« Le texte machiavélien, saisi comme un corpus unique selon les règles d’une méthode compréhensive, révèle […] une psychologie en train de briser des chaînes, mais aussi les angoisses que cela occasionna, transposées sous forme de visions mythiques, parfois cauchemardesques dans et par l’imaginaire lui-même. D’où la présence de codes et de masques multiples qui rendent incompréhensible une lecture au premier degré » (p. 304-305). Michel Bergès – professeur de sciences politiques à l’université Montesquieu de Bordeaux, responsable du Centre d’analyse politique comparé – propose non pas de lever les masques mythiques de Nicolas Machiavel mais au contraire de retrouver les masques que le Florentin utilise pour mettre en scène sa vision du monde. Même si on ne partage pas l’ensemble des éléments mis en avant par Michel Bergès, la démarche est originale et l’ouvrage constitue une introduction intéressante à l’oeuvre de Machiavel.
La boîte à outils : Michel Foucault, Lucien Febvre et Jean-Louis Martres.
Face à l’oeuvre de Machiavel – comme face à tous les grands textes et toutes les grandes oeuvres – les historiens et les politistes sont confrontés à une question de méthode essentielle et récurrente : « une lecture compréhensive, “machiavélienne” et non “machiavélique” de l’oeuvre, est-elle possible face au poids écrasant de l’herméneutique qui s’est projetée et sédimendarisée sur elle, jusqu’à l’obscurcir ? » (p 11-12). Michel Bergès propose d’entrer dans le texte de Machiavel avec trois boîtes à outils complémentaires.
La première, la plus importante, est celle de Michel Foucault. La mise en évidence de « l’ordre du discours » (Foucault, 1961) qui se loge dans « les interstices des grands monuments discursifs » permet de faire « la description des cercles concentriques qui entourent les oeuvres, les soulignent, les relient et les insèrent dans tout ce qui n’est pas elles » (Foucault, 1969, cité p. 39). Mais Michel Bergès fait bien attention de ne pas « dissoudre » le texte de Machiavel dans les pratiques discursives d’une époque :
« Notre objectif, tout en appliquant certains pans de la méthode foucaldienne à Machiavel (la théorie des épistémè), est bien de reconstruire la cohérence et les agencements de l’oeuvre prise à la fois comme un discours fermé sur lui-même, mais aussi comme un ensemble traversé par d’autres discours […]. Le discours de l’oeuvre n’est finalement pas contradictoire avec les pratiques discursives d’une époque donnée. Notre postulat, contre une méthode étroite et contre une ‘archéologie’ qui dissout les oeuvres et les auteurs dans les “structures” collectives de sens en exigeant de ces derniers qu’ils soient toujours anonymes et inconscients, c’est qu’il existe bien une philosophie politique machiavélienne. » (p. 40).
Le deuxième auteur largement mobilisé par Michel Bergès est Lucien Febvre. Loin de voir dans les textes du passé une pensée « chaotique et débile » selon l’expression d’Émile Bréhier (Bréhier, 1964), les textes de Lucien Febvre et particulièrement Le problème de l’incroyance (Febvre, 1942) permettent de comprendre que les êtres humains ont « toujours pensé aussi bien » (Claude Lévi-Strauss) et que nous devons nous interroger sur « l’adéquation des grilles postérieures, voire contemporaines, projetées sur un système de sens appartenant à une culture autre […] qui ne possédait ni les catégories sensibles et mentales, ni les vocabulaires des générations ultérieures de vivants » (p 278). Cela bien sûr sans tomber dans les pièges de l’historicisme et de l’illusion de la transparence du passé (voir par exemple l’analyse de cette question de l’illocutoire par Quentin Skinner, à propos de Machiavel justement). Cette lecture interne fait apparaître selon Michel Bergès, « au moins quatre couches simultanées de représentations, au sein d’une oeuvre saisie délibérément comme un système de sens totalisant et formant un corpus de sens indissociable » (p. 281). (a) Une raison analytique, d’abord, proche d’Aristote, altérée une utilisation sélective et érudite des auteurs grecs et romains. (b) Mais « cette raison raisonnante n’engloutit pas cependant les valeurs chrétiennes […]. Cet homme est possédé, infiltré par le christianisme de son époque, qui est celui de la crise savonarolienne, dans un monde […] où les papes […] disposent de maîtresses ou de bâtards, mènent la guerre, utilisent le poison et le complot […] » (p. 282). (c) La troisième strate est celle d’un discours naturaliste où l’alchimie et la médecine de l’époque se côtoient.
(d) « Enfin surgit une state discursive plus difficile à déterminer. Mythique ? Disons fantastique, teintée d’un mélange peu maîtrisé de visions magiques, marquée par les ferveurs charlatanesques et prophétiques de la Florence de Savonarole. Proche en tout cas des tableaux visionnaires et rédempteurs de Jérôme Bosch, dont Machiavel partage, semble-t-il, la vision du monde. » (p. 283)
Quatre strates, quatre systèmes d’images, quatre logiques, mais « aucun autre ‘système du monde’ que celui ressassé par Aristote » (p. 284).
La troisième boîte à outils théorique est plus récente. Elle vient des travaux de Jean-Louis Martres et du Centre d’analyse politique comparée de Bordeaux où travaille également Michel Bergès. Jean-Louis Martres a proposé récemment (Martres, 2001) une typologie des grands systèmes des idées politiques où trois « codes programmatoires » permettent de classer l’ensemble des variations sur le pouvoir.
« Le premier ‘code programmatoire’ est celui du ‘manichéisme inégalitaire’. Il oppose radicalement et de façon systématiquement binaire, le bien et le mal […]. [Ici] le détenteur du pouvoir garant d’un ordre unique, revendique la légitimité de représenter un bien transcendant […]. Le second code, celui du relativisme, organise la relation bien/mal différemment. Il refuse de poser ces valeurs comme extérieures à l’homme, car c’est lui qui en définit toujours le contenu […]. Le pouvoir devient un attribut, une relation d’influence, un simple instrument […]. Enfin le troisième code structure la pensée occidentale. Il apparaît moins tranché que les deux précédents. Il met en avant un radicale contradictoire : le syncrétisme. Son alchimie est l’oeuvre de penseurs qui prétendent mêler des traditions opposées. » (p. 294-296).
Reprenant à son compte cette typologie, Michel Bergès estime que Machiavel se situe dans le second code relativiste. Et que cette position permet de décrire le « double masque » de Machiavel, à la fois « le penseur relativiste et l’interprète fasciné du mythe antique » (p. 298).
Les masques de Machiavel.
Après les présentations d’usage de l’introduction (« l’homme, le contexte et l’œuvre »), le livre de Michel Bergès propose une lecture de la pensée de Machiavel en trois temps qui constituent les trois grandes parties de l’ouvrage : la raison politique machiavélienne (partie 1), l’imaginaire machiavélien (partie 2), le mythe machiavel (partie 3). Insistons aussi sur ce qui est l’une des grandes caractéristiques de l’ouvrage de Michel Bergès : des analyses fondées sur de très larges citations des textes de Machiavel et des auteurs mobilisés pour les mises en perspectives. Il s’agit d’insister sur « l’importance de l’archive et des citations des textes ‘importés’ rituellement de la pensée et de la bouche des morts. Elles révèlent les écarts mais aussi les présences, le plus fidèlement possible » (p. 279).
La raison politique machiavélienne (première partie du livre) peut d’après Michel Bergès s’appréhender en deux temps. S’appuyant essentiellement sur Le Prince et les Discours, et à un moindre degré sur les Histoires Florentines, il tente de montrer que, pour Machiavel, le bien politique peut apparaître dans les Républiques, mais que, toujours, « le mal l’emporte sur le bien […]. Le monde politique est systématiquement corrompu […]. Dans la suite d’Aristote, Machiavel déploie une théorie cyclique et « naturelle du mal politique » (p. 56). On se rappelle que le début du Prince se présente comme une typologie des différentes formes d’États, typologie dualiste « des deux pouvoirs : celui d’un seul, ou principauté ; celui de plusieurs, ou république. Dans le premier type règne la ‘domination‘ d’un hérédité, dans le second, la ‘liberté‘ » (p. 57). Bergès montre bien sûr que Machiavel se pose clairement en défenseur de la République, même si celle-ci « n’a rien de démocratique au sens moderne » (p. 85). Malgré tout « il existe bien des Prince vertueux » ; et, dans ce cadre « le portrait idéal d’un prince moderne semble […] être celui de Cosme l’Ancien » (p. 65).
Plus important selon Michel Bergès, la « corruption politique » (p. 97) est le thème politique essentiel de travail de Machiavel :
« L’effet le plus ordinaire des révolutions que subissent les empires est de les faire passer de l’ordre au désordre pour les ramener ensuite à l’ordre. Il n’a point été aux choses humaines de s’arrêter à un point fixe lorsqu’elles sont parvenues à leur plus haute perfection ; ne pouvant plus s’élever, elles descendent ; et pour la même raison, quand elles ont touché au plus bas du désordre faute de pouvoir tomber plus bas, elles remontent, et vont ainsi successivement du bien au mal et du mal au bien. » (Histoires Florentines, Machiavel, 1952, p. 1169 ; cité par 101).
Le thème n’est pas original : l’étude des cycles des systèmes politiques est l’un des thèmes privilégiés des analyses du politique depuis Platon, Aristote, Polybe ou Cicéron. Mais, comme le signale Quentin Skinner (Skinner, 1981) Cliquez ici, à un moment de son analyse Machiavel subvertit le thème. Dans le cas des retours des systèmes, Bergès montre que malgré l’existence de cycles ‘naturels’, et en contradiction avec cette vision, Machiavel défend l’existence de régimes stables qui respectent la liberté : « quand, dans la même constitution, vous réunissez une prince, des grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres » (Le Prince, Machiavel, 1952, p. 387 ; cité p. 109). Machiavel devient alors le philosophe de la liberté tel qu’il est valorisé aujourd’hui, celui qui « examine les conditions susceptibles de vaincre la loi naturelle et humaine de la corruption de l’ordre politique » (p. 109).
La troisième partie du livre de Michel Bergès est consacrée au machiavélisme « cette mythologie de l’humanité moderne » (p. 227). On ne trouvera pas dans l’ouvrage une nouvelle thèse sur la constitution du mythe machiavélien. Michel Bergès reprend par contre, de façon claire et détaillée, la chronologie de cette « critique permanente et polymorphe de l’oeuvre de Machiavel » pour reprendre les mots de Yves Chales Zarka. Michel Senellart et Gérald Sfez nous rappelaient récemment, dans L’enjeu Machiavel (Sfez, Senellart, 2001, p. 1-4) Cliquez ici les trois grandes phases de la réception de l’oeuvre de Machiavel : lectures radicales et partielles jusqu’au 19e siècle ; recherches érudites et philologiques jusqu’au milieu du 20e siècle ; interrogations, enfin, sur l’actualité de Machiavel, ou plutôt sur la signification de sa pensée par rapport à l’actualité qui est la nôtre. Michel Bergès reprend le parcours de ces lectures de manière moins synthétique, mais plus détaillée. Il passe d’abord en revue les auteurs, les écoles, les courants qui, soit se réclamèrent de la pensée de Machiavel, soit, plus souvent, s’opposèrent à elle. Et ce, dès sa mort. On suit donc les parcours du machiavélisme et de l’anti-machiavélisme (Dierkens, 1997) de « la mise à l’Index catholique et protestante » (p. 227) aux lectures « marxistes et fascistes » (p 259) en passant, entre autres, par « les Machiavel romantiques du printemps des peuples » (p. 250). Les travaux actuels insistent souvent sur Machiavel comme « premier théoricien de l’autonomie du politique […] dans le cadre du ‘pluralisme des finalités’. Ainsi le Florentin, ancêtre de la démocratie moderne, se serait montré attentif à la contribution au bien public des intérêts des factions […]. Il aurait été en quelque sorte une ancêtre de la tolérance, du pluralisme, du républicanisme démocratique moderne » (p. 268).
Fondre les masques en un visage : l’imaginaire machiavélien.
Mais l’intérêt du livre de Michel Bergès n’est pas seulement dans son exposition des analyses politiques de Machiavel (autonomie du politique face à l’éthique, valorisation de la lutte, mise à jour des certaines figures de la modernité : État, liberté, individu…). La deuxième partie de l’ouvrage cherche à mettre en valeur « l’arrière-monde [qui] surgit [de ce] premier texte rationnel, à la mode aristotélicienne ». Cet arrière-monde, c’est celui de « la pensée magique de la Renaissance » (p. 119).
« Machiavel semble ‘parlé’ par un autre discours qui tisse sa toile à l’intérieur de son oeuvre. Là apparaît, entre les différents langages qui forment un corpus stratifié, la fonction unificatrice de son imaginaire. Il s’agit, plutôt que de métaphores ou d’emprunts conscients, d’un réservoir d’images, d’un système de valeurs entrechoquées, d’idées hétéroclites […]. Voici la pensée magique de la renaissance. Et, incontournable en ce temps-là, même masquée, la présence de Dieu. De celui des chrétiens d’alors. Enfin, de derrière les fagots, monte comme une fumée, un univers fantastique […]. » (p. 119).
Comme le constatait Lucien Febvre « les intellectuels du 15e et du 16e siècle furent […] ‘assiégés par le Mystère’ » (p. 123). Et ce mystère, pour Michel Bergès, se décline de deux façons : « la question de Dieu tout d’abord […], celle de la Nature ensuite : extra-humaine et humaine » (p. 124).
Dans un chapitre intitulé « Le christianisme de Machiavel », il tente de démontrer que loin de l’athée ultra-rationel du mythe, le Florentin est un homme de son temps, à la fois critique d’une « Église doté[e] de tous les vices » (Discours, Machiavel, 1952, p. 416 ; cité p. 128), influencé par les discours et sermons de Savonarole (Savonarole, 1993), mais chrétien tout de même. Mais, sur ce sujet, l’essentiel de la démonstration de Michel Bergès se loge dans un long chapitre intitulé « La nuit de Jérôme Bosch » (p. 179-222). L’auteur constate d’abord que les interprètes modernes de Machiavel ont l’habitude de laisser de côté quantité de textes qui n’entrent pas dans les catégories des analyses réalistes ou politiques. Seuls quelques rares auteurs comme Anthony Parel (Parel, 1993 et 2001) tentent d’aborder l’oeuvre de Machiavel à travers les catégories de la cosmologie et de ce que nous classons aujourd’hui dans le fantastique. Or, si « chacun des codes phénoménologiques porteurs de sens, celui du chrétien, celui du libertin, celui du campagnard, celui du supplicié, éclaire certains aspects de l’oeuvre, […] un savoir invisible […] vient recouvrir la pellicule des autres langages, comme s'[il] était là pour les unifier » (p. 176-177). Là encore c’est Michel Foucault et son analyse du fantastique médiéval qui sert de point d’entrée dans le texte de Machiavel. Il nous propose une « vision du monde où toute sagesse est anéantie. C’est le grand sabbat de la nature : les montagnes s’effondrent et deviennent plaines, la terre vomit des morts […] ; les étoiles tombent, la terre prend feu […] ; c’est l’avènement d’un nuit où s’engloutit la vieille raison du monde » (Foucault, 1961, p. 32 ; cité p. 177). À partir de cette grille de lecture Michel Bergès commente de nombreux extraits où cet « enfer dantesque et carnavalesque apparaît ». Ainsi à propos des signes annonciateurs des grands événements politiques, Machiavel écrit :
« Mille exemples anciens et modernes prouvent que jamais il n’arrive aucun grand changement dans une ville ou dans un État qui n’ait été annoncé par des devins, des révélations, des prodiges ou des signes célestes […]. On sait de quelle façon le frère Girolamo Savonarole prédit l’arrivée de troupes de Charles 8 en Italie ; et que dans toute la Toscane, principalement à Arezzo, on vit des hommes qui se livraient des combats dans les airs. Chacun sait également que peu avant la mort de feu Laurent de Médicis, la foudre tomba sur le haut du Dôme […]. Pour expliquer la cause de ces prodiges, il faudrait avoir une connaissance des choses naturelles et surnaturelles que je n’ai pas. Il se pourrait peut-être que l’air, d’après l’opinion de certains philosophes, fût peuplé d’intelligences qui, assez douées pour prédire l’avenir et, touchées de compassion pour les hommes, les avertissent par des signes de se mettre en garde contre le péril qui les menace. » (Discours, Machiavel, 1952, p. 499-500 ; cité p. 183-184).
On est loin du réalisme auquel la pensée de Machiavel est habituellement attachée par la philosophie politique. Car en fin de compte, d’après Michel Bergès, le monde de Jérôme Bosch (1450/1460-1516) est aussi celui de Machiavel. On y retrouve le même bestiaire, les mêmes images, les mêmes inversions de l’humanité et de l’animalité : « au-delà de la différence entre [l]es deux formes d’expression, Jérôme Bosch et Machiavel sont ‘possédés’ par le même système d’images » (p. 186).
Et de conclure : « Nous voici échoués sur une île battue par les grands vents de la Renaissance. Avec comme lumière, les ‘visions’ de l’auteur du Prince et des Discours […]. Elles rejoignent les noirs tableaux de Jérôme Bosch » (p. 222).