Que l’on évoque le centre d’accueil de Sangatte ou les campements improvisés aux alentours de la ville, Calais représente aujourd’hui, dans l’imaginaire francophone et européen, plus qu’une réalité géographique. La ville est devenue, au même titre que l’île de Lampedusa au sud de la Sicile, le symbole d’une Europe forteresse arc-boutée sur ses frontières, multipliant les contrôles d’identité, les arrestations arbitraires et les expulsions, réduisant la détresse et l’errance des migrants à « une simple question de clandestinité ou de sans-papiers » (Mankou 2013, p. 37). Mais contrairement à Lampedusa, qui se trouve pour ainsi dire aux avant-postes de la forteresse, Calais a ceci de particulier qu’il s’agit d’une ville-frontière située à l’intérieur même de l’Europe, dont les structures de contrôle ont pour but d’empêcher les migrants de pénétrer au Royaume-Uni. À ce titre, la ville française constitue l’une des dernières étapes d’un parcours migratoire parsemé d’obstacles, conduisant les réfugiés à multiplier les haltes provisoires dans des abris de fortune [1], sous la menace toujours présente d’un brusque retour vers le pays d’origine.
Face à cette situation désastreuse — tant d’un point de vue humain que politique —, cet article souhaite interroger le rôle que peut jouer le cinéma documentaire, en partant de l’idée que ce dernier ne doit pas être envisagé comme un simple témoin de la réalité, mais plutôt comme un dispositif visant à modifier notre façon d’appréhender le réel. En ce sens, mon positionnement est proche de celui de l’anthropologue Dominique Belkis et du sociologue Michel Peroni. Pour ces chercheurs en sciences sociales, le but de l’analyse filmique, et particulièrement celle du cinéma documentaire,
n’est pas de soumettre l’écriture cinématographique et de ramener son régime esthétique à une lecture sociologique, mais de considérer que cette écriture cinématographique avec le régime esthétique qu’elle active, par son opérativité même, vient renouveler les présupposés qui pourraient être ceux d’une telle lecture. (Belkis et Peroni 2015)
Dans L’épreuve du réel à l’écran, François Niney adopte également une approche du documentaire en termes d’opérativité, en envisageant le film documentaire comme « un vecteur “idéal” pour objectiver nos visions du monde, les mettre à l’épreuve, et en projeter de nouvelles » (2002, p. 320). Dans chaque cas, il s’agit de considérer la capacité de figuration [2] du cinéma documentaire, son aptitude à mettre au jour de nouvelles modalités d’articulation du réel.
C’est précisément dans cette perspective heuristique que j’examinerai le regard porté par le cinéma documentaire sur la situation des migrants bloqués aux alentours de Calais. À mon sens, l’une des possibilités créatrices du documentaire est de convertir un non-lieu comme le camp de réfugiés de Sangatte en un lieu de mémoire ou, plus précisément, d’entre-mémoire. Le documentaire n’a pas seulement pour fonction de témoigner d’un phénomène contemporain comme l’immigration clandestine, mais de faire surgir, par le biais du montage et du télescopage des temps, une mémoire multidirectionnelle [3] qui s’épanouira d’autant plus qu’elle sera attachée à un espace anonyme et indifférencié. En ce sens, le non-lieu n’appelle pas la commémoration d’une seule mémoire, mais bien l’entrelacement de souvenirs renvoyant à différentes expériences d’exil à travers l’histoire.
Pour avancer dans cette réflexion, je m’appuierai sur une analyse comparée entre le documentaire anglais de Marc Isaacs Calais : The Last Border (2003) et le film français de Henri-François Imbert No pasarán, album souvenir (2003), deux œuvres qui entrecroisent la mémoire des sans-papiers échoués à Calais avec des mémoires plus anciennes remontant à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre d’Espagne.
Calais comme non-lieu.
Afin de comprendre en quoi le documentaire transforme notre rapport à la réalité, il me paraît utile, dans un premier temps, de qualifier anthropologiquement la spécificité d’un espace comme la ville-frontière de Calais.
En 1999, les autorités françaises avaient installé à Sangatte, dans les anciens hangars qui avaient servi à la construction du tunnel sous la Manche, un camp de réfugiés ayant pour mission de maintenir les migrants sur le territoire français et d’empêcher leur passage de l’autre côté de la Manche. En décembre 2002, le camp de Sangatte sera démantelé sous le gouvernement Jospin par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Cette fermeture conduira les migrants à établir des campements de fortune aux alentours de Calais, dans une région que l’on surnommera bientôt « la Jungle ». En 2009, ces campements seront à leur tour détruits à grand renfort de bulldozers et de publicité médiatique par le ministre de l’Immigration Éric Besson. Aujourd’hui, malgré la disparition de la Jungle, les migrants kurdes, afghans ou tchétchènes continuent de se cacher dans les environs de Calais, logeant dans des squats ou des abris temporaires, dans l’attente d’une hypothétique traversée vers l’Angleterre [4].
Inévitablement, quand on évoque cette ville-frontière et les campements qu’elle abrite aux alentours, surgit le concept de « non-lieu », défini par Marc Augé. Avec cette notion, l’anthropologue vise à décrire l’une des caractéristiques de notre monde contemporain « où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires […], un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère » (1992, p. 100-101).
À côté des aéroports et des supermarchés, il est frappant de remarquer que Marc Augé évoque, dans son inventaire des non-lieux, aussi bien le camp de réfugiés que le bidonville, ce qui renvoie aux deux états successifs du séjour des migrants à Calais, d’abord le camp de Sangatte, puis les abris provisoires de la Jungle.
Si l’on peut discuter le terme de « non-lieu » et lui préférer le concept de « hors-lieu » employé par Michel Agier pour décrire la réalité des camps de réfugiés [5], il n’en reste pas moins que la réflexion d’Augé permet de mieux comprendre l’apport du cinéma documentaire. Trop souvent, on ne retient du non-lieu qu’une recension générale des espaces emblématiques de notre société contemporaine, tels que les gares, les aéroports ou les squats. Mais, comme le précise Augé, il faut avoir conscience — et c’est un point trop souvent négligé — que le concept de non-lieu recouvre
deux réalités complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir), et le rapport que des individus entretiennent avec ces espaces. Si les deux rapports se recouvrent assez largement, et, en tout cas, officiellement (les individus voyagent, achètent, se reposent), ils ne se confondent pas pour autant car les non-lieux médiatisent tout un ensemble de rapports à soi et aux autres qui ne tiennent qu’indirectement à leurs fins. (ibid., p. 118-119)
Bien qu’ambivalente, cette conception du non-lieu est éclairante pour le cinéma, et particulièrement pour le cinéma documentaire, dans la mesure où elle permet de situer le niveau d’opérativité de celui-ci. Pour reprendre le vocabulaire de la filmologie, on dira que le documentaire se caractérise par son aspect « afilmique », c’est-à-dire qu’il enregistre ce qui « existe dans le monde usuel, indépendamment de tout rapport avec l’art filmique, ou sans aucune destination spéciale et originelle en rapport avec cet art » (Souriau 1953, p. 7), contrairement à la fiction qui, elle, se range davantage du côté du profilmique [6] en recourant à un univers spécialement mis en scène pour les besoins de la caméra [7]. Dans cette perspective, on comprend que l’une des vertus premières du documentaire est de rapporter à l’image la réalité physique (et afilmique) des zones de transit, des caractéristiques spatiales qui pré-existent à toute mise en scène. À l’écran, l’aéroport reste un aéroport, le camp de réfugiés un camp de réfugiés. De cette manière, le film documentaire conserve le premier aspect du non-lieu décrit par Marc Augé, à savoir sa nature d’espace fonctionnel et inhospitalier.
En réalité, l’opérativité du documentaire se manifeste surtout au niveau des rapports qui se nouent dans et par le non-lieu. Le film peut transformer le non-lieu en lieu, non pas en changeant l’aspect extérieur de la réalité, mais en témoignant des rapports qui subvertissent les fonctions normatives que cet espace remplit habituellement. Ainsi, même si la caméra interfère toujours avec la réalité qu’elle filme, au point d’empêcher une « pure » restitution du réel, on peut avancer que l’une des fonctions du documentaire est d’enregistrer les relations humaines qui se déploient dans les camps et les espaces indifférenciés autour de Calais. Le cinéma se fait alors miroir d’une réalité anthropologique, puisque ce que l’on considère de l’extérieur comme un hors-lieu est souvent perçu comme un espace de socialisation par ceux qui y vivent. Comme l’explique Michel Agier,
le lieu de la relégation, du stationnement, n’est plus alors (ou plus seulement) un lieu d’attente, souvent propice à la dépression et autres pathologies, mais il devient un lieu de vie, de resocialisation, parfois d’une certaine agitation sociale et politique. (2014, p. 16)
C’est donc là un premier niveau de relation dont le cinéma peut témoigner et qui vient contester de l’intérieur l’aspect fonctionnel du non-lieu.
Mais le cinéma documentaire possède aussi la capacité d’œuvrer à un second niveau, où il ne s’agit plus seulement d’enregistrer des relations existantes, mais de les mettre en rapport pour créer de nouvelles correspondances et dépasser ainsi le « présent perpétuel » (Augé 1992, p. 131) du non-lieu. Par le jeu du montage ou par l’installation de certains dispositifs de résonance, le film déploie un nouveau réseau de relations encore jamais entrevu de la sorte [8]. C’est à ce niveau qu’apparaît le plus nettement l’opérativité du cinéma documentaire, sa capacité à articuler de nouvelles manières de saisir le réel. Par rapport à la question des camps de réfugiés autour de Calais, l’opérativité des deux films qui nous intéressent ici ¾ Calais : The Last Border (2003) de Marc Isaacs et No pasarán, album souvenir (2003) d’Henri-François Imbert ¾ tient surtout en la conversion d’un non-lieu réel en un lieu de mémoire ou d’entre-mémoire, ce dernier devant être compris comme une construction imaginaire projetée ou diffusée sur un écran [9]. Dans les pages suivantes, je voudrais montrer comment les deux films construisent à partir de l’espace physique du non-lieu décrit par Augé, à partir aussi de l’observation des relations humaines qui finissent par transformer ce non-lieu en espace habitable pour les personnes qui y séjournent temporairement, un lieu imaginaire tirant sa force symbolique de l’entrecroisement de différentes mémoires.
Calais : The Last Border.
Depuis le début des années 2000, Marc Isaacs construit une œuvre documentaire importante au sein du cinéma anglais, valant à la fois par sa capacité d’observation sociale et par le haut degré d’empathie qu’elle manifeste à l’égard des laissés-pour-compte de la société britannique [10]. Par rapport à des films précédents comme Lift (2001) ou Travellers (2003), Calais : The Last Border est le premier documentaire de Marc Isaacs qui se déroule hors du Royaume-Uni. Pour ce film, l’idée du réalisateur était de se déplacer de l’autre côté de la Manche et de filmer Calais comme une ville-carrefour abritant aussi bien des candidats à l’exil que des citoyens anglais venus en France pour un court ou long séjour. Alors que le tournage était encore en préparation, le camp de Sangatte fut démantelé, ce qui amena Isaacs à focaliser son attention sur des migrants livrés à eux-mêmes dans les rues de la ville et déterminés à franchir la Manche par leurs propres moyens.
Le premier rapport à la mémoire que l’on décèle dans le film est l’histoire singulière de chaque migrant qui s’exprime devant la caméra. Ainsi, Paul, le réfugié jamaïcain, raconte au réalisateur comment, après un long voyage, il s’est retrouvé bloqué dans une station-service. Venu du Pakistan, Ijaz explique le parcours qui l’a amené à Calais, les difficultés rencontrées dans la ville. À aucun moment, la voix du réalisateur ne vient prendre en charge les récits des migrants : chaque témoin reste responsable de sa propre parole. Le fait que les réfugiés puissent raconter leur histoire est déterminant aussi bien pour les spectateurs que pour les migrants eux-mêmes, car ce qui se joue devant la caméra est véritablement la construction d’une identité narrative, dans le sens qu’a donné Paul Ricœur à ce terme, c’est-à-dire la constitution d’un sujet qui s’éprouve comme tel par la mise en récit de ses propres actions [11].
Mais le point le plus significatif réside à mon sens dans la diversité des témoignages récoltés. Marc Isaacs tire profit de l’espace transitoire que constitue Calais pour entrelacer différents parcours de vie. Le montage suscite des correspondances entre les personnes interrogées et brise, à l’écran du moins, les relations de solitude régnant habituellement dans les non-lieux. Par ailleurs, si le montage peut rassembler, il peut aussi souligner des contrastes. À cet égard, il faut rappeler que Calais : The Last Border n’est pas seulement consacré aux immigrants illégaux qui tentent de passer en Angleterre. Le réalisateur interroge également des citoyens anglais qui cherchent à s’établir à Calais ou qui viennent y acheter de l’alcool et des cigarettes bon marché. Par cet entrecroisement, le documentaire s’avère éminemment subversif, puisque, comme l’a montré l’une des rares analyses du film, le récit tend à pluraliser la signification du terme « migrant » en le faisant porter sur des individus aux motivations très différentes [12].
Déjà à ce niveau apparaît l’idée que le non-lieu, en raison de son aspect transitoire, est propice à faire surgir à l’écran non pas un lieu de mémoire, mais un lieu d’entre-mémoire [13]. Le travail de Calais : The Last Border ne consiste pas à réactiver la mémoire du lieu et à rappeler, par exemple, que Sangatte, avant d’être un camp de réfugiés, était aussi la plage à partir de laquelle l’avion de Louis Blériot s’élança pour la première fois vers l’Angleterre en juillet 1909. Lors de sa transposition à l’écran, le non-lieu favorise davantage l’entremêlement des mémoires, celles des personnes en transit circulant dans cet espace. Bien entendu, cet entrelacement mémoriel n’est pas propre au non-lieu, car il est évident que les lieux habités sur une longue durée peuvent aussi comporter différentes strates de mémoire, rappelant aux habitants les multiples événements qui s’y sont déroulés [14]. Cependant, la spécificité du non-lieu, du moins lorsque sa potentialité mémorielle est mise en valeur par le cinéma documentaire, est de faire co-exister des mémoires qui renvoient davantage à des souvenirs personnels de déplacement qu’à l’histoire du lieu lui-même.
L’entrelacement des mémoires est d’autant plus sollicité que le non-lieu, en raison de la halte momentanée qu’il impose, tend à favoriser le retour sur soi et l’évocation des périples qui ont conduit à cet espace provisoire, une évocation rendue d’autant plus aisée par le fait que le non-lieu n’est pas dévolu à la célébration d’une mémoire locale ou nationale qui pourrait faire écran à ces mémoires de passage [15]. D’une certaine manière, le fait que le non-lieu ne soit pas attaché à des porteurs de mémoire spécifiques [16], veillant à la transmission d’un passé enraciné dans l’histoire locale, explique que les zones de transit se prêtent autant à l’entrecroisement de souvenirs qui débordent le périmètre de ces espaces. Le cinéma peut ainsi mettre à profit la configuration particulière du non-lieu pour en faire un carrefour de mémoires, et tout l’enjeu d’un film comme Calais : The Last Border sera précisément d’agencer la circulation d’histoires singulières.
Dans le film, l’entrecroisement des mémoires se cristallise lors d’une séquence particulièrement emblématique : Tulia, une femme d’affaires anglaise dorénavant établie en France, se souvient de son enfance. Ses souvenirs remontent à la Deuxième Guerre mondiale, quand elle fut séparée de ses parents et enfermée dans un camp politique en Espagne. Tulia s’échappa du camp où elle était emprisonnée pour essayer de rejoindre sa mère détenue dans un autre camp, sans succès malheureusement. Tulia se souvient aussi de son arrivée en Angleterre à la fin de la guerre et de l’accueil mis en place par les Britanniques pour les réfugiés. Durant la séquence, la bande-image entrecroise des plans de l’appartement de Tulia avec des plans où Ijaz, le réfugié pakistanais, marche sur la plage. L’entremêlement est poussé plus loin lorsque le réalisateur demande au migrant s’il possède une photo de sa mère, ce qui fait écho à la photographie noir et blanc de Tulia enfant, présentée en début de séquence.
Cet extrait entremêle deux mémoires de réfugiés qui sont chacune liées à un passage ou à un désir de passage vers l’Angleterre. Par ce biais, le réalisateur met en place une mémoire multidirectionnelle, ou ce que Max Silverman a appelé un « nœud de mémoire » [17], en connectant la mémoire contemporaine des mouvements migratoires en provenance de pays extra-européens avec la mémoire d’une migration plus ancienne remontant à la Seconde Guerre et concernant des déplacements sur le Vieux Continent. Sans aucun doute, cette séquence constitue le pivot et le fondement du film. Marc Isaacs le reconnaît d’ailleurs lui-même dans une interview : « J’avais l’impression qu’il manquait quelque chose dans le film par rapport aux autres personnages et cela avait trait avec l’Histoire : un réfugié d’un certain âge par exemple » (2011).
Avant de rencontrer Tulia, le réalisateur envisage même de composer un personnage de fiction qui serait venu incarner cet aspect historique, tant il lui semble que la dimension temporelle est déterminante.
S’il importe à Isaacs de transformer Calais en un lieu d’entre-mémoire, c’est que la dimension mémorielle permet de donner une nouvelle profondeur aux mises en relation déjà établies par les autres séquences du film. Jusqu’alors, les rapprochements opéraient selon un axe synchronique : il s’agissait d’une part, d’entrelacer les témoignages des immigrants illégaux et, d’autre part, de mettre ceux-ci en contraste avec les propos des citoyens britanniques séjournant en France. La mise en relation restait rivée au temps de l’actualité qui constitue, selon Augé, l’une des caractéristiques fondamentales du non-lieu, le fait que celui-ci soit toujours expérimenté dans le cadre d’un éternel présent. Or voilà qu’avec cette séquence, le film joue sur un autre registre, qui n’est plus seulement un axe synchronique, mais diachronique, ce qui revient à montrer que les expériences migratoires ne sont pas seulement à rapprocher sur un plan spatial, mais qu’elles se ressemblent aussi à travers l’histoire [18].
Du coup, le principal bénéfice de cette séquence est d’ouvrir un espace qui éclaire le présent par le passé et le passé par le présent, sans pour autant que ces deux dimensions soient rabattues l’une sur l’autre. Le spectateur découvre que l’expérience des migrants d’aujourd’hui ressemble en bien des points aux déplacements qu’ont connus ou qu’auraient pu connaître ses grands-parents durant la Deuxième Guerre mondiale. En entrecroisant des mémoires de profondeur temporelle différente, Calais : The Last Border permet donc au public de reconnaître la similitude des expériences migratoires à travers le temps et de pouvoir intégrer dans son propre cadre mémoriel des événements qui pouvaient jusque-là lui paraître étrangers ou extérieurs [19].
No pasarán, album souvenir.
L’idée que Calais et ses environs fonctionnent comme un lieu d’entre-mémoire se vérifie dans No pasarán, album souvenir (2003), film français du réalisateur Henri-François Imbert sorti la même année que Calais : The Last Border, mais qui, à la différence du documentaire de Marc Isaacs, a été tourné peu de temps avant la fermeture du camp de Sangatte. Dans No pasarán, on retrouve l’intérêt d’Imbert pour les mémoires oubliées, les croisements entre grande et petite histoires qui apparaissaient déjà dans un film comme La Plage de Belfast (1996), où le réalisateur partait en Irlande du Nord à la recherche des propriétaires d’un fragment de pellicule retrouvé dans une caméra Super 8 [20].
A priori, No pasarán et Calais : The Last Border sont des films très différents. Si Marc Isaacs arpente en tous sens la région de Calais, le point de départ de Henri-François Imbert se situe à l’autre extrémité de la France, à la frontière espagnole des Pyrénées. Le réalisateur s’intéresse au souvenir des républicains espagnols réfugiés en France après la victoire des franquistes en 1939. Ces exilés seront enfermés dans des camps de concentration dans le sud de la France. Plus tard, certains d’entre eux seront remis aux Allemands par les autorités françaises, puis transférés vers le camp de concentration de Mauthausen en Autriche.
No pasarán est en grande partie constitué à partir d’une série de cartes postales imprimées au moment des faits, c’est-à-dire en 1939, et que le réalisateur retrouve dans le grenier de ses grands-parents. À la suite de cette découverte, Imbert décide de compléter la série d’images pour retracer l’histoire de ces exilés. Sur un plan formel, nous sommes loin de l’approche de Marc Isaacs. Alors que le réalisateur anglais ne recourt à aucun document d’archives, mis à part le bref plan sur la photo de Tulia, Henri-François Imbert insère des plans fixes de cartes postales dans la trame du film et tente de retrouver dans notre paysage contemporain les sites des anciens camps de concentration représentés sur les photographies. C’est pourquoi il semble juste de dire que No pasarán est un film qui part du passé pour remonter vers le présent, tandis que Calais : The Last Border opère selon une démarche inverse en établissant d’abord le constat d’un certain état du présent.
Pourtant, malgré leurs différences, No pasarán et Calais : The Last Border ont comme point commun de filmer Calais comme un carrefour de mémoires. Chez Imbert, les images de Calais arrivent dans les huit dernières minutes du récit, avec une séquence finale qui se détache nettement du reste du film. Le réalisateur se déplace du sud au nord de la France et filme des réfugiés dans le camp de Sangatte. À l’intérieur d’une pièce surpeuplée, les cartes postales des réfugiés républicains circulent parmi les migrants, accompagnées de quelques commentaires ou d’un désintérêt manifeste. Plus tard, Imbert filmera des réfugiés kurdes irakiens qui patientent sur les plages de la mer du Nord, leur regard tourné vers les côtes anglaises.
Sur un plan strictement documentaire, la caméra du réalisateur capte tout d’abord le caractère inhospitalier du non-lieu et la promiscuité dans laquelle les « habitants » de Sangatte sont obligés de vivre. Imbert recueille les témoignages des migrants qui tous soulignent le caractère déshumanisant du camp, où il est parfois nécessaire de faire la file toute une journée pour consulter un médecin. C’est, si l’on veut, le premier rôle du documentaire qui prend acte de l’aspect dégradant de cet espace. Mais, en même temps, en faisant circuler de main en main les cartes postales des républicains, Imbert fait œuvre d’entre-mémoire, puisqu’il connecte la situation des immigrants illégaux à des histoires plus anciennes. S’établit alors une ligne qui relie les camps de concentration d’avant-guerre dans le sud de la France, le camp de Mauthausen en Autriche et le camp de Sangatte. De la même manière que le film de Marc Isaacs pluralisait le mot « migrant » en le faisant porter sur différentes personnes en situation de départ ou d’exil, le film de Henri-François Imbert réalise un travail similaire avec le terme « camp de concentration ». Dans No pasarán, ce vocable voyage aussi bien sur les images des camps français que sur celles du camp allemand, sans oublier l’association faite avec les terrains de camping des années 50, qui ont occupé la place de certains lieux de détention [21].
Comme pour le film de Marc Isaacs, on peut estimer que cet entrecroisement mémoriel permet de mieux s’approprier l’histoire des réfugiés illégaux en la raccrochant à des pans de notre mémoire qui sont plus solidement étayés. Grâce au dispositif mis en place, la mémoire du spectateur est doublement stimulée, puisque celui-ci est invité à considérer le présent comme doublé d’une épaisseur historique et le passé comme éminemment actuel.
Métonymie et comparaison mémorielles.
À travers le rapprochement de ces deux films, on voit donc comment le cinéma documentaire peut transformer le non-lieu en lieu d’entre-mémoire en faisant surgir à l’écran des temporalités multiples qui viennent subvertir l’absence de profondeur temporelle caractérisant habituellement le non-lieu. Mais en même temps, à regarder ces films, il semble qu’une autre leçon peut être tirée de leur rapprochement et qui tient à la façon dont les mémoires se combinent entre elles. Peut-être en effet que l’approche documentaire du non-lieu nous renseigne aussi sur la façon dont des mémoires entrent en contact [22].
Bien qu’ils promeuvent des approches connectives de la mémoire, des auteurs comme Michael Rothberg ou Marianne Hirsch sont relativement muets quant aux stratégies rhétoriques ou cognitives qui permettent aux mémoires de se raccorder l’une à l’autre [23]. Par exemple, dans The Generation of Postmemory (2012), Marianne Hirsch évoque la notion de « mémoire affiliative », qui désigne la possibilité pour quelqu’un de s’approprier la mémoire d’un événement qu’il n’a pas directement vécu et qui ne fait pas partie de son passé familial. On suppose alors que la mémoire de cet individu entre en contact avec une mémoire étrangère, mais Hirsch ne nous éclaire guère sur les modalités de cette mise en contact — ou plutôt elle suppose que l’intégration de la nouvelle mémoire sera assurée par un mécanisme d’identification qui permettra au spectateur de s’approprier l’expérience du passé véhiculée par une photographie, une installation ou un film [24]. De la même manière, Alison Landsberg, dans Prosthetic Memory (2004), soutient que l’appropriation d’une mémoire extérieure dépend surtout de l’expérience sensorielle suscitée par le récit cinématographique (ou par un autre média de masse), si bien que la vision d’un film peut être considérée comme la production d’une nouvelle expérience qui marquera autant le spectateur qu’un événement issu de la vie réelle [25].
Si l’attention portée au processus d’identification permet de comprendre l’implication émotionnelle des individus dans les phénomènes d’appropriation mémorielle, elle laisse cependant dans l’ombre la façon dont les mémoires se connectent entre elles. Autrement dit, ce qui est privilégié dans les approches de Hirsch et de Landsberg est la relation affective pouvant lier le spectateur à un passé extérieur, sans que ne soient véritablement interrogés les modes d’articulation des mémoires. Or, c’est précisément à ce niveau que nos deux films sont intéressants, car ils permettent de réfléchir aux types de raccords qui s’effectuent entre des temporalités différentes.
Dans No pasarán, l’entre-mémoire découle avant tout d’un jeu de contiguïté et de rapprochement métonymique. Le raccord entre les mémoires résulte d’un effet de prolongement, comme si l’histoire des réfugiés républicains continuait sous une autre forme à Sangatte, ce qui se manifeste dans le film par le fait que les anciennes cartes postales sont littéralement mises en contact avec le présent. Le réalisateur réunit dans le même plan les migrants clandestins et les photographies. Le rapprochement entre deux mémoires différentes s’effectue alors sous le signe d’un rapport de connexion au sein de la même image. Toute proportion gardée, ce jeu métonymique s’apparente au processus de déplacement que l’on trouve en psychanalyse, lorsque « l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une chaîne associative » (Laplanche et Pontalis 1967, p. 116).
Ainsi, le travail de la séquence finale de No pasarán consiste à reporter l’intérêt mémoriel suscité par le passé des réfugiés républicains sur la situation vécue par les migrants de Calais, de telle sorte que ceux-ci puissent bénéficier de la même intensité d’attention mémorielle qu’une situation historique plus lointaine.
Tout autre est la stratégie de Marc Isaacs dans Calais : The Last Border. Ici, le jeu de l’entre-mémoire procède davantage d’une opération de comparaison. Alors qu’Imbert réunit deux temporalités dans un même plan, Marc Isaacs recourt à un montage parallèle pour entrelacer les souvenirs d’Ijaz et ceux de Tulia. Les deux témoins ne se rencontrent jamais dans la même image, ce qui peut s’expliquer par les contraintes liées au tournage, puisque le réalisateur a rencontré Tulia alors qu’Ijaz avait déjà disparu. En tout cas, les deux séquences se raccordent l’une à l’autre non sous l’effet d’un prolongement effectif, mais plutôt sous un rapport de similarité : entre les souvenirs de l’ancienne déportée et ceux du migrant surgissent certaines ressemblances qui invitent à mettre en relation les deux témoignages. Plus que la chaîne associative du jeu métonymique, cette séquence évoque l’opération du « voir comme… » décrite par Paul Ricœur dans La métaphore vive, une opération consistant à « apercevoir le semblable dans le dissemblable » (1975, p. 10). Et de fait, l’enjeu de la séquence n’est pas tant de situer Calais dans le prolongement d’une série d’événements historiques que d’éclairer la situation vécue par les migrants par le biais d’une expérience plus ancienne, sans pour autant que les deux situations soient confondues l’une avec l’autre.
Envisagées de la sorte, la métonymie et la comparaison apparaissent comme deux opérations complémentaires permettant de raccorder une mémoire à une autre : le premier procédé introduit un sentiment de contiguïté entre différentes strates du passé, tandis que le second joue davantage sur la ressemblance entre deux ou plusieurs souvenirs. Dans les deux cas, ces modalités connectives sont favorisées par les caractéristiques spatiales du non-lieu. En tant qu’espace transitoire, le non-lieu, tel qu’il est représenté par le camp de Sangatte, est le point de contact métonymique par excellence, celui où précisément des mémoires peuvent s’entrecroiser et se prolonger l’une l’autre. Mais le non-lieu possède aussi un potentiel métaphorique : en tant qu’espace indifférencié, il laisse peu de place au pittoresque, ses structures et ses bâtiments possèdent un caractère anonyme qui favorise le rapprochement entre des souvenirs ayant pour cadre un environnement similaire, que ce soit sur un plan géographique ou historique.
Par conséquent, la force critique de films documentaires comme No pasarán et Calais : The Last Border tient précisément dans leur capacité à tirer parti de certaines potentialités du non-lieu pour en subvertir les usages premiers et faire surgir à l’écran de nouvelles associations mémorielles ainsi qu’une cartographie reconsidérée des migrations anciennes et contemporaines. Aussi, comme le rapporte François Niney, le travail documentaire devient non pas simple enregistrement du réel, mais, plus justement, mise en place d’un regard qui a pour charge de « mesurer ce qui, dans la définition de la réalité, est devenu stéréotype insoutenable, ce qui s’y révèle de nouveaux possibles » (2002, p. 9).
Illustration en première page : Yves Lebel, « Sans titre », 14.05.2015, Flickr (licence Creative Commons).