Marvin Trachtenberg désigne son dernier ouvrage comme une « tentative d’archéologie culturelle » (p. 385). Dès l’ouverture du premier chapitre, il montre l’écheveau dans lequel est prise son entreprise : « Ce livre traite de l’architecture d’un passé éloigné, mais il concerne également le présent. C’est à travers le présent qu’on voit le passé, cependant qu’inversement la pratique architecturale du passé sert à éclairer la culture architecturale contemporaine ainsi que les questions de temporalité qui lui sont vitales : le sens étant généré par l’interaction de l’identité et de la différence […]» (p. 1). Le lecteur prévenu par une longue préface saura que ces phrases ne correspondent en rien à quelque formalité d’entrée en matière, mais qu’elles esquissent le plan de ce livre. Building-in-Time, From Giotto to Alberti and Modern Oblivion, propose (chose devenue rare) un récit historique associé explicitement à un discours critique et théorique. La narration concerne la pratique architecturale dans les grands centres urbains de l’Italie centrale — en particulier Florence — « depuis l’époque de Giotto jusqu’à l’entrée en scène d’Alberti » (préface, p. XXI), c’est-à-dire de la fin du treizième au quinzième siècle. La réflexion théorique s’articule à partir d’une analyse de la dimension temporelle de l’édification. Elle part de cette simple constatation qu’à l’époque le temps nécessaire à la construction des grands édifices civils et religieux excédait le plus souvent la durée de vie des protagonistes de leur réalisation. Ce constat porte à conséquence puisqu’il remet en question l’ensemble des notions qui nous servent à appréhender l’architecture en tant que projet : c’est-à-dire comme objet d’une intention.
L’analyse qui sous-tend cet ouvrage est que la conception d’une rupture franche entre le gothique et la Renaissance, si commode soit-elle du point de vue de la narration de l’histoire, nous cache en fait une dimension essentielle de son développement. Elle détourne l’attention de l’élément de continuité que constitue la pratique constructive de l’époque « médiévale-renaissante ». La méconnaissance de la nature, de la résilience et de la persistance de cette pratique, si profondément différente de celle nous connaissons aujourd’hui, occulte la complexité des modalités selon lesquelles la modernité a trouvé à s’installer : la façon dont elle s’est d’abord insinuée dans le champ des idées pour donner lieu à l’élaboration d’une théorie de l’architecture (Leon Battista Alberti, De re aedificatoria) — une idéologie du projet, formulée à l’encontre de la praxis contemporaine — avant que d’engager la pratique de l’architecture dans la voie tortueuse d’une transformation fondamentale, mais extrêmement longue à s’accomplir. Son propos est donc non seulement de retracer les contours de cet art de l’édification, d’élucider ses fondements conceptuels et ses implications esthétiques, mais aussi (et par là même) de requalifier le passage du Moyen Âge à la modernité, une articulation décisive dans notre compréhension de l’histoire de l’architecture.
Voir et comprendre les éléments de continuité équivaut à se donner les moyens de pointer avec plus de précision ce qui change véritablement au cours du Quattrocento ; en tout cas à se départir d’une conception qui, sur base d’une appréciation de la « rationalité » de la Renaissance, évacue ce qui précède comme son contraire : tâtonnements inconscients, inconsistants, … Ce préjudice est inscrit dans la tradition historiographique depuis ses origines allemandes. Afin de saisir l’esprit (Zeitgeist) et de définir l’élan artistique (Kunstwollen) d’une époque, on cherche à la démarquer des autres et on privilégie ce qui permet de la considérer comme une unité. Ce procédé génère une vision de l’histoire organisée en époques successives, caractérisées par leur position et leur rôle final dans ce grand mouvement qui mènerait « inexorablement » au temps présent. Par sa tendance à ne prendre en compte que ce qui participe à la progression, cette approche est contaminée par l’historicisme (la logique trompeuse dénoncée par Karl Popper). Trachtenberg remarque que ce penchant est favorisé par la structure linéaire du récit. Celle-ci se prête à l’exposé des rapports horizontaux entre les événements, au compte-rendu du mouvement diachronique — d’un évènement à l’autre — mais elle est peu propice à la recension des turbulences qui agitent le cours de l’histoire.
L’adoption d’une autre structure narrative.
Historien de l’architecture, spécialiste du Trecento et cependant suffisamment généraliste pour avoir écrit la plus grande partie d’un aperçu général de l’architecture « de la préhistoire jusqu’au postmodernisme » (Trachtenberg et Hyman, [1986], 2002), c’est de longue date que Marvin Trachtenberg a pris la voie qui devait mener à ce livre. Tout au long de sa carrière, il s’est investi dans une requalification du « gothique » italien. Pour trouver à comprendre cette architecture, il faut d’abord reconnaître sa singularité. L’architecture monumentale des communes italiennes est profondément réfractaire aux classifications courantes de l’historiographie de l’architecture. Elle se prête mal à une interprétation basée sur l’analyse stylistique, et contrairement au gothique français elle ne peut être appréhendée par le biais d’un développement qui, partant d’une constellation originaire, aurait trouvé à s’accomplir par étapes successives. Chacune de ses réalisations est unique. Chacune s’attache à une situation, à un contexte particulier. C’est une architecture qui privilégie la figuration. Les édifices civils et religieux (ces catégories se touchent, puisque la construction des cathédrales et même des grandes églises des ordres mendiants engagent l’effort collectif) tendent à se poser en effigie de la communauté citadine, c’est-à-dire en fin de compte, de son pouvoir et de sa vertu. Dans sa composition, c’est tout le complexe de références requis au positionnement idéologique de la communauté qui entre en jeu. Assurément l’ordonnance abstraite peut être prise en compte (cf. la « quadrature » appliquée à la croisée de Santa Maria del Fiore générant le schéma centralisé du Duomo, 1355/1367 ; pp. 162-164 et Trachtenberg, 1997, pp. 118-122), mais elle vaut surtout par ses effets : par les rapports proportionnels qu’elle institue et par la façon dont l’œil est supposé en prendre la mesure. À tous les niveaux — de l’ensemble corporel à l’ossature, de la surface à l’ornement — l’édifice est conçu comme un assemblage d’emblèmes. Tout ce qui peut signifier est susceptible d’entrer dans la fabrication de l’image syncrétique : du symbole « avéré » jusqu’au rendu matériel d’une description littéraire (p.ex. des Lieux-Saints), en passant bien-sûr par l’immense collection de vestiges dont est parsemée la région et par l’émulation des réalisations contemporaines souvent considérées comme des inventions concurrentes. Le motif (à l’) antique a vertu d’indiquer la filiation avec le passé vénérable, le tracé gothique d’évoquer une sensibilité « moderne » et de fournir une expression adéquate à la piété.
L’architecture monumentale des cités-états incarne l’esprit du Moyen Âge. Elle est éclectique par nature. Plus que tout autre, l’architecture civique florentine est déterminée par la résistance farouche qui oppose la commune au reliquat de l’ordre féodal et la porte à chercher ses marques dans l’antiquité romaine. Dans son historique général de l’architecture Trachtenberg en traite dans la section finale du chapitre consacré à « l’architecture gothique » (Trachtenberg et Hyman, [1986], 2002, pp. 266-273) où elle est abordée par le biais de l’urbanisme (on reviendra là-dessus), et où elle sert à articuler la transition narrative du gothique à la Renaissance. La culture du Trecento est gravide de la Renaissance par son attachement passionné à l’antiquité et au parangon visuel. Mais cet attachement trouvait alors à s’exprimer dans la figuration plutôt que par l’application cohérente et complète de la grammaire classique. Ainsi, « le passage à la Renaissance ne devrait pas être considéré comme le remplacement du “gothique” par le “classique”, mais plutôt comme l’apparition d’un goût historiciste purifié, n’admettant que le classique, et s’opposant à cette longue tradition médiévale italienne caractérisée par un éclectisme vorace qui la portait à consommer indistinctement tout ce qui était nécessaire à son métabolisme complexe, le gothique aussi bien que le classique » (Trachtenberg, 1991, p. 37 ; cf. p. 265).
L’adaptation méthodologique indispensable à une requalification du « gothique » italien ne touche pas à la sélection des sources. Elle concerne avant tout l’adoption d’une autre structure narrative. Toute tentative de traiter de cette architecture à travers un récit linéaire est virtuellement (Trachtenberg dit « théoriquement ») impossible, « sauf à l’étendre sur le lit de Procuste et de mutiler à son tour chaque monument, en particulier chaque monument d’importance » (Trachtenberg, 1991, p. 36). Pour pouvoir rendre compte de la façon dont un édifice réalise effectivement son programme éclectique, Trachtenberg, s’inspirant de la position excentrique que prend la microhistoire par rapport à « la grande manière » du récit historique, propose de s’intéresser aux rapports verticaux, synchroniques entre ces phénomènes architecturaux individuels et leur contexte. De cette autre méthode, « appliquée dans le cadre de l’analyse critique du processus du projet éclectique, résulterait non seulement une évaluation plus précise et plus équitable des monuments italiens, mais aussi un entendement plus clair de ce qui entrait en jeu dans leur réalisation » (Trachtenberg, 1991, pp. 36-37).
C’est bien là la structure narrative de Building-in-Time, From Giotto to Alberti and Modern Oblivion. Elle n’est pas mise au service d’une « histoire » de l’architecture de cette période charnière. L’objectif n’est pas de récapituler la masse des événements, d’établir une synthèse ou quelque chronologie. Il s’agit de réinterpréter les sources (non pour le moins la chose bâtie elle-même) d’un autre point de vue. L’impossibilité de recouvrer jamais « ce qu’il en était véritablement » (wie es eigentlich gewesen ist — Leopold von Ranke, 1824, p. vii) ne dispense pas l’historien de diriger ses efforts au-delà de ce qui a eu lieu effectivement pour tenter d’en appréhender la cause. Il faut donc distinguer entre ce qui a été réalisé finalement (le résultat de l’édification), tout ce qui fut fait (la somme des actions engagées dans l’édification), ce qui était « intenté » (ce qui à travers ces actes était visé ; l’intention) et enfin ce qui permit de formuler cette intention (la constellation des idées et des choses ; les conceptions et les circonstances). Partant du phénomène, il importe donc de découvrir les conditions épistémologiques et matérielles de sa possibilité (cf. Trachtenberg, 1997, p. 16 ; ici bien sûr Trachtenberg fait référence à Michel Foucault, « Les mots et les choses », en particulier à la préface). C’est pour cela que l’objet mis à l’étude dans cet ouvrage n’est pas à proprement parler la production architecturale de l’espace-temps considéré, mais bien sa pratique de l’architecture. C’est en ce sens qu’il se veut être travail d’archéologie. D’une part l’auteur tente d’exhumer la logique projective qui régit cette pratique. D’autre part, s’appuyant sur l’éventail des cas choisis et soumis à l’analyse critique, il s’applique à dresser l’inventaire de ses modes opératoires. Ces deux démarches sont complémentaires, engagées dans un processus de vérification mutuelle.
La reconstitution d’une praxis.
Cet ouvrage était attendu. Marvin Trachtenberg en avait annoncé la publication dans son livre précédent (Trachtenberg, 1997, p. 290 — note 74, référée p. 10). Dominion of the Eye : Urbanism, Art, and Power in Early Modern Florence traite de la façon dont le centre de Florence a été fondamentalement transformé au cours du quatorzième siècle. Il y établit que l’espace public qui entoure la cathédrale, et que la place de la Seigneurie sont des compositions délibérées, intimement associées aux monuments qui s’y trouvent (les dimensions et le contour du « dégagement » sont dérivés de la stéréométrie de l’édifice) et contrôlées par un ensemble de règles visuelles qui se rattache aux développements contemporains dans le domaine des sciences pratiques et des arts. En outre, il démontre que ces places font partie d’un agencement plus vaste, un circuit complet et unifié mettant en relation tous les édifices publics de la ville. Dès lors se pose la question de savoir « comment une telle « œuvre d’art » a pu être créée collectivement, et au fil du temps » (Trachtenberg, 1997, p. 290).
Cette « œuvre d’art » — qu’il s’agisse de la Ringstraße (ainsi que Trachtenberg appelle ce dispositif scénique urbain), de la place de la Seigneurie, du Palazzo Vecchio ou de la cathédrale — est hétéroclite dans ses composantes, mais unifiée dans sa structure. Au Trecento, l’architecture et l’urbanisme se rencontrent dans un art de bâtir qui procède par incorporation et dont l’éclectisme est le principe vital — « le fil conducteur, l’axe dynamique et fécond » (cf. Trachtenberg, 1993, p. 27). La scénographie urbaine s’appuie sur un assortiment de préceptes dont la constance n’empêche pas une grande flexibilité dans la mise-en-œuvre (cf. la combinaison inventive qui détermine les dimensions de la façade et du parvis de la cathédrale en fonction du Baptistère ; pp. 159-160 et Trachtenberg, 1997, pp. 42-62). Ces préceptes ne génèrent pas la structure, mais ils l’informent. Cet art de bâtir se présente comme un bricolage grandiose où « structure » et « événement » interagissent dans un jeu de détermination réciproque. L’urbanisme florentin représente l’antécédent de compréhension (Humbold, 1821, p. 65) qui a permis à l’auteur d’entreprendre l’exploration systématique d’un art de bâtir avec le temps « qui jusqu’à présent est resté anonyme et virtuellement invisible à la conscience moderne, ou qui au mieux a été perçu comme une chose irrationnelle et étrange, abjecte même, [mais qui] constituait en fait une praxis intensément rationnelle, clairement ordonnée et fermement étayée » (p. 70).
Trachtenberg appréhende cet art de bâtir par le biais du questionnement esthétique : « Comment un édifice tel le nouveau Saint Pierre [de Rome] put-il jamais atteindre et garder une cohérence esthétique à travers [et malgré] cette longue succession de bâtisseurs aux vues si différentes ? En d’autres termes, comment une “esthétique durative” (durational aesthetics) était-elle possible d’un point de vue conceptuel et opératoire ? » (p. 127). Afin de reconstituer le « code génétique de l’architecture médiévale-renaissante » (p. 131), Trachtenberg tente d’identifier les « principes médiateurs » de cette praxis (cf. pp. 130-143). Il en distingue quatre : il s’intéresse d’abord au motif des nombreuses transformations auxquelles ces bâtiments ont manifestement été soumis. Il met en avant la notion que tout achèvement était considéré comme provisoire, qu’à tout moment l’œuvre était susceptible d’être soumise à révision pour répondre aux circonstances et aux conceptions changeantes ; l’éclectisme qui se nourrit lui-même de temporalités différentes, servant de volant d’entrainement à l’appétit de changement, et de moteur à un phénomène de (1) révision incessante. Ensuite, en ce qui concerne la répartition de l’attention projective, il fait remarquer qu’au moment de la mise en œuvre, le projet demeure schématique, parfois assez vague, en tout cas incomplet (la construction du tambour du dôme de Florence fut entreprise alors que personne ne savait comment réaliser la coupole, mais avec la conviction qu’avec le temps une solution se présenterait) ; que la conception et la réalisation ne se succèdent pas en tant que phases distinctes, mais se chevauchent et s’entrainent mutuellement au fil de la progression de l’ouvrage et donc du temps. Il désigne ce second principe comme le régime de la (2) progression myope. Le troisième principe est celui de la (3) concaténation. Il concerne la technique de composition, l’établissement de rapports sensibles entre les parties. Puisqu’on s’intéresse à la composition éclectique, ce système relationnel n’est pas basé sur le pedigree stylistique, il s’articule de façon plus directe sur les dimensions, les proportions, la succession de pleins et de vides, dans le registre de la forme, des textures, des couleurs, du graphisme, etc. Il se propage de proche en proche, par reprise, ligature ou enchaînement, jusqu’à former une trame recouvrant l’ensemble du bâtiment. Enfin se pose la question de l’unité de cet ensemble. Le quatrième principe répond à l’exigence que l’œuvre puisse être perçue comme une unité globale. Afin de préserver ou de réaliser cette qualité synoptique, tout projet visant à faire progresser l’édifice doit opérer par (4) rétrosynthèse. La pratique en vigueur impose que l’unité soit obtenue rétroactivement, par assimilation de l’ancien dans le neuf, par intégration des parties existantes dans un ensemble cohérent, nouvellement défini. Ce dernier principe est fondamental à l’ordonnance de cette praxis. Il contrôle la dynamique de changement. Il oriente la révision, la concaténation et la progression myope vers l’objectif de l’intégrité visuelle. Même si elle est susceptible d’être soumise à des mutations ultérieures, l’œuvre doit se manifester comme une chose achevée. Ainsi « […] l’histoire d’une construction peut être assimilée à l’histoire d’une suite de projets cohérents, tous complets et unifiés en soi, mais séquentiellement absorbés dans une nouvelle unité globale incorporant toutes les modifications précédentes ; un processus cyclique qui théoriquement pourrait se perpétuer, mais qui est inévitablement interrompu par les contingences de l’histoire » (p. 142).
Florence, vue du Campanile depuis le sommet de la coupole (photo Trachtenberg, p. 176).
Le Campanile de la cathédrale de Florence se présente comme un exemple éminent de la vigueur de cette praxis (1334-1360 ; pp. 174-178). Sa cohérence visuelle lui vient assurément de l’incrustation de marbre appliquée de la base au sommet, à mesure de son érection. Ainsi les différentes phases de sa construction restent visibles dans la superposition des segments, et les inflexions formelles qui apparaissant tout au long de cet échelonnement attestent des intentions distinctives de ses architectes successifs. Mais si elles révèlent leurs divergences conceptuelles, elles témoignent aussi de leur capacité remarquable à inscrire leur dessein dans une vision concrète d’une unité possible. Avant que de devoir céder la place à Francesco Talenti qui termina la tour conformément à la typologie florentine (caractérisée par une progression en éventail de la fenestration) que Giotto avait en vue, Andrea Pisano tenta de réorienter sa construction sur un modèle d’inspiration pisano-vénitienne (un fût de tour aveugle). Pour forcer cette conversion typologique Pisano décida d’agrandir dramatiquement sa base en « redoublant » le socle de Giotto. La superbe de cette réplique n’a d’égal que le flegme avec lequel il opéra des rapprochements entre le classique et le gothique.
Campanile, seconde série de bandeaux et corniches, Pisano (photo Trachtenberg, p. 184).
Campanile, première série de bandeaux et corniches, zone de reprise de l’ouvrage par Pisano (photo Trachtenberg, p. 184).
La grille de lecture mise en avant par Trachtenberg permet de décoder l’édifice, de le reporter aux actes qui l’ont constitué, et de comprendre ceux-ci dans leur rapport à un projet circonstanciel visant à recadrer ce qui a déjà été fait. Bien sûr, tous les exemples de cette pratique ne se présentent pas comme autant de réussites. Certains édifices sont en mal de cacher leur caractère d’assemblage. D’ordinaire, et à des degrés divers, la « rétrosynthèse » est imparfaite. Le mode opératoire de cet art de bâtir collectivement et à travers le temps laisse des traces sur le corps bâti, souvent même des cicatrices. Dès lors, il n’est pas surprenant que son désaveu fût le fait d’un humaniste prévenu par ses activités littéraires contre tout facteur susceptible de menacer l’intégrité de l’œuvre. On mesure ce qui sépare l’assentiment à un achèvement provisionnel et la quête d’une perfection considérée par Alberti comme la propriété d’un tout tel que « rien ne puisse être ajouté, retranché ou changé sans le rendre moins digne d’approbation » (Alberti, 2004, VI. 2, pp. 278-279 ; cf. p. 71). La beauté envisagée comme l’harmonie réglée de l’ensemble des parties dans ce tout, exige que « les projets des auteurs qui les ont conduits à maturité » soient préservés des interventions de « successeurs impudents » (Alberti, 2004, IX. 11, p. 464 ; cf. p. 88). Le processus de cette maturation est entièrement excogitation ; l’invention, complète et articulée, pur produit de l’esprit ; la construction, simple actualisation de la virtualité du projet. Trachtenberg divulgue le manifeste d’un « art d’édifier hors du temps » qu’Alberti a inséré dans son traité (pp. 70-95). La vision idéale (autant que fictionnelle et teintée d’irrationalité) d’une architecture délivrée des contingences implique l’attribution de l’autorité créatrice à un sujet transcendantal. La notion d’auteur qu’Alberti emprunte à la théorie littéraire et qu’il transpose à l’architecture est déjà affublée de l’ambivalence que nous lui reconnaissons aujourd’hui : l’auteur est, tout à la fois, source de sens et entrave à sa prolifération arbitraire. Il joue d’emblée « le rôle de régulateur de fiction » que Foucault lui attribue à partir du dix-huitième siècle (M. Foucault, 1969, variante de Buffalo (trad. D. Defert) donnée en note p. 839) ; cf. p. 90). Ainsi cette « figure idéologique » apparaît dans la théorie de l’architecture pour conjurer les équivoques de la pratique collective qui a façonné Florence, créant ce « rôle caractéristique de l’ère industrielle et bourgeoise, d’individualisme et de propriété privée » ; venant à point, si l’on peut dire, pour rectifier le moule primitif de la société qui inaugura cette ère.
Les projets d’architecture qu’Alberti entreprit par la suite n’échappèrent ni aux restrictions, ni aux aléas de la pratique de son époque (pp. 376-383). La doctrine de « l’art de bâtir hors du temps » resta longtemps sans transformer véritablement le protocole de l’édification ; ceci en fait jusqu’à ce que les développements technologiques et l’organisation industrielle de la construction viennent la corroborer. Mais la conception albertienne de l’autorité créatrice pénétra aussitôt le domaine des idées pour en bouleverser la disposition. Elle affecte déjà le regard qu’Antonio Manetti (1423-1497) porte sur la vie de Brunelleschi (1377-1446). C’est sous son impulsion qu’il entreprend de la raconter (Vita di Filippo Brunelleschi, 1482/1489), et c’est sous le jour de l’idéologie du projet qui s’y rapporte qu’il présente son œuvre (pp. 287-301). Cette idéologie serait appelée à perdurer : elle constitua le préjugé de la Kunstwissenschaft, et arrive aujourd’hui encore à nous subjuguer. Trachtenberg invertit cet éclairage. Il reconsidère la carrière de Brunelleschi d’après les termes de la praxis à laquelle il dut souscrire (pp. 285-355), indiquant la façon dont il sut la mettre à profit pour acquérir un crédit artistique qu’il accumula jusqu’à la renommée. L’examen des arrêtes extérieures de la coupole de la cathédrale de Florence (un sujet délaissé jusqu’à présent) sert de point de départ à une description magistrale de la synthèse formelle et de l’unité plastique obtenue sur la partie orientale de l’édifice (pp. 310-341).
La possibilité d’une histoire critique.
Ce grand travail à rebours du temps et de l’idéologie pénètre profondément les strates de l’histoire. On comprend par exemple qu’il n’est nul besoin de spéculer sur l’existence d’un projet global de Brunelleschi pour admettre que la lente réalisation de la Piazza Santissima Annunziata ait pu donner lieu à la configuration vitruvienne que l’on connait (une place rectangulaire, bordée d’arcades sur trois côtés, 1420-1601 ; pp. 392-394) ; que les particularités d’un projet peuvent être conçues comme les désinences d’une unité simplement imaginée. Par ailleurs, si l’unité obtenue peut arriver à effacer ou à masquer le déroulement du temps, la carence d’unité peut aussi bien suggérer son incidence. On perçoit l’altérité d’un système de valeurs où le défaut et le caractère d’assemblage peuvent paradoxalement connoter la persistance d’un effort et d’une ambition. Trachtenberg interprète le projet de Pienza comme un simulacre de la durée (pp. 394-396). Quoique réalisé en un temps record (1459-1462), le centre monumental du petit bourg où naquit Pie II reproduit l’image distinctive d’une lente transmutation. Il se pose ainsi en (faux) témoignage d’une longue ascendance locale des Piccolomini. Ce curieux retournement de valeur ne pouvait apparaître (dans l’histoire, tout comme à l’historien) que dans la mesure où les bases épistémologiques de cet « art de bâtir avec le temps » étaient clairement établies.
Florence, Piazza Santissima Annunziata, 13e—17e siècles (photo Trachtenberg, p. 393).
L’interprétation de Pienza mise en avant ici diffère de tout ce qui en a déjà été dit. Elle ne disqualifie pas pour autant les travaux des historiens qui se sont précédemment penchés sur la question. Pienza demeure un dispositif perspectif (Heydenreich, 1937) et une mise en scène de la varietas (Smith, 1992). Cependant, cette nouvelle explication ne s’ajoute pas simplement aux explications antérieures. Elle les englobe et les resitue. Elle approfondit d’autant notre compréhension du passé. La stratification de l’histoire implique qu’elle ne peut être découverte que progressivement, que sa narration doit s’articuler sur des apports divers et s’élaborer (elle aussi) « avec le temps », que l’historiographie est une entreprise collective et que son état est toujours transitoire.
Centre monumental de Pienza, vue en direction du Duomo (photo Trachtenberg, p. 394).
Voici bientôt vingt-cinq ans, Marvin Trachtenberg concluait ses observations sur la production historiographique des quinze années précédentes (1972-1987) par cette remarque polémique : « qu’ils le veuillent ou non, les historiens de l’architecture sont logés à la même enseigne que les critiques » (Trachtenberg, 1988, p. 241). Le détachement dont l’historien doit faire preuve n’implique en rien qu’il puisse se passer d’esprit critique. Là où au nom d’une scientificité mythique le jugement critique serait refoulé, son ouvrage « manquerait de clarté et de conviction ». Mais si le jugement critique est indispensable à l’historien, il le confronte aussi à un problème épineux : comment rendre compte du processus objectif de l’histoire alors qu’on se sait pris dans son engrenage ?
L’historien est agent de l’esprit de son époque, de l’état des conceptions et des connaissances qui la définissent. La culture architecturale est un espace où la pratique, la critique, la théorie et la vision de l’histoire se rencontrent et interagissent. Mais les rapports entre ces composantes n’ont rien de stable. L’architecture est une forme de connaissance profondément déterminée par l’expérience (Colquhoun, 1983, p. 17). Elle participe à l’agencement de la réalité, imagine le futur tout en considérant son passé. Néanmoins, tout cela n’implique pas la continuité, ni quelque collusion inévitable entre la pratique de l’architecture et celle de son histoire. Si l’intérêt qu’on peut porter à l’architecture vient de ce que tout projet atteste d’une attitude spéculative prise face à la réalité, une telle attitude ferait obstacle à la recherche historique. Alors que l’étude de l’histoire poursuit la vérité, l’œuvre d’architecture n’est en quête que de vraisemblance. Ce n’est que déformé par l’idéologie que l’histoire se prête à un emploi. L’histoire critique existe en tant qu’aspiration à se dégager de l’emprise de la fausse conscience, et comme antithèse de la praxis architecturale.
Toutefois, « on ne peut toucher à l’histoire sans la transformer » (Giedion, 1941, p. 5). Building-in-Time, From Giotto to Alberti and Modern Oblivion est un livre qui fera date, puisqu’il intervient directement sur les prémisses qui nous servent à appréhender l’architecture et son histoire.
Marvin Trachtenberg, Building-in-Time, From Giotto to Alberti and Modern Oblivion, New Haven & London, Yale University Press, 2010.