En janvier 2002, Pierre Bourdieu disparaissait, laissant derrière lui une œuvre majeure. Multipliant les enquêtes d’où sont issus ou ont été mis à l’épreuve les concepts d’habitus, de capital culturel, de violence symbolique, de champ, etc., son influence tient en grande partie à la capacité d’exploration de cette « boîte à outils » conceptuelle dans de multiples domaines d’investigation. Du système scolaire au champ littéraire, de la distinction à la domination masculine, des classes sociales à l’État, de Heidegger à Manet, etc., Bourdieu a mené des enquêtes qui, chacune dans leur domaine, sont depuis lors autant de références. Pourtant, un domaine d’investigation essentiel semble être resté à l’écart de ses recherches : celui du travail qui était pourtant un objet central des enquêtes menées en Kabylie. Bourdieu y décrivait notamment les effets de l’imposition violente d’une culture coloniale productiviste sur une société paysanne « déracinée ». Mais, de retour d’Algérie, Bourdieu semble avoir délaissé durablement la question.
Près de quarante ans après Travail et Travailleurs en Algérie, il semble pourtant que la sociologie de Bourdieu exerce une influence indéniable dans le domaine. Depuis sa création en 1975, la revue Actes de la recherche en sciences sociales s’est, en effet, régulièrement distinguée en proposant de nouvelles analyses des transformations du monde du travail : d’abord au cours des années 1980 avec les chroniques de Corouge et Pialoux, puis, quelques mois après les grèves de 1995, avec deux numéros successifs consacrés aux « nouvelles formes de domination dans le travail », la revue provoquant même alors, selon certains, « un basculement » dans les analyses du travail. Poursuivant l’analyse de la « crise de reproduction » du groupe et de « l’habitus ouvrier », la revue publie des travaux empiriques nord-américains et des analyses pionnières du « néolibéralisme ». Bourdieu lui-même contribue au dossier en insistant sur « la double vérité » – objective et subjective – du travail.
Le dixième anniversaire de la disparition de Pierre Bourdieu est une occasion de revenir sur ses contributions et celles de son équipe à la sociologie du travail. Le CESSP, le LEST et SOPHIAPOL organisent un colloque au cours duquel deux dimensions de cet héritage dans ce domaine seront interrogées:
– Bourdieu, sociologue du travail ?
On sait l’importance qu’ont eue les enquêtes algériennes de Bourdieu dans l’élaboration de son œuvre scientifique, où s’enracinent des concepts comme celui d’« habitus » ou, ultérieurement, de « domination masculine ». En revanche, ces mêmes travaux sont moins connus pour leurs apports à la sociologie du travail, alors même que l’enquête sur l’emploi et le travail y tient une grande place. Ce premier axe souhaite mettre en lumière cet apport méconnu de Bourdieu aux sciences sociales. On interrogera donc ici ces travaux algériens, en particulier dans leur legs à la sociologie du travail et à la sociologie économique (contexte, méthodes de travail, apports empiriques et théoriques, etc.). Mais cet axe entend également éclairer la place du travail dans l’ensemble de son œuvre : que ce soit dans ses enquêtes sur l’école, l’université ou le monde de l’art, ou encore sur l’immobilier et, au-delà, sur les « structures sociales de l’économie ».
– Usages de la sociologie de Bourdieu en sociologie du travail (en France et dans le monde)
Bourdieu a considérablement influencé les sociologues du travail en France, mais il a également contribué à faire connaître des enquêtes européennes, anglo-saxonnes, latino-américaines, etc., en les publiant dans Actes de la recherche en sciences sociales. Ce deuxième axe se propose de réfléchir à l’usage passé, présent et virtuel, de la sociologie de Bourdieu dans les travaux menés dans ce domaine, tant dans l’hexagone qu’au niveau mondial : dans quelle mesure les concepts développés par Pierre Bourdieu sont-ils utilisés ou pourraient-ils l’être dans les recherches sur le travail dans l’entreprise ou dans les institutions publiques, dans les analyses de l’évolution contemporaine des formes d’emploi ? Dans quelle mesure ce paradigme (et, en particulier, le concept de « champ ») contribue-t-il à la sociologie des professions ? Sans nécessairement se limiter à ces questions et en privilégiant des réflexions issues principalement d’enquêtes, il s’agira d’interroger les forces et limites de cette « boîte à outils » dans sa capacité à analyser le monde du travail d’hier et d’aujourd’hui, en France comme à l’étranger.
Les propositions de communication ne devront pas dépasser 3000 signes et sont attendues pour le 1er mai 2012 au plus tard. Les communications (entre 35 000 et 50 000 signes, espaces, bibliographie et notes de bas de page compris) sont attendues au plus tard pour le 1er octobre 2012. Les propositions et communications à envoyer à Maxime Quijoux. Le colloque se tiendra les 13 et 14 décembre 2012, CNRS Pouchet, 59/61 rue Pouchet, Paris 17e.
Illustration : P.J. Peterson «Working Man at the Seattle Art Museum», 19.01.2012, Flickr, (licence Creative Commons).