Autochtone… Voilà un mot bien intéressant pour une revue nommée EspacesTemps.net. Un mot qui nous vient du grec ancien et dont le champ sémantique varie d’un bout du monde à l’autre.
Désignant le rapport à la terre (autòkhtônos, de la terre même), son sens se confond avec « indigène », construit sur les éléments latins gena et indu, « né, issu (gène) de l’intérieur », pour désigner étymologiquement celui qui est du pays. Ce dernier distingue les personnes « nées dans un lieu » de celles qui viennent d’ailleurs (advenae). Comme le montrent Nicole Loraux (1998) ou Marcel Detienne (2003), être autochtone en Grèce ancienne permet de s’interroger sur ce qu’autochtonie veut dire aujourd’hui, surtout dans le contexte de discours extrémistes visant à opposer « Français de souche » et migrants (première, deuxième ou énième génération). Et l’on voit que les sens se sont inversés.
Les autochtones dont s’occupent les Nations Unies sont définis par leur marginalité, le déni de leurs droits par la société dominante dans le cadre des États-nations. Ce sont eux qui, en militant pour la reconnaissance de la catégorie politique « peuples autochtones », dans une dimension plurielle cherchent l’égalité de droits dans la communauté internationale.
Au plan linguistique et avec le passage de la Grèce ancienne à la Rome impériale, on note déjà un glissement de sens, de l’enracinement mythique à la terre vers le rapport à un espace délimité par l’autre : celui qui nomme. Ainsi qu’il fonctionne sur la scène internationale, le mot « autochtone » s’est enrichi des traductions qu’il reçoit dans les différentes langues et des réalités qu’il désigne historiquement. Il ne désigne plus seulement le rapport à la terre mais la place dans un système social.
Au total, le mot s’utilise comme substantif ou adjectif, pour désigner des personnes, des peuples, des communautés, des situations, des questions, des problèmes, mais aussi et dans d’autres registres de discours, des espèces animales ou végétales (par exemple en Australie ou en Nouvelle-Zélande pour désigner un arbre autochtone ou un mouton d’origine locale). Mot de lutte et de dialogue, de division et de rassemblement, il est chargé d’un trop plein de sens et d’affects.
Adoption internationale.
Aux Nations Unies, le terme « autochtone » résonne dans les langues officielles (anglais, arabe, chinois, espagnol, français, russe) ainsi que dans les langues de ceux qui se reconnaissent dans ce terme et en revendiquent l’usage : les représentants des peuples autochtones. Ils sont plusieurs milliers à participer chaque année aux réunions de l’Onu les concernant. Ils sont la voix des quatre cent millions d’autochtones que l’Onu reconnaît dans soixante-dix-sept pays sur les cinq continents [1]. Le mot s’est acclimaté dans les agences internationales où il ne fait plus débat. Il y a consensus pour admettre que la catégorie « peuples autochtones » se définit par une pluralité de critères qui peuvent se combiner entre eux. Ils se centrent aussi bien sur le rapport au territoire (précédant la conquête ou dont ils ont été privés par les politiques assimilationnistes) que sur la disposition d’institutions propres (langue, éducation, justice et gouvernance) et la marginalité dans les sociétés dominant les États-nations. La catégorie relationnelle « peuples autochtones » est construite, non comme substance mais pour poser la question du sujet politique dans le cadre d’un rapport juridique à l’État et à la souveraineté.
Dans cette sphère internationale multilingue et pluriculturelle, on observe de subtils glissements de sens, selon l’origine du locuteur, sa position sociale, sa fonction et les contextes politiques. Accolé au terme peuple, il est entré dans le registre des droits humains, avec la Déclaration des Droits des Peuples Autochtones qui fut adoptée, le 13 septembre 2007, par l’assemblée générale des Nations Unies. La négociation de ce document dura plus de vingt ans, ce qui montre l’ampleur du problème posé par la reconnaissance de droits humains à une catégorie sociale et culturelle définie par sa marginalité ou son exclusion dans les systèmes étatiques. C’est que le terme « peuple autochtone » ne doit pas être compris par référence à une quelconque identité essentialisée, une ethnicité parmi d’autres, mais dans une dimension politique et relationnelle à la société dominante. C’est un mode de rapport à l’autre qui est mis en question, dans lequel l’autochtone, celui qui demande à connaître les droits dont il dispose, est l’exclu. Ce qui nous place aux antipodes de l’autochtone grec ancien.
Handicapé par le poids du culturalisme dont la critique associe « autochtone » à une substance divisive parce que susceptible de désigner une entité close sur elle-même, irréductible au contact, tournée vers le passé de la tradition et de l’enracinement, le terme peut être manipulé par les politiques pour s’opposer à l’étranger, aux migrants (Geschiere et Nyamnjoh 2000, Geschiere 2004) et par la droite extrême pour ranimer les combats nationalistes. Pour certains penseurs donc, cette catégorie serait loin d’être porteuse de droit, et plutôt contraire à la vision d’un progrès associé à la liberté d’une humanité nomade (Kuper, 2003). Mais le mot a fait retour dans le répertoire du droit international, non pour exclure et distinguer les droits de l’autochtone et de l’allochtone, mais pour étendre l’universalité des droits humains : élargir la notion de droits collectifs (reconnus par le Pacte international sur les droits culturels et sociaux, 1966) sans contredire le respect des droits individuels (notamment contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et dans le Pacte international sur les droits civils et politiques (1966). Accolé au terme peuple, il vise à intégrer « les dominés ». Cela nourrit des débats ardus aussi bien sur la définition du terme « peuple » que sur la portée ou l’extension du terme « autochtone » et sur les mécanismes politiques liés à la notion d’intégration (Bellier, 2008).
Réagencement onusien.
Le mot porte à équivoque, aussi faut-il dévoiler ce que recouvrent ses usages internationaux actuels (Bellier, 2009). Ainsi que le montrent les études un peu sérieuses sur ces questions comme, par exemple, les cinq volumes consacrés par J. Martinez Cobo (1986) à la discrimination des populations indigènes non prises en considération dans les processus de la décolonisation, ou le rapport du séminaire des experts du groupe de travail de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Cadhp–Iwgia, 2005), différentes épithètes peuvent être usitées dans le monde pour référer aux catégories visées aujourd’hui par le syntagme « population/peuple autochtone ». Ils varient selon les langues et les régimes de reconnaissance dans les États. Nous n’entrerons pas ici dans la discussion relative à la conception statisticienne et étatique de l’entité « population » ni sur la portée politique du concept de « peuple » associé à la notion de souveraineté, mais une forte mobilisation des représentants autochtones et des organisations de soutien s’est portée sur le remplacement du terme « population » par celui de « peuple ». L’objet était de réintroduire l’autochtone, non comme individu mais comme membre d’un peuple, sujet de droit international, avec la perspective d’une personnalité juridique, pour prendre pied dans la communauté des nations réunies par la Charte des Nations Unies qui débute par ces mots « Nous, les Peuples… ».
Les mutations des acceptions du terme « autochtone » sur lesquelles nous nous concentrons ici ont partie liée avec les mécanismes du colonialisme et les processus de décolonisation. Elles visent d’un côté à réfuter certains usages, de l’autre à formuler des propositions pour « recouvrir » la définition des catégories classificatoires (péjoratives) utilisées par la société dominante, et définir des sens acceptables par les sujets visés.
Variations linguistiques.
Ainsi le terme « autochtone » est-il préféré en français pour ne pas employer le mot « indigène » qui est associé au « statut » désignant les populations soumises, comme dans le statut de l’indigénat de l’administration coloniale française d’Algérie. Mais en anglais comme en espagnol, le terme indigenous/indígena est préféré à authtonon/autóctono et dans les deux langues, on note une alternance tout à fait intéressante avec un terme que l’on pouvait croire trop fortement connoté, comme celui d’aborigène — que beaucoup de personnes en France écorchent toujours en disant « arborigène »…
En anglais, le vocable « autochton », peu usité à l’international, désigne « one of the primitive inhabitants of a country » [2], ce qui introduit avec « primitive » une connotation que le terme « indigenous » ne véhicule pas puisqu’il désigne simplement l’origine et l’appartenance à une région ou à un pays [3]. Le synonyme le plus courant est « native », un vocable susceptible toutefois de recevoir aussi une connotation péjorative. Ce terme que l’on peut traduire en français par « natif » sans autre connotation que le rapport à un lieu, est synonyme en anglais de « aborigene » formé sur la racine latine signifiant « depuis l’origine » pour, en particulier, désigner les peuples autochtones d’Australie [4]. En français, le terme « aborigène » qui signalait vers 1488, les habitants prélatins en Italie, a été étendu en 1582 pour toute population indigène, désignant « celui qui est issu du sol même où il habite et qui est censé ne pas y être venu par immigration » [5]. Mais son usage didactique actuel renvoie surtout aux populations autochtones de l’Australie (Dumont d’Urville l’employant en 1882 pour la Nouvelle-Zélande) [6]. En espagnol, « aborigen » désigne aussi les premiers habitants d’un pays en les distinguant de ceux qui se sont installés ultérieurement, mais il n’a pas de portée régionale particulière, ce qui le rend applicable sur tous les continents, dont l’Amérique Latine. Toutefois, le vocable est moins usité que « indígena » qui désigne « celui qui est originaire du pays dont on parle » (originario del país de que se trata) [7]. Avec l’affirmation des mouvements indiens en Amérique Latine, notamment en Bolivie ou au Venezuela, est apparue une nouvelle expression, « pueblo aboriginario » (peuple « aboriginaire »), un néologisme qui renforce l’aspect de l’antériorité, et que l’on décryptera dans le registre, politiquement important aujourd’hui, de la relation à la terre et du contrôle des ressources du territoire.
Ce parcours lexicologique permet de constater que les dictionnaires français modernes tout comme les interprètes à l’Onu emploient le terme « autochtones » pour désigner ceux que les Anglophones ou les Hispanophones connaissent comme « indigènes ».
En Amérique du Nord, le terme « Aboriginal » peut désigner les Amérindiens d’Amérique, un terme peu usité en Français pour les mêmes peuples. Le Québec retient plutôt l’expression « premières nations »/« first nations », c’est-à-dire une catégorie politique qui renvoie au régime de souveraineté, lequel a été historiquement construit par les premiers traités par lesquels les peuples en question ont scellé avec la Couronne britannique une entente, trahie par la suite de l’histoire coloniale (Deroche, 2007). Si le terme « aborigène/aboriginal » fait aujourd’hui retour sur les scènes anglophones et hispanophones, c’est en étant débarrassé du terme « tribe » que l’administration britannique employait en Inde pour désigner les tribus primitives, aborigenal tribes, et accolé à « peuple ».
Questions de reconnaissance.
La plupart des qualifications associées aux ensembles qui s’inscrivent aujourd’hui dans le mouvement international des peuples autochtones (et qui cherchent à être autrement reconnus) sont toujours usitées dans les discours des représentants des États de très nombreux pays. Elles empruntent au vocabulaire de la sociologie pour désigner des minorités « ethniques » ou « indigènes », voire des « minorités raciales » (Birmanie), des populations (« tribales » ou « indigènes »), ou encore des « tribus » répertoriées ou classifiées (scheduled casts and tribes) comme en Inde. D’autres reprennent le langage de l’évolutionnisme pour distinguer les sections « arriérées », « attardées » ou « très arriérées » et les groupes « primitifs ». Dans tous les pays, et dans le contexte des décolonisations, le rattachement au mouvement international des peuples autochtones et la demande de droits humains conduisent vers la réfutation des expressions usitées par la société dominante désignant « le sauvage ». Partout, il y a débat sur la manière de se dire dans la communauté politique qui se met en place après le départ du colonisateur.
Ainsi la classification britannique des aborigenal tribes en Inde a-t-elle donné lieu, à l’Indépendance, à la formation du terme sanskritisé âdivâsi signifiant « les premiers occupants ». C’est ainsi qu’il est passé en anglais et en français pour désigner une catégorie de population, dominée dans le système des castes (Soucaille, 2007). La droite hindouiste proposa un nouveau terme, vanavasi, pour définir plus précisément certains segments de populations comme « habitants des forêts » pour bien les distinguer des Hindu. En Indonésie, l’équivalent du terme « peuples autochtones », masyarakat adat, fait débat autour de la singularisation de communautés rurales dans la construction d’un nationalisme incluant toutes les communautés culturelles (Tsing, 2007). Dans plusieurs pays, comme au Tibet, si les mots pour se dire « du sol même » existent, ils ne sont pas utilisés pour réclamer l’indépendance, la souveraineté politique, le respect des droits humains ou l’inclusion dans le projet national chinois (Yeh, 2007). Aux Philippines, les autochtones ont obtenu que le Parlement vote une loi de protection, qualifiée de clone de la Déclaration des droits des peuples autochtones, ce qui a été fait aussi en Bolivie. En France, une telle Déclaration a reçu le soutien de l’État mais avec une clause interprétative limitant son application au contexte de l’Outre mer.
Les perspectives de l’autochtonie/indigénéité/subalternité font débat aussi bien au regard des critères d’identification des groupes et des problématiques (développement, pauvreté, pureté, éducation, etc.) qu’en vertu des modèles politiques plus ou moins ouverts aux perspectives du multiculturalisme. Toutes les disciplines des sciences humaines et sociales sont concernées par la manière dont ces débats se développent et dont se transforment historiquement « les questions autochtones ».
Dans la foulée des développements onusiens d’abord autour des Conventions 107 de l’Organisation Internationale du Travail (Oit) sur « la protection et l’intégration des populations aborigènes et autres populations tribales et semi-tribales dans les pays indépendants » [8] (1957) et n° 169 (1989) « relative aux peuples indigènes et tribaux » [9], puis de la Déclaration des Peuples Autochtones (2007), une ambiguïté est née, particulièrement vivace dans les mondes africains et asiatiques qui ne sont pas bâtis sur des colonies de peuplement comme les Amériques, l’Australie, l’Océanie, ou la Nouvelle-Zélande. En effet, si le terme « indigène », qui reste usité dans la version française, est réfuté pour ses connotations différentialistes associées au statut des colonies, le terme « indigenous » est récupéré en Asie comme en Afrique par les États qui, comme le délégué de l’Inde l’expose en 2006, considèrent l’ensemble de la population comme « autochtone/indigenous ».
Dans les normes internationales.
En cinquante ans, l’approche de la Communauté Internationale a considérablement muté, ce qui entraîne des effets sur les terrains nationaux et locaux différés dans le temps. L’Oit, qui fait toujours référence à une notion de « tribu » qui n’est utilisée dans aucun autre instrument normatif international, a changé les termes de référence à ces communautés sur trois plans :
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en remplaçant le vocable « populations » dont les membres sont sujets de la convention par celui de « peuples » qui a une portée collective et inclusive ;
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en renonçant au jugement selon lequel leurs « conditions sociales et économiques correspondent à un stade moins avancé que le stade atteint par les autres secteurs de la communauté nationale » pour promouvoir l’idée qu’ils « se distinguent des autres secteurs de la communauté nationale par leurs conditions sociales, culturelles et économiques » ;
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en remplaçant la notion d’« aborigènes » par celles d’« indigènes ».
La formulation de 1957 (toujours en vigueur) qui pose le double problème de la norme de référence du développement (linéarité du processus) et de l’homogénéité de la communauté nationale, se comprend dans le contexte de l’époque dans lequel, en dehors de toute participation autochtone, la communauté internationale débattait des politiques de décolonisation tandis que les États-nations mettaient en œuvre des politiques d’assimilation. Le libellé de la Convention 169, accepté en 1989 par une communauté internationale plus large que celle de 1957, permet de noter l’affranchissement du paradigme évolutionniste dominant la réflexion par la référence implicite au stade supérieur de développement atteint par les pays occidentaux. Demeure l’idée de « différence » sans connotation hiérarchique. Mais la référence continue à la notion de « communauté nationale » offre comme seul horizon une intégration des populations autochtones dans un ensemble globalement rattaché à l’État indépendant, idéalisé par le modèle d’État-nation unitaire. [10]
L’alinéa b de l’article 1 de chacune des Conventions introduit un deuxième niveau de précisions de ces populations/peuples. Dans la Convention 107, elles :
« sont considérées comme aborigènes du fait qu’elles descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation et qui, quel que soit leur statut juridique, mènent une vie plus conforme aux institutions sociales, économiques et culturelles de cette époque qu’aux institutions propres à la nation à laquelle elles appartiennent ».
Dans la Convention 169, ces peuples :
« sont considérés comme indigènes du fait qu’ils descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d’entre elles ».
Alors que le terme « aborigène » renvoie à l’idée d’un développement séparé de celui de la nation et figé dans le temps (« cette époque »), celui d’« indigène » accompagne l’idée de la conservation d’institutions particulières, une perspective qui permet de penser que les différents secteurs de la communauté nationale sont contemporains.
Il reste dans l’esprit de la plupart des États qui sont les membres reconnus de la Communauté internationale, tout comme chez les anthropologues ou les politistes, une incertitude sur la définition et la portée de l’expression « peuple autochtone », entre autres au regard des modes de domination et des relations avec les sociétés dominantes. Mais la question de leurs droits a été réglée, au moins au plan symbolique et politique de la Déclaration. Reste le délicat problème de la mise en œuvre. Les ong et les agences internationales poursuivent un travail de clarification et, avec les États, ils se sont engagés dans une Seconde décennie pour les populations autochtones visant à développer avec les communautés et les peuples autochtones un « partenariat pour l’action et la dignité » (2005-2015). L’institution onusienne a aussi mis sur pied plusieurs dispositifs pour affiner l’approche normative (mandat de l’Instance Permanente sur les Questions Autochtones) et rendre plus effective la lutte contre la discrimination et le racisme (Rapporteur Spécial pour les Droits et Libertés Fondamentales des Peuples Autochtones, Mécanisme des Experts sur les Droits des Peuples Autochtones).