Sous le titre « The Hispanic Challenge », Samuel P. Huntington propose dans le numéro de Foreign Policy de mars-avril 2004 une nouvelle démonstration du danger de sa pseudo-théorie du « choc des civilisations ».
Quel est donc ce « challenge » auquel, d’après Huntington, la société américaine serait aujourd’hui confrontée ? C’est celui de l’immigration « hispanique » qui « menace l’identité américaine, ses valeurs et son mode de vie » (« Hispanic immigrants threatens America’s identity, values, and way of life »). D’après lui les valeurs sociales et identitaires nées de l’histoire états-uniennes sont en train de disparaître sous la pression de la mondialisation :
« L’identité nationale des États-Unis est confrontée (« challenged ») aux forces de la mondialisation ainsi qu’aux besoins que cette mondialisation produit, parmi les populations du monde, d’identités plus restreintes et plus significatives fondées sur les liens du sang et les croyances. Dans cette nouvelle ère, le défi (« challenge ») le plus immédiat et le plus sérieux à l’identité traditionnelle américaine provient de ce flux d’immigration immense et continu originaire d’Amérique latine, en premier lieu du Mexique, ainsi que des taux de fécondité de ces immigrants comparés aux taux des Américains autochtones, qu’ils soient noirs ou blancs. » (« The United States’ national identity, like that of other nations-states, is challenged by the forces of globalization as well as the needs that globlization produces among people for smaller and more meaningful ‘blood and belief’ identities. In this new era, the single most immediate and most serious challenge to America’s traditional identity comes from the immense and continuing immigration from Latin America, especially from Mexico, and the fertility rates of these immigrants compared to black and white American natives. » (p. 32).
« There is no Americano Dream. There is only the American Dream created by Anglo-Protestant society. » (Samuel Huntington)
Faisant référence au livre de Lionel Sosa, un homme d’affaire mexico-américan, intitulé The Americano Dream, Huntington conclut son article en affirmant : « Il n’y a pas de “rêve latino”. Il y a seulement le “rêve américain” créé par la société anglo-protestante. » (« There is no Americano Dream. There is only the American Dream created by Anglo-Protestant society » (p. 45 ; repris également en grand sous-titre intermédiaire en page 35).
Personne n’est évidemment surpris de voir Samuel Huntington dénoncer l’immigration hispanique comme « cinquième colonne ». Sa vision du monde en termes de « choc des civilisations » ne lui permet pas de voir les événements et les sociétés d’une autre façon : les migrants ne peuvent pas être des individus ; leur identité est toujours sur-déterminée par leur « civilisation » d’appartenance. Mexicains et États-Uniens appartiennent à des aires de civilisations différentes ; ils ne peuvent que s’affronter dans la défense de leurs « valeurs ». Pour Huntington, ce choc est évidemment valable à tous les niveaux et à toutes les échelles. Si à l’échelle-mondiale les États-Unis sont confrontés à l’« Islamic Challenge », l’ennemi intérieur restait encore à construire. C’est désormais chose faite. Dans L’imposture du Choc des civilisations (2002) Marc Crépon montrait que l’objectif de Samuel Huntington est de « savoir de qui (il faut) avoir peur ». Grâce à Huntington les Américains savent maintenant qui est leur ennemi.
L’idée kantienne selon laquelle un être humain est capable de s’arracher à ses codes biologiques, historiques et sociaux, considérés dans ce cas uniquement comme des caractères et non comme des définitions, n’a aucun sens pour le Behemoth de Huntington. L’homme ne peut y être qu’un loup pour l’homme, et les « civilisations » ne peuvent que s’y affronter. Quant aux barbares qui veulent nous détruire et nous chasser, ils sont déjà dans la maison. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails de la dangerosité de cette pseudo-théorie. Mais on peut voir néanmoins comment Samuel Huntington fait partie de ces auteurs qui polluent les mots. Et l’on doit également commencer à mettre sur pied ce qui, face à Huntington et à ses épigones, constitue le véritable « challenge » : leur arracher les mots qu’ils salissent.
Le challenge : arracher à Huntington le beau mot de « civilisation » sali par ses articles et ses ouvrages.
Il faut bien sûr commencer par le beau mot de « civilisation » sali par ses articles et ses livres. La civilisation ce n’est pas la peur et la haine de l’autre, encore moins la construction systématique de l’altérité comme danger. C’est vers Norbert Elias qu’il faut nous tourner pour comprendre ces processus de civilisations qui permettent l’augmentation de l’identification à l’autre.
« Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identification entre les êtres sont déjà nettement sensibles. De nombreux signes témoignent du développement d’un nouveau sens de la responsabilité à l’échelle mondiale en ce qui concerne le sort des individus dans la misère, indépendamment de leur appartenance nationale ou ethnique et de leur identité collective en général. » (Norbert Elias, La société des individus, 1987, p. 222).
Le « challenge », c’est ensuite montrer comment Huntington se cache derrière Braudel pour faire croire que le concept de « choc des civilisations » vient de Grammaire des civilisations. Braudel utilise effectivement l’expression « les chocs violents des civilisations » (p. 65 de l’édition de poche chez Champs-Flammarion), mais dans le sens restreint d’une opposition historique, qui n’a rien à voir avec la haine de l’autre comme principe constitutif du monde actuel. Braudel avait déjà d’ailleurs, quelques pages auparavant, encadré le sens de son analyse en opposant les civilisations du passé aux mouvements d’unification de l’humanité, qu’avec Raymond Aron, il voyait apparaître dès les années 1960 :
« Ce phénomène de diffusion de biens culturels communs à l’humanité entière prend dans le monde actuel une ampleur singulière […]. “Nous sommes à une phase écrit Raymond Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept […]. La phase des civilisations s’achève et […] l’humanité est en train, pour son bien ou pour son mal, d’accéder à une phase nouvelle”, celle en somme d’une civilisation capable de s’étendre à l’univers entier. » (Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Champs-Flammarion, p. 38).
Peut-être qu’en fin de compte, c’est cela le vrai « challenge » : se débarrasser des idées dangereuses de ces théoriciens de la peur et de la haine, Samuel Huntington en tête.
Samuel P. Huntington, « The Hispanic Challenge », Foreign Policy, mars-avril 2004, p. 30-45 ; en ligne sur le site de Foreign Policy.