Il est un temps de mourir et un temps de ne pas mourir de révolte perpétuelle.
Benjamin Fondane, Titanic, 1937
Rien de plus dangereux que l’hommage ; rien de plus glaçant que la mémoire autorisée, assagissant le réel, rendant inoffensifs les assauts les plus rudes, désamorçant les subversions les plus puissantes pour en faire des objets saints [1]. On connaît l’obstacle. La biographie comme une immense chausse-trappe pour l’œuvre. La mise en scène comme une obsession du réel, où tout est trop vrai pour sonner juste. Bien des expositions y sombrent. Fétichisme du livre qui a appartenu, du stylo qui fut tenu, du bureau qui fut frôlé. Sainteté des reliques, idolâtrie du trivial, culte du minéral. Au musée de cire de nos révérences, peu de vie en réchappe. L’image — et la tradition juive le sait bien — est un piège. La figuration, toujours, défigure. Que livrer de plus que le texte ? Le texte n’est-il pas déjà sensation, vibration, vision ? À ces interrogations classiques s’ajoute ici l’éternelle question de l’irreprésentabilité de la Shoah et des destins qu’elle emporta dans sa brume. La commémoration la plus adulte, la plus avertie, ne rend-elle pas, malgré elle, l’événement présentable ? On a tout dit, déjà, sur les risques et les apories d’une telle entreprise ; faire taire le cri, offrir un cadre à cela même qui fit exploser tous les cadres. Au cœur même du yetser ha-tov, le mal referme sa mâchoire. « Quiconque est passé par la Shoah, » prévenait Aharon Appelfeld, « se méfiera du souvenir comme du feu » (2006, p. 9).
Un voyageur immobile.
Et pourtant. À ces craintes légitimes, l’exposition « Fondane » jette un sort. Les nœuds se défont, un à un. Nos froideurs, nos incapacités, nos trahisons ne battent pas en retraite, bien sûr. Mais une langue s’invente, bien plus haut que nos peurs. « J’avoue en avoir assez des biographies “sublimes” » (Rimbaud le voyou, 1933a) lance ainsi Fondane au visiteur, délivrant en une phrase, le sésame de la caverne. Mais la proposition implicite est ici plus radicale. Sur le modèle de ces montages fondaniens dynamitant les certitudes de la photographie, à l’instar de ce cinéma détourné, réinvesti par l’olfactif, ou de ces portraits en négatif dont l’écrivain avait le secret, comme en écho, même, à ce film perdu — Tararira — symbolisant à lui seul l’esthétique de l’inachevé, il y a là une manière de ne pas faire image. Plus qu’une restitution cinématographique des séquences, une manière de déconstruire les clichés. De refuser la génuflexion devant les icônes de l’époque. Et cela, à trois reprises au moins. L’exilé magnifique d’abord. Ce nomadisme dont les contemporains font désormais le dernier chic : honte à l’autochtonie, dit la doxa, heureux les passeurs de frontières, les bohèmes, les apatrides, dit le touriste occidental. Vive le transit comme nouveau régime de l’être. Sauf que Fondane, et l’exposition le rappelle à merveille, a résisté au romantisme de la marge, aura fait du passage une traversée dont l’horizon d’attente reste le Lieu. Bien sûr, dans la roulotte, il y a le « voyageur sans bagages ni frontières » (Claude Vigée) ; il y a Charlie Chaplin, le faux juif mais vrai paria d’Hannah Arendt, tous ces émigrants, « diamants de la terre », dont le « sel sauvage » (Ulysse, 1933b) vient irriter les embourbés, les barrésiens ; il y a les servitudes bureaucratiques de tous les déplacés — la lettre de Fondane sollicitant sa naturalisation en 1934 ; il y a Maxime Alexandre, en embuscade dans la vitrine de la bibliothèque, qui sera l’auteur d’un juif errant ([1946] 1979), et puis, livre ouvert comme une invitation au voyage, Isaac Lacquedem en personne (L’honneur des poètes, 1944). Il n’est rien, jusqu’à l’album de Fondane, ces 225 photographies hors sol, sans indication de lieux ni de date, qui ne rappelle l’atavisme acosmique des marcheurs du désert. Mais l’égaré a pourtant une demeure. Il le sait. Il le dit. C’est « l’obscure certitude que l’existence a un sens, un axe, un répondant » (Faux traité d’esthétique. Essai sur la crise de réalité, [1938] 1980), qui vient s’enrouler autour d’une triple promesse : promesse de la langue française délivrée des prestiges de la forme, promesse de la tradition juive poussant la raison à sortir de ses gonds, promesse de l’aventure sioniste dont le texte, « Vision de la Palestine » ([1919] 2006), figure ici comme le témoignage précieux d’un possible retour à la maison. L’exilé Fondane ne ressemble pas à l’aventurier postmoderne, possédé par l’itinérance, ivre de son naufrage ; lui espère au contraire un asile, fabrique et accueille une généalogie. C’est ainsi la volonté réaffirmée, tout au long de l’œuvre, de faire, « à partir d’une nutrition étrangère », quelque chose « de clair et de spécifique » (Images et livres de France, [1922] 2002).
Modernité d’un vivant.
Second cliché mis à mal par l’exposition, le desesperado antimoderne. Si Fondane refuse les téléologies des Lumières et condamne les philosophies progressistes, s’il réaffirme les droits, contre « le modernisme corrupteur », des « vieilleries de la tradition » (« Léon Chestov, à la recherche du judaïsme perdu », 1936a ; cf. catalogue, p. 87), l’écrivain aura pourtant sondé la modernité jusqu’à la moelle. Il l’aura honorée, en aura exploré les ressources, lui aura servi de modèle même, comme dans ces œuvres de Man Ray, de Brancusi, ou les caricatures de Iosif Ross. Certes, sa révolte « se tourne vers la voix solitaire de Chestov qui démasque les failles de la modernité et prend acte de sa faillite ». Certes, la photographie du Titanic quittant le port de Southampton pour New York, en rappel du texte de Fondane, incarne un épilogue pour la modernité, une « défaite de l’humanisme européen », ce « moment catastrophique », « où l’homme échappe à l’homme », où l’Esprit fut englouti, « jeté au linge sale » [2]. Mais c’est dans une langue moderne, toujours, que les tragédies de la modernité sont pressenties et exorcisées, comme dans ce portrait surréaliste du peintre Victor Brauner, où la tête arrachée du prophète perd son sang dans un paysage hivernal. Larme de sang, filet rouge ruisselant de la bouche, et comme venant faire écho à cet extrait du Festin de Balthazar, « si seul avec mon sang qui mousse sur mes lèvres » (1932a ; cf. catalogue, p. 59). La modernité n’est nullement répudiée ; elle est investie pour raconter son propre drame, et aussi chercher des issues. Car enfin, et c’est une dernière déconvenue pour l’image, l’exposition échappe au théâtre du malheur. Pas de masque mortuaire ici. Pas de philosophie ascétique, doloriste, figée dans le trauma. Il y a bien sûr la tragédie du convoi nº75, parti de Drancy le 30 mai 1944. Il y a évidemment « l’atroce clameur du monde ». Mais c’est Fondane « le vivant et même le bon vivant » (Corti, 1982) qui est ici mis à l’honneur. « Il n’y a pas assez de réel pour ma soif ! », psalmodiait le poète (préface d’« Ulysse » in Le mal des fantômes, [1996b] 2006, p. 21). Et voici les lettres en roumain, les photos de Fondane enfant, en famille avec sa mère Adela, ses sœurs Rodica et Line, les mots tendres à Geneviève, chuchotés au seuil du dernier cercle. Il y a ce rectangle de verre, boîte à merveille que l’on aurait pu trouver dans Les boutiques de cannelle de Bruno Schulz, dans lequel, en vrac, revivent les aventures de La conscience malheureuse ([1936b] 1979). « […] du fait d’être dans le monde », avait écrit Fondane sur le manuscrit, « […] du fait d’être parmi les hommes », corrige-t-il. C’est tout l’univers de l’écrivain qui nous est rendu, les contemporains, ces grandes figures qui l’ont croisé. Il y a Joe Bousquet, avec sa tête d’oiseau de proie, comme rendu suraigu par l’épreuve, alité dans sa maison de Carcassonne après avoir été blessé lors de la Première Guerre mondiale. Il y a Miguel de Unamuno, Jules de Gaultier, Jean Cassou, Victor Serge, Camus, Caillois ; un peu seuls et trop sages dans leur cadre, mais auxquels la correspondance avec Fondane et la chaleur du verbe, déposées au pied comme une offrande, viennent redonner du mouvement, de l’élan. Il y a les amis, les vrais, les indéfectibles : Paco Aguilar, expédiant de Buenos Aires cette enveloppe bleue portant au dos un timbre représentant un marteau brisant une croix gammée : « J’ai écrit une lettre à la société hébraïque de Buenos Aires, » écrit Aguilar en 1939, « pour leur demander, au nom de leur Dieu qu’ils me considèrent comme un des leurs […] » [3] ; il y a Cioran aussi, se vivant désormais comme un « juif d’honneur » [4]. Il y a la belle lettre de Rachel Bespaloff à Fondane après la mort de Chestov, faisant de leur amitié commune pour le penseur russe une communion en soi [5]. Mais il y a aussi les rencontres imaginaires, celles qui auraient pu, celles qui auraient dû : ce numéro de la Partisan Review, de septembre-octobre 1943, où Fondane (« Baudelaire and the Experience of the Abyss ») croise le jeune Saül Bellow et ses « Notes of a Dangling Man ». L’homme en suspens, dont l’inspiration, dit-on, puisa chez Kafka et dans la littérature yiddish, et dont l’ironie, le tragi-comique, le caustique auraient plu à Fondane, le roumain facétieux. Fondane, nous voyons-nous rappelés ici, fut un cœur battant ; son antiphilosophie, une épine plantée dans le talon des tristes et des résignés.
« Le monde est fini, le voyage commence. »
(Le mal des fantômes, [1996] 2006, p. 126)
Lui qui fut déporté pour n’avoir pas voulu abandonner sa sœur a trouvé au Mémorial, hasard du calendrier, une autre jeune juive à qui offrir son épaule. C’est Hélène Berr, 23 ans, la jeune agrégative d’anglais, que la photographie immortalise, front haut, visage de biche qui ne tremble pas, brune comme par défi, radieuse comme un jour de fiançailles. Et la plume du vieillard qui a tout vu, tout entendu. Que se racontent-ils, ces deux-là, lui, l’Ulysse juif, et elle, la juive au prénom grec ? Quels secrets échangent-ils, à l’abri de ces drôles de passants que nous sommes, ces assignés à résidence, de l’autre côté du miroir ? Quelle indulgence ont-ils pour nous, emmurés dans nos narrations, malheureux par procuration, tragédiens de luxe ? Vers quel abri dirigent-ils désormais leur regard ? « […] lorsque j’apprends la mort d’un israélite, » écrivait Hélène, « maintenant je pense malgré moi : “Il est hors d’atteinte des Allemands” » (Berr, 2008). Fondane lui aussi en aurait été sûr. Le crime a échoué. La boue ne gravira pas la colline. « On repolira les balances, » écrivait le poète, « on recoudra nos squelettes » (extrait du manuscrit de Philoctète, 1932b ; cf. catalogue, p. 59). Le sanctuaire est plus vaste que le Mémorial. Il est inviolable. Lumières éteintes et portes closes, dans le silence des lieux, les mots dansent. L’infamie, à chaque seconde, manque sa cible. Aussi longtemps, fragile éternité, que nous ressentons jusqu’au creux des reins, que ces morts furent des vivants, des vivants infiniment vivants.
Benjamin Fondane. Poète, essayiste, cinéaste, philosophe. Roumanie, Paris, Auschwitz — 1898-1944, catalogue d’exposition, Paris, Mémorial de la Shoah, 2009.