Légende de la carte : 1 : plage ; 2 : rochers intertidaux ; 3 : falaise rocheuse ; 4 : dunes ; 5 : avant-dune ; 6 : bermes et sillons sur la plage ; 7 : crête dunaire ; 8 : dune ancienne avec caoudeyres ; 9 : ancienne falaise dans la dune ancienne ; 10 : lacs et marais ; 11 : ancienne carrière, fermée ; 12 : mur ; 13 : mur en traverses de chemin de fer ; 14 : parking ; 15 : camping ; 16 : hameau ; 17 : village ou commune ; 18 : sols cultivés ou friches.
La carte présentée ici est tirée d’un article écrit en 1991 par André Guilcher et Bernard Hallégouet, intitulé « Coastal dunes in Brittany and their management » et publié dans Journal of Coastal Research. Cette revue américaine en était alors à sa deuxième année d’existence et témoignait de l’importance naissante d’une approche scientifique de l’aménagement côtier. La carte représente une portion du littoral qui inclut le plus grand ensemble dunaire breton, considéré par les auteurs comme devant être à ce titre particulièrement étudié dans un article consacré, de façon générale, à l’aménagement des dunes en Bretagne. Cette carte est donc, dans sa conception, marquée par une valeur archétypique. Elle décrit l’exemple le plus remarquable, parce que le plus grand, et non parce qu’il abriterait les dunes les plus originales…
La problématique de l’article porte sur les bonnes pratiques de gestion, qui sont définies — dès le résumé — comme devant pouvoir protéger les dunes sans restreindre les accès à la plage. Les mauvaises pratiques sont celles qui favorisent l’érosion. Les causes principales d’érosion des dunes sont identifiées comme 1) un déficit sédimentaire dû à la remontée holocène [1] du niveau de la mer ; 2) une surfréquentation. La légende de la carte compte 18 cartouches, dont aucun n’indique ni les routes, ni les chemins d’accès. En la matière, seuls les parkings sont figurés (cartouche 14). Deux autres cartouches mentionnent des objets géomorphologiques rapportés à d’anciennes lignes de rivage, le 8 et le 9, qui représentent de vieilles dunes, avec caoudeyres [2], ou taillées en falaise dont le texte précise qu’elles contiennent, en coupe, des dépôts coquilliers liés à un rivage ancien.
Un trait frappant est l’absence totale de toute indication dynamique. Ni les flux de promeneurs (qui sont agents d’érosion) ni les flux de sédiments (qui sont insuffisants pour la compenser) ne sont figurés. Cette absence est caractéristique d’un problème récurrent dans la cartographie géomorphologique du littoral. Elle pose deux types d’enjeu épistémologique : celui de la fonction pédagogique de la carte, celui de la fonction scientifique de la légende.
Quelle fonction pédagogique pour la carte ?
Le premier enjeu est lié à la forme du littoral. Par définition, spatialement, il est long et étroit. L’essentiel des formes actives [3] tient dans une « épaisseur » de quelques décamètres, alors que l’étendue qu’elles occupent le long du rivage est mesurée en kilomètres, voire en dizaines de kilomètres. Plus le littoral est « long » dans sa dimension « along-shore » moins la carte sera « précise » dans sa dimension « cross-shore » [4]. C’est pourtant au moins autant dans la dimension « cross-shore » que dans la dimension « along-shore » que se déroulent les processus qui transfèrent le sable de la zone infra-tidale (jamais découverte) à l’estran (alternativement couvert et découvert), puis à l’avant-dune (accumulation de haut de plage souvent éphémère) et à la dune proprement dite.
Une solution cartographique simple pourrait être de transférer à la carte géomorphologique littorale une astuce habituellement utilisée pour les coupes géologiques : l’exagération verticale… On pourrait concevoir, dans le cas de cette côte orientée globalement nord-sud, une échelle en longitude qui soit dix fois plus grande qu’en latitude.
Ce parti pris de déformation n’était pas acceptable à l’époque : il aurait mis en cause un des principes fondamentaux de la carte géomorphologique : sa capacité à permettre à un étudiant de se localiser exactement, carte en main sur le terrain, pour trouver l’emplacement du lieu d’échantillonnage, de la coupe importante, de la forme essentielle, à partir desquels le raisonnement est construit.
Ce problème ne se posait pas pour les coupes. Avec une déformation verticale la coupe géologique exagère ce sur quoi le géomorphologue ne se déplace pas : le sous-sol (l’axe des ordonnées de la coupe). Les dimensions latérales (l’axe des abscisses), c’est à dire les distance horizontales que l’on peut reporter sur la carte et parcourir à pied restent absolument exactes. En ce sens, une exagération verticale sur une coupe ne pose aucun problème de localisation. Sur une carte où abscisses et ordonnées représentent toutes deux des distances parcourables, une déformation inégale de l’un à l’autre pose de réels (quoique pas insurmontables) problèmes de parcours et de localisation. Aujourd’hui, le positionnement gps pose le problème en des termes renouvelés.
Quelle fonction scientifique pour la légende ?
Le deuxième enjeu concerne l’information scientifique que la légende propose au lecteur. Sur cette carte, il est clair que la légende est descriptive, et non explicative. Elle n’indique pas pourquoi les dunes sont érodées. Elle n’indique même pas où elles sont érodées, ni si elles le sont partout au même degré… Le texte de l’article en donne partiellement la raison. Guilcher et Hallégouet indiquent que la côte actuelle (que le cartouche 5, avant-dune, dessine assez bien) est, en fait, en progradation [5] et qu’elle se situait, à une date non connue, plus à l’est, à l’emplacement des cartouches 8 et 9. L’exemple choisi pour illustrer les bonnes et mauvaises pratiques de gestion, a été sélectionné pour sa taille. Mais ce qui le rend si grand, c’est qu’il est, depuis l’Holocène terminal, en extension, avec une accumulation continue de sable qui fait gagner la terre sur la mer. Cette portion de côte n’est donc pas, à l’échelle du temps géomorphologique, en péril… Si aujourd’hui de « mauvaises » pratiques d’aménagement provoquent quelque érosion locale, cette tendance est sans commune mesure avec des processus géomorphologiques qui déterminent une accumulation depuis plusieurs milliers d’années. Le choix de l’exemple selon des critères morphologiques n’est ainsi pas complètement pertinent dans un contexte de politique d’aménagement, à propos duquel les auteurs de la carte veulent étudier les bons et les mauvais usages.
La cartographie géomorphologique littorale en 2d atteint là une de ses limites intrinsèques. Elle ne représente pas facilement des dynamiques, et encore moins facilement des successions (temporelles) de dynamiques. On peut faire figurer les lignes de rivage successives (et indiquer leur âge si on le connaît), mais on ne peut guère faire figurer les flux de sédiments et les types de processus qui en sont respectivement les objets constituants et les agents constitutifs. Si l’on observe le tracé de la ligne de rivage postulée par le cartouche 9, on voit que les éventuels agents hydro-dynamiques qui expliqueraient tout ou partie de son tracé, s’ils devaient être dessinés, seraient placés à terre, ce qui est paradoxal, et pour le moins du moins troublant : que signifierait véritablement, sur la carte (et sur le terrain), un paléo-courant de dérive littorale dont l’emplacement est actuellement occupé par une cuvette de déflation éolienne active’ [6]
Une carte géomorphologique du littoral peut donc, si l’on accepte quelques accommodements avec les échelles et l’usage du gps, être un remarquable instrument de description et de localisation. Il permet à d’autres chercheurs que les auteurs d’aller sur place, re-examiner un affleurement, observer ses relations avec une forme, y prélever un nouvel échantillon datable avec de nouvelles techniques. En revanche une telle carte laisse encore irrésolue la représentation graphique des agents morphologiques et de leur évolution dans le temps.