Le chercheur face aux attentes de « la société ».
Les remarques qui suivent trouvent leur origine immédiate dans l’expérience d’une récente recherche sur mandat. En dépit de la très grande liberté laissée par le commanditaire de ladite étude, son déroulement a mis en évidence des impensés portant sur le rôle du chercheur, sa manière de travailler et sa place dans la société. Autrement dit, il a fallu tenir compte, au moins jusqu’à un certain point, d’attentes non directement formulées mais néanmoins perceptibles concernant les méthodes appliquées, les problématiques traitées et les modalités de communication des résultats, tendant à traduire une vision réductrice de la recherche et des questions que les sciences sociales sont capables et/ou habilitées à traiter.
Au-delà de ce point de départ assez anecdotique, je fais l’hypothèse que cette expérience isolée — et, par bien d’autres aspects, très positive — témoigne d’une réalité plus large. Cette dernière se matérialise, d’une part, dans le resserrement des questions dont le traitement est encouragé par les organismes de financement de la recherche publique [1] et, d’autre part, dans les effets de mode dont bénéficient des thèmes de recherche en phase avec les attentes réelles ou supposées de « la société ». En somme, il semble que s’exprime ouvertement — et de plus en plus ? — une conception utilitariste de la recherche, les scientifiques étant sommés de démontrer leur capacité à produire à court terme des résultats tangibles, facilement compréhensibles et immédiatement mobilisables en faveur de ce qui est présenté comme relevant du bien commun.
Dans ce cadre, les attentes à l’égard de la recherche en sciences sociales tendent à se réduire à une demande d’informations, autrement dit des données brutes, présentées sous forme de cartes et tableaux statistiques — les chiffres devant garantir l’objectivité du travail — ainsi que des énoncés simples et factuels, expurgés de toute généralisation ou interprétation susceptible de dépasser le niveau du constat. Il s’agit de s’opposer à tout formalisme théorique, à tout exercice de comparaison dans l’espace et le temps et, in fine, à la prise en compte de la complexité, afin de réduire le réel à un ensemble d’éléments analytiques clairement identifiés.
Sans prétendre découvrir ce que beaucoup savent déjà, ce texte propose de passer ces logiques au crible de quelques travaux d’épistémologie des sciences (sociales), afin de nommer et préciser ce phénomène diffus. L’objectif est d’identifier, au moins au titre d’hypothèse, ce qui est en jeu concernant la fonction réservée aux scientifiques — et celle qu’eux-mêmes s’attribuent.
Bureaucratisation de la recherche et « empirisme abstrait » : l’information au détriment du savoir.
On voit sans mal les implications méthodologiques des conceptions rapidement décrites en introduction, ainsi que leur influence sur un mouvement général de bureaucratisation de la recherche. Ce terme ne décrit pas tant une tendance à la taylorisation et au contrôle régulier du travail scientifique par des institutions créées dans ce but — encore que l’un et l’autre phénomènes entretiennent une évidente proximité — qu’une valorisation, consciente ou non, de ce que Wright Mills (2006) appelait au milieu du siècle dernier l’« empirisme abstrait » (« abstracted empiricism ») : des enquêtes statistiques s’accumulent et accumulent les détails sur des terrains et objets bien circonscrits, en excluant toute approche comparative et sans « rien offrir de solide en matière de théorèmes ou de théorie » (ibid., p. 58). Une tendance forte à privilégier les méthodes quantitatives en toute circonstance, au nom de la rigueur scientifique et de la neutralité, spontanément associées aux chiffres, délimite le champ des problématiques pertinentes car « traitables » et, de fait, en exclut arbitrairement d’autres du domaine des sciences sociales. Plus important, l’empirisme abstrait se contente d’illustrer, avec force données, d’innombrables points de détail, autrement dit de produire des éléments d’information, qu’il faut entendre comme s’opposant — au point de le mettre en danger — au savoir. Celui-ci ne peut en effet se constituer sans un effort de montée en généralité et d’élaboration théorique, au risque de l’erreur mais à l’encontre d’un immobilisme stérile (ibid., p. 70-74).
Quoique peu encline à la modélisation et à l’utilisation de statistiques, la monographie régionale, qui a longtemps occupé seule l’horizon méthodologique de la géographie française, offre un exemple parlant de cette posture de recherche. L’accumulation de données ultra-détaillées sur un espace rigoureusement délimité, la pauvreté des hypothèses de départ et l’effort minimal de généralisation et/ou de comparaison avec d’autres espaces aboutissent à la production d’une théorie vague. En l’occurrence, cette faiblesse théorique a permis à la discipline de longtemps faire l’objet d’une instrumentalisation par un pouvoir républicain heureux de voir le territoire national réifié à peu de frais (Lévy 1999).
On peut identifier deux types d’arguments en faveur de cet empirisme abstrait, que je rapprocherai également de deux représentations courantes de la figure du chercheur.
Le chercheur, expert au service (d’une partie) de la société.
La première justification mobilise un argumentaire extérieur au champ de la recherche et s’accompagne d’une injonction à la neutralité du chercheur. Ce dernier, dans son rapport à la société — comme objet d’investigation, mais aussi cadre de son activité — n’aurait pas d’« avis » à exprimer et devrait se contenter de documenter des questions identifiées comme importantes par d’autres acteurs. C’est donc l’« opinion » qui se voit chargée de gouverner les orientations de la recherche, et encore s’agit-il d’une petite portion de l’opinion, émanant de quelques acteurs et groupes d’acteurs, dotés des ressources nécessaires pour peser sur cette orientation.
Il faut préciser que cette description en forme de mise en garde ne va pas nécessairement avec une conception de la recherche comme déconnectée de la société et surplombante. Elle ne s’oppose pas à l’idée selon laquelle les savoirs des acteurs sociaux et des chercheurs se répartissent suivant un continuum (Corcuff 1991, Giddens 1987), plutôt que de part et d’autre d’une frontière nette, dessinée par la « rupture épistémologique » (Bachelard 1967), déjà en partie théorisée par Durkheim (1981) dans le contexte des sciences sociales. Pour autant, parler de continuum n’empêche pas les auteurs cités d’identifier des différences, et on voit le risque d’un glissement vers le pôle acteurs, où la réflexivité et le formalisme du vocabulaire sont réduits au minimum (Corcuff 1991). Un tel glissement ouvre la voie à une recherche ad hoc, uniquement motivée par la résolution de problèmes indépendants les uns des autres, déterminés sans rapport avec un cadre théorique et sans souci de réflexivité.
Il existe une incarnation de cet idéal de chercheur professionnel de la production d’informations. C’est le consultant, qui, contre rémunération, est chargé de proposer des solutions simples et immédiatement mobilisables à des problèmes que lui soumettent des entreprises, groupes d’intérêt ou administrations. Sous couvert de rigueur, des méthodes « moralement antiseptiques » (Wright Mills 2006, p. 106) lui permettent de générer une recherche au service de décideurs économiques et politiques soucieux de résoudre les problèmes leur paraissant prioritaires. Il n’est surtout pas question de produire un savoir capable de renouveler l’intelligence du social, mais d’égrener des paroles d’expert, valables au sein d’un paradigme stable et non susceptible d’être remis en question.
L’objectivité au détriment de la pensée.
La seconde ligne de défense semble se situer à l’opposé — paradoxe seulement apparent —, car elle repose sur une vision caricaturale de la rupture épistémologique, que nie au contraire la première. Elle attend, de la part du chercheur, la prise en compte des moindres détails de l’objet étudié, au détriment d’une possible généralisation. Cette exigence d’exhaustivité empirique — évidemment inatteignable — empêche aussi toute théorisation, non que celle-ci ne soit pas un projet explicite — à la différence du cas précédent —, mais plutôt parce qu’elle se trouve sans cesse reléguée dans un futur incertain, soumise à une récolte interminable de données. Une telle conception se nourrit de l’illusion d’une accumulation du savoir pierre par pierre, menée simultanément en différents lieux : chaque chercheur participerait ainsi à une grande entreprise d’élaboration collective d’une théorie dont la formulation définitive reste toujours hypothétique (Wright Mills 2006).
L’activité scientifique ainsi considérée élève l’« objectivité mécanique » au rang de principale vertu épistémique. Autrement dit, elle repose sur une aspiration à « un savoir qui ne garde aucune trace de celui qui sait » (Daston et Galison 2012, p. 25), raison de sa peur de la généralisation, c’est-à-dire de l’interprétation. La figure correspondante est, cette fois, celle du chercheur vertueux, besogneux, impartial, pratiquant l’ascèse pour mieux s’effacer derrière son objet d’étude et la réalité factuelle (ibid., p. 145-149). Cette figure de type sacrificiel tend à établir une confusion entre modestie et inhibition, et ses conséquences sur l’activité scientifique sont finalement assez similaires à celles de l’approche « neutralisante » décrite précédemment : au nom de la rigueur, l’immobilisme intellectuel est de mise.
De fait, en dépit d’oppositions fondamentales, portant sur le rôle du chercheur, les deux argumentaires se rejoignent sur une conception limitative et exagérément contraignante de l’objectivité. Dans les deux cas, la généralisation fait l’objet du grave soupçon de relever du domaine de l’irréfutable et, corollairement, de sortir du domaine de la science. Or l’objectif de cet « idéal régulateur » que constitue l’objectivité, par définition jamais tout à fait rempli par les sciences dures et dont la poursuite se voit même progressivement remise en cause en leur sein au 20e siècle (ibid., p. 145, p. 214-222), apparaît d’autant plus problématique au sein des sciences sociales. Sans mettre en cause l’hygiène intellectuelle requise de la part du chercheur — l’invitant au décentrement et à s’interroger sur les prénotions — ni céder au relativisme, Jean-Claude Passeron (1991) a en effet montré la nécessité pour les sciences sociales d’abandonner l’épistémologie poppérienne aux sciences de la nature.
Il rappelle notamment que, d’une part, les sciences sociales ou « historiques » travaillent sur des objets encastrés dans des contextes historiques changeants (ibid.). Par conséquent, leur cumulativité ne peut être que partielle, lacunaire (Corcuff 1992). D’autre part, le chercheur — même lorsqu’il prend appui sur des données statistiques formalisées — utilise un langage « naturel », en particulier des analogies (Passeron 1991), à l’opposé du langage formalisé des sciences « dures ». L’interprétation, c’est-à-dire la reformulation dans ledit langage naturel des données observées (ibid.), fait donc partie du travail scientifique au même titre que l’accumulation de ces données. Ignorant ce moment de la recherche, l’empirisme abstrait verse donc dans l’illusion expérimentale, le « rêve nomologique » (ibid., p. 374 et 401), qui se convainc que le langage statistique suffit à formuler des généralités sur le monde social.
Une autre figure d’expert : le sage.
Cette tension entre herméneutique et empirie vient à propos pour souligner le caractère incomplet de ce qui précède. Elle oblige à préciser que le Charybde de l’empirisme abstrait ne va pas sans le Scylla de la « suprême théorie » (« grand theory »), qui unit les chercheurs partant d’un niveau de réflexion si général qu’ils « ne peuvent logiquement s’abaisser à observer » (Wright Mills 1959, p. 36). Au rêve nomologique répond la « divagation herméneutique » (Passeron 1991, p. 358).
De fait, les grandes constructions théoriques qui rencontrent un vif succès, en dépit de sérieuses carences en termes de données, quand elles ne sont pas tout à fait exemptes d’une quelconque tension avec l’empirie, ne manquent pas. À titre d’exemple — parmi bien d’autres — d’engouement collectif pour une théorie partiellement validée mais séduisante, Laurent Davezies (2012) a montré le caractère réducteur des travaux économiques et géographiques sur la métropolisation. Il souligne à quel point ces derniers, centrés sur les facteurs de production, demeurent aveugles aux mécanismes de redistribution et, de fait, proposent une vision tronquée du réel.
Je fais l’hypothèse que la motivation des « suprêmes théoriciens » est à la fois interne et externe au champ scientifique, au sens où elle relève en priorité d’un souci de visibilité. Participer aux débats de théorie sociale, fonder des concepts destinés à être repris par ses pairs — et/ou disqualifier ceux forgés par ses prédécesseurs — et, réussite ultime, voir sa construction théorique élevée au rang de paradigme sont des conditions suffisantes pour accéder à une renommée dans et en dehors des milieux académiques.
D’ailleurs, le suprême théoricien ne s’interdit pas d’endosser lui aussi le rôle de l’expert. Simplement, la figure à laquelle il se rattache n’est alors pas celle du professionnel de l’information, mais plutôt celle d’un sage acceptant de distiller un savoir aux accents ésotériques, issu d’intuitions fulgurantes permises par une connaissance des moindres subtilités des problèmes discutés.
La politique de l’autruche.
Les deux tendances décrites dans ce texte ne résument évidemment pas toutes les tensions théoriques et méthodologiques traversant les sciences sociales. Elles correspondent, de plus, à des idéaux-types : chaque chercheur sait de quel côté sa pratique le fait pencher plus ou moins dangereusement, le tout étant sans doute de ne jamais tout à fait perdre de vue le pôle dont on s’éloigne [2]. Le risque, si l’on force un peu le trait, serait de voir les sciences sociales se scinder en deux. S’opposeraient, d’une part, des empiristes occupés à satisfaire les demandes de la société ou de ses représentants les plus influents — et/ou les plus offrants — et, d’autre part, des théoriciens enfermés dans leur tour d’ivoire et se risquant occasionnellement à en sortir, non pour confronter la validité de leurs concepts à la rugosité du terrain, mais afin de prêcher la bonne parole.
Terminons par une double hypothèse. Le risque ainsi décrit, si l’on en croit l’actualité que certaines situations confèrent à l’ouvrage de Wright Mills, n’est pas si abstrait qu’on pourrait ou voudrait le croire : l’injonction faite aux sciences sociales de prouver leur utilité, émanant parfois de leur sein même, se fait de plus en plus audible depuis quelques années. Tourner le dos au problème en s’enfermant dans des débats théoriques autotéliques, ou céder à cette injonction en prodiguant de l’information au plus offrant sont deux attitudes également insatisfaisantes.
Dans le même temps, l’âge respectable du texte de Wright Mills montre que le problème n’est pas nouveau. C’est, en un sens, une bonne nouvelle : si la question peine à être résolue de manière claire, cela ne veut pas non plus dire qu’elle a empiré depuis un demi-siècle. D’un autre point de vue, surveiller son évolution constitue une nécessité, faisant de la politique de l’autruche une option particulièrement dangereuse.