Il semble bien que l’Europe de l’Est intéresse davantage la recherche française et que des liens transversaux s’épanouissent. Les villes changent, les recherches évoluent et convergent vers un même intérêt : saisir l’évolution des villes (en mouvement). La lecture de ces deux ouvrages le suggère lisiblement. Le premier, intitulé La ville, ses cultures, ses frontières, regards d’anthropologues sur des villes européennes [1], dont l’initiative émane conjointement de chercheurs français, hongrois et roumains, est un ouvrage exploratoire constitué de deux temps. Il esquisse tout d’abord un état de la recherche en anthropologie dans ces trois pays depuis un siècle. Le constat initial qui se dessine est assez semblable : l’anthropologie urbaine est récente, bien que le passé de ces trois pays européens soit divers. Les trajectoires de la Roumanie et de la Hongrie ont connu une telle bifurcation avec l’avènement du bloc soviétique que la recherche a été atteinte en profondeur. L’habitude de travailler sur l’objet urbain n’est donc pas coutumière. Le deuxième temps de l’ouvrage amorce des réflexions sur l’objet anthropologique qu’est la ville à partir d’exemples. Les auteurs examinent la signification de leurs regards situés d’anthropologues sur leurs trois pays, sur plusieurs objets urbains et tentent de « rendre compte de la manière dont se construisent, se recomposent et se vivent les frontières sociales et culturelles, économiques et symboliques, de ces villes » (A, p. 14). Il s’agit précisément des villes de Grenoble et Lyon pour la France, de Budapest pour la Hongrie, qui est la ville la plus étudiée dans cet ouvrage, et de Csikszereda pour la Roumanie. Leur épaisseur historique est éminemment différente. La question sous-jacente qui se découvre alors est intéressante : comment le changement et les modifications actuels dans chacune de ces villes se cristallisent-ils et rendent-ils lisibles des espaces urbains héritant d’un passé plus ou moins compliqué. Cet ouvrage se centre habilement sur les « métamorphoses de l’utilisation de l’espace » (B, p. 18), au-delà des questions relatives à la problématique de la frontière et de la limite. Le second livre de la recension prend alors tout son sens…Les nouveaux intérêts des anthropologues s’avèrent patents. Le souci de Budapest en mouvement [2] est justement de saisir les changements survenus au cours des dernières années dans la capitale hongroise, en prenant un point de départ différent. La ville bouge, elle est en mouvement comme l’indique le titre et il semble légitime de s’y intéresser. Le principe de l’ouvrage est d’interroger la ville à partir des dires de certains de ses habitants, et non des moindres. Des acteurs urbains appartenant à différents registres ont été sollicités — poète, cinéaste, historien, célèbre dj, journaliste, directeur du festival de musique Sziget, danseuse, Haut-fonctionnaire militant de la cause Tsigane, architecte, philosophe, etc. — la liste est longue et éclectique car comme le précise l’auteur, Robert Lacombe : « J’ai choisi, pour raconter Budapest, quelques personnalités qui habitent cette ville autant qu’elles sont habitées par elle » (B, p. 25). Ce livre est structuré en quatre grandes parties que l’on peut imputer aux grands mouvements de plusieurs registres qui dominent Budapest actuellement. La capitale hongroise se situe au croisement de ces deux ouvrages, elle guidera par conséquent le cheminement de ce petit texte. Budapest recèle en son sein la problématique du changement urbain qui est particulièrement pertinente pour mettre à jour et analyser les profondes modifications de la société émergeante en Europe de l’Est.
Nouveau chantier. La ville en mouvement : l’amorce d’une problématique du changement.
Il appert que la ville change de maintes façons. Toute ville est en quelque sorte une ville en mouvement. Saisie au moment présent, la ville interrogée raconte sa vie. Elle émet divers signaux plus ou moins facilement décryptables, qui narrent le changement contemporain tout en faisant jaillir quelques traits indélébiles du passé. L’entrée choisie pour mettre en regard ces deux ouvrages est par conséquent le changement urbain sous toutes ses formes et selon ses diverses modalités. On peut l’appréhender de plusieurs manières, mais les types de changements peuvent être saisis en fonction de leur degré et de leur forme de visibilité. Il est en effet nécessaire de s’intéresser à la fois à l’origine, aux résultats et à la réception des changements urbains dans une ville qui a récemment connu une transition démocratique. Le changement a longtemps été d’origine transcendante, dans les cas de l’Europe de l’Est, c’est-à-dire décidé par une instance supérieure. La question érigée en filigrane dans ces deux ouvrages est davantage centrée sur le résultat du changement et son aval : Comment sont gérées les successions de changements dans la ville ? Comment les habitants deviennent-ils aujourd’hui de nouveaux acteurs du changement ? De nombreux exemples jalonnent les textes de ces deux livres : du programme de réhabilitation « classique » à l’apparition de « trous urbains » propres à l’Europe de l’Est actuelle, où la destruction paraît hâtive, dans la mesure où on ne s’attache pas toujours à s’informer au préalable de l’existence d’un acquéreur potentiel ; en passant par l’évolution douloureuse de certains quartiers. On peut tout d’abord s’arrêter sur un premier type de changement : les transformations physiques. Il n’est pas rare de trouver Budapest à la fois magnifique et disgracieuse. Les changements successifs de domination n’y sont pas étrangers : l’éclectisme domine. Actuellement, les transformations physiques sont nombreuses, significatives voire symboliques. Au-delà, de la transformation matérielle, c’est véritablement l’esprit de la ville qui est en mouvement. Changer ne signifie nullement balayer le passé. Une part de la mémoire est légitimement conservée par et à travers le changement présent. Comme le suggère Robert Lacombe au lecteur, la manière dont cette ville se fabrique aujourd’hui admet « une étrange continuité avec un passé qui ne l’est pas totalement » (B, p. 25). Ainsi, les destructions et les réhabilitations mettent à jour d’anciennes inscriptions sur les murs, jusqu’à en découvrir datant de la période de l’Empire (B, p. 17). Elles dévoilent ainsi la stratification urbaine et l’épaisseur historique à laquelle la cité doit faire face au moment présent afin de choisir ce qui mérite d’être conservé et ce qui doit être totalement transformé. L’apparition de « trous » urbains, suite à la destruction d’immeubles vétustes bourgeois pas encore comblés ni remplacés est une situation courante dans le centre de Budapest, qui peut se pérenniser parfois et demeurer comme telle pendant plusieurs années. Les « trous » appelés « gödör » sont alors subrepticement investis et employés à des fonctions des plus étonnantes. Leur utilisation comme parkings ou bars clandestins fréquentés par une population nycthémérale et branchée est en effet fréquente (B, p. 20). Tout espace d’apparence sans vie peut connaître ainsi un regain de dynamisme, à un moment fortuit. Ainsi, « dans la ville même, le moindre recoin de verdure, le moindre espace abandonné, sous un pont, entre deux immeubles détruits, deviennent de nouveaux lieux de fête. » (B, p. 31). La dichotomie Buda—Pest que soulève Pal Békés « Le Danube, qui divise aujourd’hui la ville en deux, était précisément le limes, la frontière de l’Europe » (B, p. 13). semble s’amoindrir et connaît également l’effet changement au niveau de nouvelles pratiques sociales. Buda, la ville paisible aux collines inondées de vert expérimente aujourd’hui des changements contraires à sa vie paisible qui y dominait jusqu’alors. « Des raves sauvages » émergent en effet dans les bois de Buda (B, p. 30). Les pratiques nycthémérales en passe de devenir le fort de la capitale hongroise sont indifféremment situées sur une rive ou l’autre du Danube. Divers genres de lieux sont investis étonnamment par les habitants. En revanche, le changement décidé par la municipalité semble nettement mois visible. L’écueil de l’absence d’un plan global d’urbanisme est décelable. Seuls quelques programmes de rénovation de quartiers entiers ont émergé à partir de la fin des années 1990, « soit une dizaine d’années de retard sur Prague » (B, p. 21). Depuis 1989, Budapest « ne s’est pas métamorphosée comme d’autres capitales d’Europe centrale » (B, p. 22). Budapest semble avoir subi davantage des modifications par petites touches, à la fois de manière diachronique et synchronique. Seul le changement de 1989 peut être qualifié de changement synchronique de grande ampleur. Toutes les dimensions de la société ont été touchées à ce moment facilement identifiable. Krisztina Toth, poétesse, explique son nouveau regard sur sa ville, qu’elle ne reconnaissait plus à ce moment (B, p. 99). Depuis, il est clair que les changements ne sont plus aussi lisibles : le changement physique absolu de la capitale n’a pas eu lieu et pour cause. La Hongrie, comme l’explique Robert Lacombe, a négligé son patrimoine bâti « au profit de la musique, conçue comme la quintessence de l’âme hongroise » (B, p. 59). Une autre origine de changement modifie tout de même l’aspect de la capitale. De nombreux appartements de la capitale sont achetés par des étranger (B, p. 21). Dès lors, cette pratique dynamise et accélère de manière salutaire le processus de réhabilitation qui participe de l’embellissement de la ville. Budapest connaît néanmoins aujourd’hui une conséquence néfaste de cette évolution : les prix de l’immobilier ont beaucoup augmenté. Si l’on ne peut pas facilement se laisser aller à dire que la ville a été profondément modifiée physiquement, c’est sans doute à cause de l’origine de ce changement, davantage immanente que transcendante, alors que l’inverse régnait depuis de nombreuses années. Les citadins ont pris les initiatives du changement en n’obtempérant plus aux dirigeants. Leurs comportements prouvent qu’ils deviennent acteurs du changement. En ce sens, l’origine du changement est la clef de la mauvaise visibilité de la transformation de la ville. Le changement physique de la ville ne s’est pas réalisé de façon très ostensible, mais des changements en profondeur moins palpables au premier abord en sont responsables. Ainsi, « depuis 1990, Budapest n’a pas connu de changement radical de son enveloppe architecturale, mais une mutation rapide et profonde, quelquefois implacable, des habitudes, des modes de vie et des comportements. » (B, p. 22). Jozsef Finta écrit en ce sens que « très récemment […] la situation a changé. […] On peut sentir qu’il y a quelque chose qui bouge. […] On remarque qu’une “société civile” […] est en cours de constitution. » (p. 161). La transformation physique ne parait toutefois pas forcément recherchée à tout prix dans l’ensemble de l’espace urbain : Finta dépeint la société hongroise comme toujours très conservatrice.
Certains quartiers anciens sont à plusieurs reprises mentionnés pour leur caractère suranné. L’état général du bâti de certains quartiers est véritablement délabré, laissant souvent témoigné lui-même des traces douloureuses de son passé. En effet, dans les quartiers anciens, comme Terézvaros l’ancien ghetto juif, les stigmates du passé proche parlent d’elles-mêmes. Le bâti composé d’extraordinaires bâtisses est composé de façades et de cours intérieures admirables (A, p. 16). La trajectoire de ce quartier est retracée par Zuzsanna Komjathy (A, pp. 102-111). Elle signale son importance symbolique à plus d’un titre. En effet, la naissance du quartier coïncide avec la naissance de Budapest (A, p. 100), tandis que son développement et son évolution semblent refléter parfaitement les changements structuraux, architecturaux et sociaux de la ville. À la fin du 19e siècle, il représentait un morceau de ville fortement inspiré de l’expérience des villes de l’Europe de l’Ouest qui avait connu l’arrivée du tramway, l’avènement de grands boulevards et de rues commerçantes. Au début du 20e siècle, de nombreuses familles juives s’y sont installées, mais ont ensuite été rassemblées en ghetto aux frontières du quartier de Térezvaros en 1944. La dernière période du quartier qui est relatée est celle d’après-guerre où le quartier renaît : il accueille alors Tziganes, Hongrois, Juifs au moment même où les Ambassades commencent à s’y installer (A, p. 105). Aujourd’hui, contrairement à Prague, cet espace ne subit pas de reconstruction touristique en tant que quartier juif. La communauté juive est nombreuse et vivante et a réintégré d’elle-même les quartiers historiques. Il se dégage alors une impression de vie et d’activité de ces lieux âgés ayant amassé une partie essentielle de l’histoire contemporaine de Budapest. Dans ce quartier comme dans le quartier du château situé sur l’autre rive, les logiques qui sont à l’œuvre sont davantage conservatrices, malgré leur objectif différent. Le quartier du château a engrangé un autre morceau saillant de l’histoire de la ville. Il est décrit par un galeriste, comme un quartier au « charme suranné » (B, p. 88). Est-ce d’ailleurs ce « charme suranné » et cette mémoire douloureuse que les habitants cherchent maintenant à investir, tout en n’afférant pas à un temps passé, mais peut-être en tentant de s’y confronter en l’actualisant au moment présent ?
À l’inverse, des lieux nouveaux naissent dans la capitale (A, pp. 17 et 123). Il s’agit d’un « accroissement des centres commerciaux de style occidental depuis 1996 dans Budapest [qui] transforme tant la structure de la ville que sa culture urbaine. Perçus comme des emblèmes forts de changements culturels, ils sont devenus des lieux de batailles à la fois politiques et symboliques, des lieux et des enjeux de lutte pour l’espace. » (A, p. 15). Le premier ouvrage comme le second constate avec résignation et tristesse l’appétence des Budapestois pour les grands centres commerciaux, notamment pour celui situé dans le centre de la ville, le West End, qui serait le plus important d’Europe (B, p. 23). Eva Tessza Udvarhelyi relativise tout de même cette situation par le constat de l’entrain que présentent encore les citadins pour les espaces publics commerciaux traditionnels, notamment ceux du centre de la ville. « The shopping malls built in the central parts of Budapest […] have not deprived the city of its vitality » [3] (A, p. 129).
« Budapest : au centre de la nouvelle Europe ». L’œuvre du réseau.
Il appert que Budapest doit être considérée comme un nouveau pôle culturel européen : scène électronique dynamique, nouveaux lieux de loisirs attractifs et originaux. Il existe aujourd’hui une grande capacité de création qui est peut-être due au passé du pays qui a longtemps contraint la population à un certain attentisme (B, p. 25). Ainsi, l’organisation de soirées de musiques électroniques dans des lieux inattendus dont l’usage est détourné est devenue une spécialité de la capitale hongroise. Les bains turcs sont investis pour l’occasion où est combinée une projection de films muets soviétiques avec du « ray painting » sous la coupole ottomane. Le succès de ces soirées inédites a été « immédiat [et] international » (B, p. 35). Cependant, les différents acteurs interrogés spécifient amèrement que la vitalité culturelle de Budapest n’est pas due au soutien de la municipalité. « La place de la création contemporaine (art contemporain, nouvelles formes d’expression scénique, danse, musiques actuelles) reste très modeste dans les dispositifs publics de soutien » (B, p. 60). Plusieurs interviewés de ce livre expriment également le fait qu’ils sont reconnus dans de nombreux pays européens, alors qu’ils sont peu valorisés dans leur propre pays (B, p. 128). En revanche, si la reconnaissance de Budapest comme une scène culturelle européenne, va croissant, le clivage entre Budapest et sa campagne environnante ne cesse également d’augmenter, bien qu’il ne date pas d’aujourd’hui (B, pp. 152-153). La vie culturelle n’existe quasiment pas en dehors de la cosmopolite capitale hongroise. Le (re)centrage européen de la capitale se situe par conséquent au niveau de plusieurs domaines culturels qui laissent entrevoir également une véritable adéquation avec le modèle urbain européen agrémenté d’espaces publics forts, à l’épaisseur historique variée. Le fait de l’apparition de vastes shoppings mall n’est pas le signe d’une américanisation du modèle urbain émergent, mais davantage d’une ouverture à une économie de marché et à des pratiques qui se relèvent également en Europe de l’Ouest.
Les regards que posent les habitants de Budapest sur le futur de cette métropole de l’Est européen sont mitigés et partagés. Jozsef Finta, architecte Hongrois, exprime ainsi sa nostalgie virtuelle : « Quand on pense à la beauté de Budapest, au rôle que cette ville aurait été capable d’assumer, on se dit qu’elle aurait pu devenir une véritable métropole d’Europe de l’Est. Au lieu de cela, la ville s’abîme, se détruit » (B, p. 162). Enfin, le dernier mot revient à Laki Lu Space Devil, célèbre dj hongrois, : « Budapest n’est pas vivable sur le long terme. Mais à court terme, c’est une ville superbe. » (B, p. 37).