Khartoum, la capitale du Soudan, n’est pas seulement le siège d’un régime fort décrié ces derniers temps. C’est une ville construite sur un site particulier, la confluence des deux Nil. Du Sud viennent le Nil blanc à l’ouest et le Nil bleu à l’est. Ils se rejoignent au centre de l’agglomération de Khartoum pour former le Nil. Site particulier mais aussi situation caractéristique, la confluence conditionne la formation de l’agglomération du Grand Khartoum. A l’ouest Omdurman, au nord Khartoum Nord et entre les deux Nil Khartoum, ces « trois villes » (comme on les appelle ici) forment la capitale soudanaise. Une capitale en pleine transformation, qui subit de plein fouet une certaine mondialisation. Les mutations urbaines en cours reflètent des changements importants quant à la place de la ville dans son cadre surtout international, puis national et régional.
© Alsunut Development Co., Ltd, « Mogran Project Land Use Plan », 2005, developpé par Dal Group Ict. Visualiser en haute resolution (pdf).
Premier pays d’Afrique par sa superficie, le Soudan est aussi un des pays les moins avancés (pma). Inscrit par Sylvie Brunel dans la « diagonale de la guerre » et la « décennie du chaos » qui ont marqué l’Afrique de l’Angola à l’Éthiopie entre 1991 et 2001, le Soudan connaît l’une des plus longues guerres civiles d’Afrique (continue depuis 1955, malgré une trêve de 1972 à 1983). En 1989 le général Al-Bashir a mis en place un régime islamique autoritaire politiquement clos, toujours au pouvoir aujourd’hui et largement décrié sur la scène internationale. Guerre civile au sud, crise et massacres au Darfour, État islamique associé au terrorisme, toutes ces caractéristiques l’ont fait classer parmi les États voyous par les États-Unis. Il est par ailleurs un des rares pays à avoir subi un régime de sanctions imposé par l’Onu. Si depuis le 4 mars 2009 l’image du Soudan et de son gouvernement s’est à nouveau détériorée sur la scène internationale, du fait de l’inculpation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité du président Omar Al-Bashir par la Cour pénale internationale (Cpi), le régime soudanais avait pourtant, depuis le début des années 2000, tenté de corriger cette mauvaise réputation. Réformes économiques libérales, en accord avec les modèles des grands bailleurs de fond, rapprochement avec les États-Unis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais aussi avec l’Asie, la Chine et les pays arabes, il se devait d’offrir une vitrine digne de ses nouveaux engagements, modernes et libéraux. Khartoum, capitale du pays, siège du pouvoir politique et économique, reflet de l’arabité du pays, serait cette vitrine. « Après avoir été capitale arabe en 2005, elle entend devenir la “capitale des sommets” », titrait la revue Sudanow en mars 2006. Elle a donc accueilli le sommet de l’Union africaine en janvier 2006, puis celui de la Ligue arabe (largement boycotté) en mars de la même année (Choplin, 2006, p. 287). Malgré ces évènements et « efforts » pour redorer son image, le gouvernement du Soudan reste largement décrié pour ses exactions au sud du pays et les massacres au Darfour. La décision de la Cpi cette année, ainsi que les récents mais récurrents combats par rébellion interposée avec le Tchad voisin, viennent entacher à nouveau cette image. Le renvoi des principales ong travaillant au Soudan deux heures à peine après l’inculpation du président témoigne des faiblesses d’un régime mis à mal au fur et à mesure des crises. Sur le plan interne, les situations économiques et sociales sont critiques. La libéralisation, sous la houlette de la Banque mondiale (Bm) et du Fond monétaire international (Fmi), puis la rente pétrolière des gisements découverts au sud du pays en 1999, n’ont pas conduit à une grande amélioration des conditions de vie du pays et de la capitale. La décentralisation vers les collectivités locales n’a été qu’un moyen de se décharger du poids des services publics. Khartoum est peut-être à ce niveau la moins mal lotie. Capitale du pays, la ville concentre les investissements afin d’asseoir l’autorité étatique. Ceux-ci sont cependant destinés à des projets de façade et de luxe dont ne bénéficie qu’une part restreinte de la population. De nouvelles politiques d’aménagement et d’urbanisme émergent pour remettre la ville à la hauteur de ses prétentions.
Qui dit urbanisme dit plans d’aménagement et donc cartes. La carte en question nous présente le projet d’aménagement faramineux du quartier de Mogran, au centre du Grand Khartoum. Directement accessible sur le site de l’entreprise Alsunut Development Company dans la rubrique « Land Use Plan » depuis 2005, cette carte présente le site de la confluence des deux Nil. Ou du moins la partie sud de cette confluence avec au nord le Nil bleu (Blue Nile) et l’île de Tuti (non identifiée sur la carte) et à l’ouest le Nil blanc (White Nile), le long duquel s’étend le quartier de Mogran et aujourd’hui encore la forêt de Sunut.
Ce projet de « développement » et d’aménagement des berges du Nil date de 2005 ; la première phase de construction est aujourd’hui en cours. Deux phénomènes expliquent l’apparition d’un tel projet dans la capitale soudanaise : la rente pétrolière depuis 1999 et l’ouverture du capital foncier aux étrangers, notamment asiatiques et arabes. La surface allouée à ce projet avoisine les 1560 acres, soit 639,6 ha. La carte, haute en couleurs, nous permet de distinguer trois futurs espaces urbains différents. Au nord, en dominante bleu (offices), un centre d’affaires, central business district (cbd), occupe la pointe de Mogran entre les deux ponts qui relient Khartoum à Omdurman. Vient ensuite, au sud de ce cbd et du pont chinois vers Omdurman, une aire récréative et touristique : un complexe hôtelier en rouge et une vaste zone verte comprenant un golf et un morceau de la forêt classée de Sunut. Enfin, plus au sud, une aire résidentielle se dessine en beige (detached housing) et orange (apartments). On y distingue les maisons en lotissements et les futurs blocs d’appartements. Cette succession spatiale correspond à la succession chronologique des constructions prévues.
Phase I, le CBD à la pointe de Mogran : Quand les standards internationaux, les investissements étrangers et les pétrodollars s’unissent.
Le cbd est donc la première phase dans ce projet faramineux. Le chantier a débuté sur la pointe de Mogran en octobre 2005 et devrait s’achever en 2010, selon les plans de la société. Cet espace de 162 acres (65 ha) semble s’inscrire dans la continuité des investissements précédents. La carte ne manque pas de nous indiquer la présence d’immeubles de bureaux (rayures bleues) déjà en activité, et l’hôtel Hilton (rayures rouges) ouvert depuis 1970. Il s’agit cependant de réalisations isolées et ponctuelles, qui se multiplient néanmoins, dans le quartier et dans Khartoum en général. Cependant l’ampleur du projet de ce cbd implique de profonds changements. D’une part la reconversion en quartier d’affaires à vocation internationale d’un espace dédié aux loisirs depuis l’indépendance. En effet l’extrémité de la péninsule de Mogran accueille un parc d’attraction depuis 1956. Parc qui a d’ailleurs tout le charme aujourd’hui « rétro » des années 1960. Ce projet prévoit l’accueil de quelques 1200 appartements de bureaux, soit 6500 résidents, mais aussi d’hôtels (en rouge), soit 50 000 employés au total. D’autre part l’ampleur de la surface utilisée (du cbd et du projet global) et la verticalité des bâtiments en construction font cruellement contraste avec les modes d’urbanisation que Khartoum a connus avant les années 2000, ainsi qu’avec la tradition agricole et maraichère des berges du Nil.
Sur une carte telle que celle-ci, en deux dimensions, la verticalité des constructions n’est certes pas saisissable. Cependant le site Internet d’Alsunut redouble de modélisations et d’images 3d de ces futures rues bien planifiées où s’aligneront (carte à l’appui) des tours dignes des cbd des plus grandes métropoles. Une vidéo très éloquente est à télécharger également sur le site. On y est projeté, depuis le ciel, dans les rues de ce futur quartier, entre des bâtiments quelque peu futuristes. Effectivement, sur place, la construction des premières « tours de verre » du cbd est en cours. Se dressent déjà, au milieu de la poussière et des grues, deux ou trois grands immeubles, aux formes oblongues et aux carapaces de verre. Ils sont à l’image de Dubaï, Singapour et Hong-Kong ou de leur prédécesseur khartoumois, la tour libyenne Burj-al-Fatah, à quelques pas de Mogran. Cette verticalité et cette démesure n’étaient pourtant pas courantes à Khartoum avant les années 2000. Aujourd’hui elle envahit petit à petit le centre ville. Cette « recomposition morphologique et fonctionnelle du centre » (Denis, 2005) est largement due à l’exploitation pétrolière au Soudan et aux revenus qu’elle génère depuis 1999. Ce phénomène de réinvestissement de la rente dans l’immobilier de grande ampleur, bureaux et résidences, est parfaitement illustré par la carte d’Alsunut.
Le découpage de cette carte et les vides laissés pour représenter les espaces alentours interpellent forcément. La question de l’intégration de cet espace au reste de la ville et de sa liaison, au moins avec le centre ville fonctionnel, se pose. Les choix graphiques (volontaires ou non) sont quelque peu ambivalents. Sur le site Internet, on ne cesse de souligner l’importance de ce quartier, futur hub international (« a hub for Eastern Africa’s modern business market »), son intégration dans la ville et notamment la liaison avec le centre-ville et la fameuse rue du Nil. De ce point de vue la carte est muette. L’absence totale de situation dans la ville, de direction pour les routes qui s’échappent du cbd puis s’arrêtent subitement dans le vide (blanc), sans indication, est surprenante. Omdurman, à l’ouest du Nil Blanc, deuxième centre urbain de l’agglomération, vers lequel vont les deux ponts représentés, n’est pas identifié, ni même la gare routière centrale assez proche pour apparaître ici. La question de la connexion d’un tel espace à la ville semble pourtant importante, notamment du point de vue des réseaux. Transports, services d’eau et d’électricité sont largement en jeu dans un tel projet d’aménagement. Sans doute ne souhaite-t-on pas faire référence au centre historique, exigu, à peine 5 km² entre le Nil bleu et la gare centrale, pris d’assaut par le palais présidentiel, les ministères et les sièges des grandes banques, congestionné par le trafic dense des voitures, taxis et bus privés et manquant cruellement d’espaces de stationnement. Extrêmement prévenant quant à cette question de la saturation des infrastructures, le site Internet propose le plan d’un réseau de transports dont la carte est également disponible en ligne. Lignes de bus, arrêts de bus (ce qui n’existe pas à Khartoum jusqu’à présent, de même qu’un réseau unifié), parcs de stationnement souterrains seront là pour éviter ce genre de désagréments. Il est pourtant difficile de croire qu’en construisant un tel complexe immobilier, la situation s’améliore, notamment en ce qui concerne les deux ponts vers Omdurman, déjà largement saturés aux heures de pointe.
À gauche de la carte, sous la légende, on peut distinguer les noms et l’origine des sociétés partenaires du projet, « Programme Management : Keo International Consultants, Dubaï, United Arab Emirates », « Urban Planners : Zaini Dubus Richez, Kuala Lumpur, Malaysia », « Infrastructure Consultants (Khartoum) :Tekno Consultancy, Khartoum, Sudan », « Transport Planners : Symonds Travers Morgan (M) Sdn Bhd, Kuala Lumpur, Malaysia », « Landscape Consultants : Pentago Sdn Bhd, Kuala Lumpur, Malaysia », « Golf Course Master Planners : E&G Parslow, Kuala Lumpur, Malaysia ». En plus de ceux-ci, on trouve sur le site Internet le nom de quatre autres sociétés des Émirats arabes unis, soit au final cinq consultants ou investisseurs des Émirats, quatre de Malaisie et un soudanais. Bien que le coût estimé du projet, quatre à cinq milliards de dollars, soit pris en charge par la société immobilière soudanaise Al Sunut ― partenariat public-privé qui comprend la société soudanaise Dal, le Fond national d’Assurance sociale et l’État de Khartoum ― la participation de sociétés asiatiques et du Monde arabe est significative. Elle reflète une tendance nouvelle et massive au Soudan ces dernières années, l’ouverture du marché foncier aux capitaux étrangers. Avec le boycott des pays occidentaux, le terrain est laissé vierge et libre de concurrence aux partenaires asiatiques et notamment chinois et malaisiens. Ils sont d’ailleurs largement impliqués dans les chantiers de voirie. Le nouveau pont vers Omdurman, au sud sur notre carte, est un pont construit par une société chinoise. Celui qui a ouvert en mars 2009, vers l’île de Tuti, a regroupé plusieurs compagnies, allemandes, anglaises, et surtout chinoises. Avant 2000, l’économie soudanaise était trop faible pour investir dans l’immobilier de grande ampleur. De surcroît le foncier soudanais a « bénéficié » pendant longtemps d’une certaine fermeture aux capitaux étrangers. La terre, signe fort du pouvoir et du contrôle du territoire, restait entre les mains de l’État. Avec les années 2000 et la rente pétrolière, tout bascule. Les investissements asiatiques, on l’a vu, mais aussi le retour des investissements arabes et l’enrichissement de quelques grandes sociétés soudanaises rencontrent dans l’immobilier khartoumois, désormais libéralisé, une occasion en or de placement sûr et à long terme, au mépris des possibles sanctions financières occidentales. Ce phénomène entraine la métropolisation précipitée de la capitale soudanaise, à un rythme effréné et difficilement soutenable. Ce projet de complexe résidentiel, récréatif et tertiaire en est un bel exemple. La construction de ce cbd sur la pointe de Mogran n’est qu’une première phase du projet, et la suivante, non moins importante, est révélatrice des mutations urbaines à Khartoum.
Phase II, l’aire touristique et les grands hôtels : Reconversion d’une capitale vers l’extérieur ; forêt ou golf, il faut choisir !
Au sud du pont chinois vient d’abord une ceinture verte claire, sorte de zone-tampon sur laquelle nous reviendrons plus tard, puis une tache rouge d’un petit kilomètre carré. C’est une imposante zone hôtelière. Enfin une vaste surface verte s’étend au sud et à l’est. La légende est parfaitement explicite : il s’agit d’un immense terrain de golf et, encerclée par une route à voies multiples et une série d’appartements, la réserve de la forêt de Sunut, 70 ha. Cette aire touristique et récréative de 89 ha est supposée accueillir trois hôtels, 8400 employés, 34 5000 résidants et invités, sans oublier le golf dix-huit trous ! Détail suffisamment important pour que chacun de ces trous soit déjà numéroté, identifié, cartographié, ainsi que son point de départ et son green d’arrivée… Le joueur (soudanais ?) peut déjà s’y imaginer. Sur la rive est du Nil blanc, au milieu de ce golf, ce touriste pourra venir se rafraîchir, profiter de la vue sur le Nil, des activités nautiques et de baignade, diner. Le club house, doublé de la station balnéaire (ovale bleu ciel cerclé de rouge), l’attend. Sorte de petite île entourée d’une lagune, l’endroit semble promettre la tranquillité.
En arrière du golf, une série de résidences et d’appartements, puis, dans son enclos circulaire, la forêt s’impose. La carte nous informe sur sa superficie et son caractère protégé « Sunt [Sunut] Forest Reserve, 175 acres ». Réserve, certes, mais par rapport à quoi ? Aujourd’hui et depuis toujours, la forêt de Sunut existe sur cette rive du Nil blanc. Classée, elle l’est déjà en 2009. La particularité des espèces d’arbres qui la constituent et surtout les oiseaux qu’elle accueille en font un site protégé. Cela n’empêche a priori pas qu’un golf vienne la remplacer et diminuer au moins de moitié sa superficie actuelle. Réserve pour qui ? Les berges du Nil à Khartoum sont loin d’être des espaces actuellement vides. La forêt ainsi que les espaces agricoles qui l’entourent sont le siège d’une vie particulière et propre à la capitale soudanaise. Ce sont des lieux de socialisation, des lieux populaires où se retrouvent les franges populaires des Khartoumois le temps d’un pique-nique, le vendredi (repos hebdomadaire au Soudan), d’une promenade le long du Nil ou dans la forêt, d’un rendez-vous entre jeunes soudanais fuyant les regards, parfois pesants, liés au contrôle social. L’ambiance est connue pour y être bonne et conviviale. Lieux d’une certaine mixité sociale, ces rives du Nil ne sont toutefois aujourd’hui pas fréquentées par la classe la plus aisée des Khartoumois. Des parcs fermés, à l’entrée surveillée, sélective et payante, où le contrôle social est fort, existent ailleurs dans la ville. Aujourd’hui espace ouvert, accessible à tous, cette partie méridionale du quartier de Mogran ne semble pas correspondre à l’image que les dirigeants soudanais veulent offrir de leur ville et de son site particulier de confluence. Un golf, de grands hôtels, des villas, une marina, et une zone-tampon, landscaped buffer, qui s’apparente de plus en plus à un mur entre cet espace privilégié, réservé, et la ville et donc sa population, parait d’avantage à l’ordre du jour.
Notons pour finir la dizaine de petits lacs envisagés sur le terrain de golf. Certainement prévus comme accessoires du golf, ils soulignent surtout le caractère particulièrement humide, marécageux de la zone en question. En effet, ces basses terres bordant le Nil sont connues pour leur soumission à sa crue annuelle (de juillet à octobre). Jusqu’à présent, la forêt de Sunut et les terres agricoles qui l’entourent ont été épargnées par les entrepreneurs immobiliers grâce à leur caractère inondable. Cette inondabilité est intrinsèque de l’écosystème des berges du Nil, de la forêt et de l’activité agricole souvent maraîchère qui s’y trouvent aujourd’hui. La crue du Nil est historiquement connue comme base de la fertilité de ces berges et de l’installation des populations le long du fleuve. Outil de la préservation de ces espaces « verts » dans la ville de Khartoum, les crues ne semblent pas faire le poids face à la pression de la croissance urbaine et à l’avidité des investisseurs immobiliers. La pointe de Mogran, où s’établit le cbd, a payé la première le tribut de la modernité. Progrès technique et possibilités financières décuplées depuis les années 2000 ont permis la construction d’une première digue entre les deux ponts vers Omdurman, qui viabilise les berges. Elle a permis l’assèchement de la rive et le lancement des constructions du cbd, et donné naissance à ce que l’on appelle désormais la « Plage d’Or », futur réceptacle d’un complexe hôtelier. La carte ne semble pas mentionner de façon signifiante la présence de digues. Pourtant ces dernières sont nécessaires à toute construction sur cet espace nilotique. Le figuré utilisé pour le trait de côte ici est particulièrement flou. Une bande blanche et un liseré noir bordent toute la rive du Nil blanc. S’agit-il d’une route ? Mais dans ce cas où débouche-t-elle, et où sont les digues ? S’agit-il d’une digue, ce qui semblerait plus logique ? En effet la digue au nord existe déjà et le figuré ce poursuit au sud, indiquant la prolongation à venir de cet élément nécessaire.
Urbanisation et fragmentation de Khartoum : Habitat et services, pour qui et comment ?
La carte s’achève, au sud, par une importante zone résidentielle très nettement délimitée. Elle est supposée accueillir 1100 villas et 6700 appartements de très haut standing. Appartements luxueux, maisons non mitoyennes, villas avec jardin et probable piscine se partagent cet espace. La distribution en îlots, en lotissements, le long d’axes de circulation majeurs et secondaires n’est pas sans rappeler les banlieues aisées des villes américaines. Il va sans dire que toute cette population appelée à vivre dans ces résidences de luxe sera avide de services et de commodités, des plus basiques aux plus élaborés. Cette nécessité n’a pas échappée aux initiateurs du projet. L’ensemble jaune au nord-est de la zone résidentielle le prouve. Une station-service (et une autre au sud), une caserne de pompier, un commissariat de police (privée ou publique ?), une école privée, un hôpital et un centre religieux, tout est là pour préserver la sécurité, la tranquillité, la reproductibilité et l’étanchéité de ce monde privilégié. À ces services principaux (basiques ?) s’ajoutent des espaces d’agrément et de loisirs. Quelques vingt-quatre pocket parks sont disséminés entre ces lotissements et promettent la proximité d’espaces verts et frais, non négligeable quand on connaît la chaleur de l’été khartoumois. La proximité du Nil joue évidement en faveur de ces parcs puisqu’elle assure un système d’arrosage quotidien et facile d’aménagement. Un espace de loisirs (en bleu clair), du même type que le club house, offrira également ces services, de restauration et d’animation probablement. Enfin plus au sud se dessine l’ombre d’un luxueux centre commercial (rectangle blanc identifié comme utility), probablement à l’image de celui d’Afra, premier centre commercial construit au Soudan, près de l’aéroport. Tous les éléments d’enclos résidentiel haut de gamme et privé seront donc réunis pour satisfaire l’ensemble des besoins de la population visée et lui permettre de vivre dans une illusion d’autarcie.
Une observation plus minutieuse des légendes de ces îlots résidentiels fournit des détails particulièrement précis sur les parcelles (plots) de terrain à venir. La légende générale permettait déjà de trier les terrains selon le type d’habitation souhaitée, appartements, maisons, villas. À l’instar d’un agent immobilier, la carte nous renseigne maintenant sur la taille des parcelles qui seront disponibles, mises en vente. Entre 1000 et 5000 m², ces terrains contrastent largement avec celui de base à Khartoum, à savoir la parcelle de troisième classe, de 200 m², qui s’échange à mille dollars US, sans garantie de propriété. Ici tout semble déjà prévu pour la mise en vente, aux enchères, de ces terrains. Numérotation, superficie, plus l’on est proche du Nil, plus les parcelles sont grandes et cumulent donc les avantages. Il ne manque à cette offre immobilière que les prix pour satisfaire les clients. À ce sujet aucune indication, spéculation foncière oblige. Ces terrains du bord du Nil, vide de construction pour le moment puisqu’agricoles, sont une aubaine sur le marché de l’immobilier.
Landscaped buffer, residential enclave (numérotées de 1 à 13), les mots sont forts et explicites. Ces termes font directement référence aux gated cities américaines ou encore sud-africaines. La volonté de créer ici un espace entièrement clos, centré sur lui-même, enfermant sa population de nantis, privilégiée et probablement en grande partie étrangère, est claire. Ce buffer, zone-tampon, ceinture de sécurité, de démarcation, est un mur construit en pleine ville, un symbole fort de ségrégation des populations, de fragmentation de l’espace urbain. La politique urbaine qui sous-tend ce projet contribue à la dislocation de la ville comme ensemble intégré et cohérent. Si dans le cas de Mogran, l’aire touristique et résidentielle n’a pas encore dépassé le stade de projet (les travaux sont prévus pour une durée de cinq à sept ans, ont déjà été reportés plusieurs fois de 2006 à 2007, et ne sont toujours pas entamés), d’autres quartiers de Khartoum, Amarat, Ryad, Khartoum 2, sont déjà touchés par une spéculation foncière exponentielle, largement due à la présence d’étrangers (Onu, ong, ambassades). Les quartiers centraux deviennent donc des espaces privilégiés et sélectifs, où se concentrent services et réseaux, par opposition à des périphéries densément peuplées par les couches populaires et précaires en attente des services de base.
Finalement, cette carte nous propose une future vitrine pour Khartoum. Mais une vitrine teintée, à travers laquelle les regards du monde extérieur pourront voir une métropole émergente. Une métropole qui se dote des outils nécessaires à son intégration dans la concurrence internationale selon des standards largement occidentalisés. Internationalisation par un centre d’affaires compétitif et visible, internationalisation par sa capacité à offrir des résidences et aménités à une élite étrangère de passage et soudanaise recluse. Cette internationalisation se fait néanmoins en trompe-l’œil. Excluant une part de sa réalité urbaine, Khartoum sacrifie ainsi sa cohérence en tant que ville, l’unité de son territoire et de sa population, aspects incontournables de sa « métropolité ».