’origine ethnique et religieuse, les inégalités de traitement (en matière de redistribution des biens collectifs) des différents groupes sociaux selon leur appartenance ethnique et confessionnelle, la faible représentation des membres des groupes « minoritaires » (i.e. citoyens israéliens non-juifs) dans la haute administration et les secteurs clés de l’économie, des finances et de l’armement.
Les avancées ont certes été manifestes au cours des années soixante-dix et quatre-vingt dans le domaine des droits civiques et sociaux (les « Arabes de 1948 » ont bénéficié pour nombre d’entre eux de la prospérité de l’économie israélienne), des libertés publiques (liberté de formation d’une nouvelle génération de clercs islamistes), de l’accès au champ politique (en dépit du régime de proportionnelle intégrale en vigueur) et dans la liberté de culte. Il n’en demeure pas moins que les accords d’Oslo ont paradoxalement sonné le glas des espérances de milliers de citoyens arabes israéliens, premières victimes des palinodies et trahisons de la classe politique. Les institutions semblent avoir les plus grandes difficultés à se départir du modèle de reconstruction sioniste qui faisait bien peu de cas des ressortissants des autres entités ethniques présentes sur le territoire national ; difficile dans ces conditions d’exiger de la part des acteurs sociaux ce qu’elles-mêmes n’ont pas su ou voulu assumer. Les positions respectives adoptées par chaque partie trahissent un refus manifeste de fonder un système de valeurs et de normes régulatives qui puisse leur être commun : les règles du jeu organisant la nature de leurs rapports se modifient en permanence (chaque attentat et ses représailles n’en sont journellement que le dernier avatar) faute de faire confiance à la confiance.
La crédibilité de Sharon comme d’Arafat dépend de leur capacité à incarner l’image d’eux-mêmes qu’ils ont choisi de représenter à leurs opinions populaires ; en dénonçant l’absence de probité morale de l’autre, son opportunisme politique, la ruse, la tromperie, la dissimulation systématique d’informations dont l’autre ferait sans cesse la démonstration, ils nuisent à l’instauration d’attentes réciproques de relations fondées sur le respect mutuel, et à la possibilité d’instaurer une sorte d’obligation « positive » de réciprocité.
La mythification d’une « conscience collective » palestinienne s’énonçant au moyen d’une éthique de la révolte a longtemps privé une majorité de Palestiniens d’horizons d’attentes envisageant la possibilité même d’un voisinage avec un Etat israélien : posture idéologique (défendue à quelques rares exceptions près aussi bien par les historiens que par les membres de l’Autorité palestinienne) que viennent démentir la nature et la fréquence des rapports sociaux quotidiens se nouant entre les deux peuples (en Israël) et le sentiment prégnant d’un intérêt réciproque à coopérer.
On le sait, dans toute interaction sociale entre individus désireux de s’entendre, les rapports de dépendance les liant procèdent d’une mesure du risque acceptable et de la prise en compte des menaces de sanction sans lesquelles la coopération espérée laissera la place à un calcul d’intérêt égoïste. Les risques n’existent pas par eux-mêmes, ils sont une composante de la décision et de l’action : « it is a purely internal calculation of external conditions which creates risk » [4]. Un peuple consent à être déçu à condition de ne pas avoir à en subir de trop forts désagréments ; les concessions réciproques s’énoncent à l’aune de menaces crédibles dont la mise à exécution virtuelle authentifie en quelque sorte la volonté de ceux qui les prononcent de s’engager effectivement dans une relation basée sur la confiance.
L’essence du drame côté palestinien réside pour l’essentiel dans l’incurie et la délégitimation de ses élites auprès des couches sociales les plus défavorisées, des classes moyennes et de l’ancienne bourgeoisie locale (qui dénonçaient bien avant septembre 2000 la dérive des mœurs dans les hautes sphères du pouvoir), dans leur absence de projet de gouvernance et de courage politique ; de plus, en ne condamnant que du bout des lèvres des attentats se produisant sur un mode quasi-ritualisé, ils font le jeu de leurs homologues israéliens, de l’activisme des ultra-orthodoxes et de la mouvance islamique.
Les états traumatiques, les troubles du comportement et l’absence de perspective d’avenir consécutifs aux deux Intifada touchent à des degrés divers toutes les franges de la population palestinienne, en particulier les plus sensibles d’entre elle : les enfants (« Un quart des jeunes de plus de douze ans n’ont qu’un rêve : mourir en martyr » ; « Plus de la moitié des enfants ont assisté à une scène d’humiliation de leur père. L’autorité paternelle a disparu et les enfants ont dû se chercher un autre modèle. Pour les plus jeunes, le soldat israélien a rempli ce rôle ») et les femmes (« Elles affichent une position plus radicale que les hommes, qu’elles estiment incapables de les protéger. Cette évolution pose problème, car c’est de leur extrémisme que se nourrissent leurs enfants » ; « A Gaza, les violences de toutes sortes ont augmenté de 300% depuis le début de l’Intifada. L’agressivité et l’arbitraire ambiants obligent chacun à projeter la violence dans la vie quotidienne » [5]).
Pour que la nuit soit calme…
« Il n’existe pas d’autre instance [que l’Etat] pour maintenir la cohésion des sociétés, pour réaliser les conditions politiques nécessaires à la production, aux échanges et à la répartition de biens et services » (Senarclens, p. 69).
La population palestinienne mesure à son corps défendant les conséquences de la fragilité de leurs institutions dans le déficit de légitimité des demandes formulées auprès des organismes internationaux. Privée d’instances de légitimation du droit et d’un garant de l’équité des mécanismes de rétribution et de redistribution (articles 22 et suivants de la Déclaration universelle des droits de l’homme) des biens sociaux (matériels, symboliques, affectuels) défaillants, elle subit de multiples manières les contrecoups de leur représentativité factice. Les compromissions avec « l’esprit » de la Charte des Nations unies par l’Assemblée générale elle-même et par son Conseil de sécurité ne sont, de toute évidence, pas étrangères aux difficultés rencontrées par les Palestiniens pour faire valoir leur droit à disposer d’un espace vital et d’institutions à même d’assurer leur survie politique. La responsabilité de l’ONU, source inépuisable de normes et de principes à vocation universelle remplissant une fonction régulatrice dans les rapports entre États, est engagée au même titre que celle des gouvernements israéliens successifs et de leurs interlocuteurs arabes : la radicalité des postures idéologiques des deux camps interdit encore à ce jour qu’un sens partagé des devoirs et des obligations, ainsi qu’une convergence d’intérêts et de rationalités, voient le jour. Le « désir d’État » des Palestiniens n’en est que plus exacerbé : le risque de voir apparaître un État, sujet historique, porteur d’une raison métaphysique, est d’autant plus prégnant qu’une souveraineté étatique lui est généralement associée.
Le développement d’interactions fonctionnelles entre États, d’arrangements institutionnels et l’acceptation du principe de souveraineté partagée structurent aujourd’hui l’horizon politique et géostratégique des relations internationales : Israël et le futur État palestinien peuvent-ils se payer le luxe de continuer de retarder leur participation au grand jeu de l’institutionnalisme néolibéral ? Sans doute l’instauration d’« accords sur des principes, des normes, des conventions, des procédures de prises de décision gouvernant les interactions des acteurs […] dans des domaines spécifiques » (Senarclens, p. 47) et la constitution de « régimes » (Keohane et Nye, 1977) (institutions de coopération relatives à des domaines spécifiques, tels que le commerce, l’environnement, le désarmement ou les droits de l’homme) placés dans un premier temps sous l’égide et le contrôle d’organisations transnationales sont-elles requises. Car la perte de certains droits fondamentaux, la déconsidération et la pariatisation, dont les couches les plus défavorisées de la société israélienne et les Palestiniens des territoires occupés sont l’objet, auront à terme des effets difficilement solubles dans les promesses électorales.
« On ne peut intégrer les individus qu’au nom d’un certain nombre de réalités concrètes, valeurs et intérêts, qui justifient les inévitables contraintes de la vie collective et leur adhésion à l’action extérieure —qui peut aller jusqu’à leur imposer le sacrifice de leur vie. On ne peut les intégrer que par l’action continue d’institutions communes, au sens large que Durkheim donne à ce terme, formes constituées de pratiques par lesquelles les générations se transmettent les manières d’être et de vivre ensemble caractéristiques d’une collectivité historique particulière » (Schnapper, p. 50).
Le double renoncement à une politique d’implantation et à un droit au retour assorti d’exigences irréalistes constitue l’une des conditions liminaires à la reprise du dialogue entre dirigeants politiques et à l’instauration de relations de proximité et de voisinage pacifiées entre communautés. Face aux contours fuyants d’une réalité gagnant chaque jour en complexité, il faut souhaiter qu’une majorité de citoyens, en l’absence de signaux objectifs fiables, continuent d’exprimer leur désir de cohabitation et de coopération nonobstant les difficultés quotidiennes de la vie en commun.
Le rôle de la mouvance pacifiste (« La Paix maintenant ») conjugué à un regain du parti travailliste apparaissent aujourd’hui salutaires dans l’intérêt même d’un débat public qui doit être engagé afin que la communauté ethnique ne puisse se refermer sur elle-même et que la raison ne soit tentée de choisir le camp du calcul utilitaire. Car comme le soulignait en son temps Arendt, « le besoin de raison n’est pas inspiré par la recherche de la vérité, mais par la recherche du sens. Et sens et vérité ne sont pas la même chose ». Il est essentiel pour la survie d’une démocratie en Israël que la commutation des sentiments, des valeurs et des représentations de l’Autre qui est en phase d’achèvement dans certaines couches de la société n’arrive pas à son terme : il est de la responsabilité de la classe politique dans son ensemble qu’elle cesse de vouloir influencer les opinions publiques juive et arabe en cherchant par les moyens médiatiques et de propagande à imposer des règles de sociabilité, des normes de conduites et des réquisits moraux très éloignés des solidarités affectives et coutumières qui se sont maintenues souvent contre toute évidence. Car en dépit de l’injonction vécue sur le mode de l’évidence par les partisans de la droite extrême, vouant l’ennemi à l’ostracisme social et à l’éviction de la scène publique, le dogme du Grand Israël suppose l’usage immodéré d’une propagande déniant l’idée même de valeur à la vie humaine (cf. l’usage d’un vocabulaire cancérologique pour désigner l’« ennemi arabe ») afin de faire accepter dans les faits ce qu’elle ne peut imposer aisément sur un plan théorique.
Sans doute une paix durable passe-t-elle aussi au préalable par une réflexion sur une acception nouvelle du concept de communauté ; « comment en effet Israël pourrait-il demeurer l’Etat des Juifs si 20% de sa population est arabe ? » (Louër, p. 12). La conscience d’une communauté de destin ne va pas de soi et dépend dans une large mesure des circonstances particulières conduisant les existences à se croiser et les intérêts à se confondre. Si un principe de recouvrement, de clôture identitaire, d’appropriation de ce qui appartiendrait en « droit » à un groupe social particulier semble aujourd’hui devoir prédominer, la crainte d’un monde sans frontières et le déni de toute obligation réciproque l’ont probablement précédé.
« Les réflexions sur la coopération révèlent qu’elle est difficile à mettre en place car chaque égoïste est confronté à un dilemme. Soit il adopte un comportement qui n’est pas optimal de son point de vue, étant donné les actions choisies par l’autre. Dans ce cas, il peut être dans une situation préférable à celle qui prévaut lorsque chacun se comporte isolément, à condition que l’autre accepte aussi une perte de contrôle sur ses propres actions, ce qui n’est pas toujours garanti, car il se peut que l’autre annonce des engagements qu’il ne respecte pas. Soit il refuse toute perte de contrôle, quitte à tenter de manipuler les actions de l’autre en lui annonçant qu’il est prêt à coopérer. La coopération ne peut donc être mise en place que s’il existe une confiance mutuelle, éventuellement soutenue par un système de pénalités auquel les agents ne peuvent se soustraire » (Cahuc et Kempf, 2000, p. 229).
Car l’existence d’intérêts mutuels à s’entendre ne suffit pas pour susciter le désir de se faire confiance : les deux camps doivent cesser de vouloir à tout prix maximiser les bénéfices possibles de leur future collaboration. Le mérite de l’initiative de Genève est de nous rappeler qu’il est de la responsabilité des intervenants politiques de créer les conditions d’une confiance relationnelle et institutionnelle entre les communautés en présence. La confiance, on le sait, n’est pas commutative, elle n’« oblige » pas à la réciprocité. Elle suppose un processus d’apprentissage, une mémoire, une prévision du comportement d’autrui en fonction de ce que l’on sait, ou croit savoir de lui : l’évidence des avantages procurés par une coopération n’apparaît qu’avec le temps. MM. Sharon et Arafat ont-ils la capacité de se placer dans un « temps du projet » (Dupuy, 1997) en renonçant à leurs pratiques de pouvoir ?
La vie quotidienne doit à nouveau s’organiser autour d’habitudes et d’imitations permettant aux agents de se repérer, de se mouvoir, de se dispenser de réfléchir à leurs intentions réciproques, d’accomplir des gestes qu’ils n’ont pas besoin de penser, ni de raisonner. Il est certes des questions, des situations, des sujets à propos desquels ils ne pourront s’entendre sans en référer au respect du droit international ou en appeler à l’arbitrage d’un organisme représentatif réellement indépendant (la question de Jérusalem-Est, par exemple, est indissociable à la fois de la définition d’un statut particulier de la Ville sainte, de l’élaboration d’une forme originale de souveraineté partagée et de la présence d’une force multinationale) : en tenant leurs promesses, en engageant leur responsabilité, la classe politique donnerait par là même « vie » à un plan de paix (dont les grandes lignes sont prévisibles) avant même son entrée en vigueur.
La désaffection momentanée des acteurs sociaux de la scène publique, la quasi-suppression d’un espace libre de discussion des deux côtés de la ligne verte ne sauraient nous faire oublier l’essentiel : les signes d’un désir de cohabiter affleurent encore sur les décombres de la violence quotidienne et « comme les autres n’ont pas l’air de vouloir changer, c’est à nous de le faire » (Klein, 2002, p. 131)…