Comme une longue traînée de poudre, le mot d’ordre a envahi les têtes au moment de la rentrée scolaire. Fleurissant à nouveau dans les bouches, d’anciennes expressions laudatives ont proliféré. Les plus hautes « autorités » (tiens donc !) de l’État sont même venues le confirmer en public : « il nous faut de l’autorité », « il convient de restaurer l’autorité dans les établissements scolaires », etc., fustigeant on ne sait pas vraiment quoi, sinon globalement le « laxisme » antérieur, le passé, les autres et chacun. En somme, les impératifs correcteurs se multiplient. Il nous faudrait absolument retrouver quelque chose….. de plus confus encore que la situation soi-disant décrite : de l’autorité !
Plus confus ? Eh oui. Car chacun y va à la fois de son seul sentiment pour décrire la situation et adresser une demande de renforcement de l’autorité, et de son incompétence linguistique en prétendant ranger tout uniment sous le terme « autorité » : la hiérarchie, la tradition, la transmission [1], le pouvoir, la puissance, la discipline, la sanction, le charisme. En un mot, en identifiant le plus souvent l’autorité (le concept et le rapport) avec l’argument d’autorité (une imposition) et en laissant le discours glisser de l’autorité aux autorités (celles qui gouvernent). Étendant au passage la crise entraperçue ou imaginée à chacune des professions qui se déploie dans une relation avec un « public » (éducateurs, agents de répression, juges, médecins). Et voici justifié qu’on parle de crise de l’autorité des juges, de l’autorité des médecins !
Le livre du philosophe Alain Renaut (professeur à la Sorbonne), dont nous parcourons les grandes lignes ci-dessous, voudrait bien à la fois éclaircir le débat sur ce sujet (l’autorité dans le monde moderne) et participer à la recherche d’orientations inédites destinées à la réforme de la société contemporaine (si « perte » de l’autorité il y a, alors que faire ?). Dans la peau de l’essayiste, Alain Renaut rédige un ouvrage qui peut être approché et lu à partir de plusieurs fils conducteurs. Le lecteur peut s’y atteler par le biais des considérations portant sur la philosophie politique, l’histoire de modes de transmission, la politique et la désacralisation du pouvoir dans le cadre de la modernité, et ce qui s’ensuit. Mais il peut le lire aussi en centrant l’analyse sur les interférences ou les confrontations organisées autour des propos tenus et des orientations des travaux entrepris en sciences sociales, voire par les « techniciens du social » (sociologues, psychologues, et autres, selon les termes de Pierre Bourdieu, dont la vocation est de trouver des solutions aux problèmes de l’époque). Par ce biais, ce livre prend alors le sens d’une sorte de manifeste ou d’appel à la réorganisation (nécessaire) de la société démocratique moderne. C’est à ce titre qu’il nous intéresse ici, dans une lecture qui de ce fait suit moins le fil directeur des résonances philosophiques de cet ouvrage (nombre de philosophes y sont cités : Hannah Arendt, Benjamin Constant, Michel Foucault, Marcel Gauchet, Alexandre Kojève, Claude Lefort, Max Weber, etc.) que le fil des perspectives ouvertes sur les recherches des ingénieurs en sciences sociales qui ont pris des partis divers autour de cette question (François Dubet, Gérard Mendel, Edgar Morin, Louis Dumont, Antoine Garapon, Gilles Lipovetsky, etc.).
Encore convient-il de commencer par rappeler, en marge de l’ouvrage, la manière dont cette notion d’autorité s’est construite et les liens qu’elle entretient avec d’autres notions. Dérivé du verbe latin augere (augmenter et entretenir ce qui est fondé), d’où dérivent à la fois auctor (auteur, fondateur, garant, c’est-à-dire celui qui lie) et auctoritas, ce terme, de provenance romaine, indique la source d’où jaillit une crédibilité, le degré de confiance que l’on peut avoir envers… (l’héritage, le passé ou une personne [âgée, morale] mais surtout la parole). À ce titre, l’autorité est « acte d’auteur » à l’égard de quelqu’un d’autre (l’auditeur, le lecteur), qui n’occupe pas la même position dans un rapport (il n’est donc pas nécessairement égalitaire) et sur lequel s’exerce cette autorité (par exemple, celle de gouverner, certes, mais aussi, et ce n’est pas la même chose, celle d’éduquer, de punir, de juger, de soigner). Ainsi dit-on de quelqu’un, lorsqu’il n’a pas besoin d’exercer une contrainte physique ou un pouvoir pour imposer une obéissance inconditionnelle, qu’il est « investi d’une autorité » ; on parle « d’attribuer à quelqu’un l’autorité de faire « ceci ou cela ». Bref, l’autorité n’est ni fonction d’un pouvoir, même si elle peut aussi servir à augmenter un pouvoir sans accroître démesurément sa puissance, ni fonction de l’usage de qualités physiques violentes, d’une force morale intrinsèque, d’une attitude « naturelle » (charisme) ou d’une menace. Elle dessine une relation, foncièrement symbolique. Son efficacité (au sens où on se conforme à l’autorité) ne découle d’ailleurs pas d’un ordre, d’une persuasion ou d’une argumentation, mais de la façon dont elle est socialement valorisée et émise (dans le cadre d’une gérontocratie, d’une ancestralité, d’une « origine » ou d’une transmission) puis reçue (dans le cadre d’une attente, d’une soumission). En quoi elle s’appuie sur le respect, tacite au moins (ou l’obéissance).
Revenons donc par là à l’ouvrage d’Alain Renaut. Outre le parti pris de ne pas céder aux sirènes du « retour à l’autorité » (la posture réactive), l’une des grandes lignes d’analyse d’Alain Renaut est de faire valoir la question de savoir s’il est possible de donner aux relations d’autorité une dimension contractuelle. En quoi, il ne se contente pas de poser le problème de l’autorité relativement à un modèle (ancien, sacralisé), mais va directement au cœur de la difficulté : qu’est-ce qui permet de différencier l’autorité légitime et l’autorité illégitime dans le cadre des sociétés modernes, démocratiques, dominées par les valeurs du rationalisme, et dites aussi, ce sont les mots de l’auteur, « sociétés d’individus » ? Son schéma de réflexion est celui-ci : si l’autorité est hiérarchie, et si la relation démocratique est égalitaire, alors l’autorité ne peut avoir cours à notre époque, il faut la remplacer par l’argumentation.
Au demeurant, il faut comprendre en cela que l’auteur rabat en premier lieu la question de l’autorité sur celle du pouvoir (gouverner) – opération envisageable dès lors qu’on retient du terme « autorité » sa seule dimension de surpouvoir (augere, augmenter) : « il y a autorité lorsque, dans un espace social quelconque, politique scolaire, familial ou autre, s’instaure une relation où s’exprime une inégalité de pouvoir entre un pôle qui apparaît comme un lieu de pouvoir et un autre pôle sur lequel ce pouvoir s’exerce » (p. 42) – , et qu’il explore ensuite ce recouvrement au-delà de la stricte sphère du pouvoir, notamment au sein des institutions de « transmission », en particulier l’École (parfois aussi la Famille). L’univers scolaire étant contradictoirement voué, constate-t-il, aux valeurs de la hiérarchie et de la « tradition », et aux valeurs de la modernité démocratique (terme largement explicité : p. 19, 62, 68, sq. [2]). Sous réserve d’accepter ces présupposés de raisonnement, ce cadrage qui glisse du pouvoir à l’éducation [3] sans changer les termes du débat, le problème devient effectivement celui-ci : que devient l’autorité politique à l’âge du pouvoir démocratique (qui appelle discussion, égalité, délibération), du peuple souverain prenant en charge l’élaboration de son avenir, et à quels sacrifices, vis-à-vis des formes anciennes d’autorité, ce devenir doit-il contraindre les détenteurs du pouvoir ?
En d’autres mots, la question est de savoir si les mutations du pouvoir par fait de modèle contractuel, démocratique, peuvent être transposées dans les domaines de l’École et de la Famille, domaines dans lesquels se joue le choix de contenus, de repères, de normes à transmettre aux enfants. Dans quelle mesure pouvons-nous, et comment, restructurer les différents secteurs de la société selon ces principes démocratiques qui reconnaissent les droits des sujets à juger les pouvoirs. On le voit, le raisonnement procède par principe d’extension à partir du pouvoir, s’étendant d’ailleurs sur les relations entre les personnes plutôt que sur les objets des institutions (l’École et les savoirs, par exemple). Il est articulé à la dimension du temps, puisque chronologiquement, « la relation éducative est en effet celle qui a été le plus récemment atteinte en profondeur » par la logique démocratique. « C’est dans ce secteur que nous restons le moins avancés et donc le plus exposés à tâtonner dans l’expérimentation de ce que peut être et doit être un lien social démocratique » (p. 39), c’est-à-dire structuré selon les principes de l’égalité et de la liberté.
Si, en suivant l’auteur, on répond oui à cette question, il ne reste plus qu’à découvrir ou inventer des formules nouvelles qui témoigneraient de notre capacité à réarticuler à une logique plus égalitaire du consentement, de la discussion, de la critique, les institutions scolaire et familiale. C’est là que joue pleinement la formule : de l’argument d’autorité au pouvoir de l’argument. « Puisque nous savons désormais que l’“argument d’autorité” n’est justement pas un argument, mais une façon de contourner, dans le but d’imposer son pouvoir, les exigences de la discussion argumentative, le temps est enfin venu, privés que nous sommes devenus, moins par erreur que par choix délibéré, des expédients de l’autorité, de prendre pour règle, dans chacune des pratiques de pouvoir, de ne considérer comme légitime que le pouvoir de l’argument » (p. 83). Mais ce qui est présupposé là, c’est que l’autorité est un pouvoir, qu’elle s’exerce dans une certaine violence et hiérarchie, et qu’elle ne peut reposer sur le respect des personnes, la dignité, l’égalité des droits. Et corrélativement, que l’école est un lieu dans lequel il ne s’agit pas d’autre chose que de la relation entre adultes et enfants, que de la question de savoir si les élèves sont ou non des citoyens (ils le deviendront sûrement, et heureusement, puisque les règlements de la société et de l’École finiront par devenir homogènes), mais en rapport avec quel objet (le règlement intérieur ou le savoir ?), quel pouvoir et quelle autorité ?
Ainsi est-ce un ensemble de déplacements des modèles de réflexion dont l’objet est l’institution (gouvernement, scolarité, justice, médecine) que propose Alain Renaut. Il fait fonctionner au maximum de ses possibilités l’axiologie et les principes d’instauration des normes issus de la raison moderne. Le livre pivote autour de maximes simples et efficaces. Quant à l’autorité : ni nostalgie ni fuite en avant, mais substitution. Par exemple : moins d’autorité mais plus d’esprit critique. Moins d’adhésion mais plus de distance.
Néanmoins, il laisse simultanément ouverte la discussion qui doit être menée sur la signification des institutions visées, sur lesquelles pèse actuellement le (faux) débat portant sur l’autorité, la perte de l’autorité, l’absence de repères (École, Famille, Justice, Médecine), institutions qui ne coïncident pas avec la seule matérialisation de relations entre des personnes. Une discussion qui pourrait même obliger à reprendre la question de l’autorité autrement, en la séparant plus ou moins radicalement de celle du pouvoir, du moins en invitant à discuter à la fois de l’autorité de la compétence et du pouvoir institutionnel, de l’autorité du jugement et de l’usage du commandement, etc.