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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Au fond de la logique du lieu.

James W. Heisig, Les philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyôto, 2008.

Image1L’école de Kyôto (Kyôto gakuha) est cette mouvance philosophique, née dans l’entre-deux-guerres, dont le Nihonshi jiten (Dictionnaire historique du Japon) des éditions Iwanami donne la présentation suivante : [1]

École centrée sur la Faculté de philosophie de l’Université de Kyôto dans les années Taishô et Shôwa. Elle débuta autour de Nishida Kitarô et de Tanabe Hajime, mais on la connaît plutôt du fait que peu après le début de la guerre du Pacifique, en 1942, des disciples de Nishida, Kôsaka Masaaki, Kôyama Iwao, Nishitani Keiji, de la Faculté de philosophie, Suzuki Naritaka, de la Faculté d’histoire, et quelques autres, publièrent dans le numéro de janvier de Chûôkôron les actes de la table ronde « Le Japon et la position mondio-historique » [Sekaishiteki tachiba to Nihon], qui fournit sa base théorique à la « guerre de la Grande Asie orientale » [Dai Tôa sensô]. Leur théorie, influencée par la philosophie allemande, fut attaquée par la droite japoniste [Nihonshugiteki uyoku] liée à l’armée de terre, mais leur « philosophie de la guerre totale » [sôryokusen no tetsugaku] eut des partisans dans une partie de la marine.

Effectivement, l’on ne peut pas évoquer l’école de Kyôto sans évoquer la guerre, ni l’évaluer sans prendre position quant à ses liens avec l’idéologie qui conduisit le Japon à attaquer la Chine, puis à se lancer dans la guerre du Pacifique. À cet égard, et plus particulièrement à celui de Nishida ― le plus célèbre des penseurs de l’école de Kyôto ―, les positions vont de la condamnation sur tous les plans (Nishida aurait soutenu le militarisme, et sa philosophie serait sans intérêt) à l’enthousiasme pour la « philosophie nishida » (Nishida tetsugaku), en minorant ses implications politiques, quand ce n’est pas en la récupérant carrément pour l’extrême droite.

Tout cela n’est pas sans rappeler le cas Heidegger, et l’on comprend donc que, pendant une bonne génération après la guerre, hormis une fraction d’inconditionnels, les études sur l’école de Kyôto n’aient pas eu le vent en poupe. Ce n’est que depuis 1980 environ qu’ont commencé à paraître des ouvrages importants sur Nishida, venant d’horizons plus ouverts, au Japon puis à l’étranger. James Heisig est l’un de ceux qui n’ont pas hésité à poser frontalement la question de la responsabilité politique de l’école de Kyôto, avec un colloque international suivi d’un livre (codirigé avec John Maraldo) dont le titre résume sa position : Rude awakenings: Zen, the Kyoto school and the question of nationalism (1995). Le « réveil brutal », c’est celui de penseurs qui n’avaient pas mesuré à quel point la caution purement théorique que leur philosophie apportait au régime allait pouvoir être utilisée à des fins bellicistes.

Dans le présent ouvrage (paru dans sa version originale américaine en 2001 sous le titre Philosophers of Nothingness), Heisig s’attache, à parts égales, aux trois principaux penseurs de l’école de Kyôto : Nishida Kitarô (1870-1945), Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990). Pour chacun, il couvre les principaux aspects de sa vie et de son œuvre, tels, entre autres, que la « logique du lieu » chez Nishida, la « logique de l’espèce » chez Tanabe, la « vacuité » chez Nishitani. L’exposé est clair, substantiel, attentif aux nuances comme aux détails (dont l’auteur est l’un des meilleurs, sinon le meilleur des connaisseurs en Occident), toujours mesuré. Les références sont extrêmement riches, commentées dans un gros apparat critique (pp. 339-435) suivi d’une vaste bibliographie (principalement en japonais et en anglais), puis d’un index des noms propres. Autant dire que cet ouvrage est une irremplaçable introduction à un courant de pensée qui, pour la première fois au monde, tentait une synthèse dépassant la doxa occidentale en la croisant avec un mode de penser totalement autre, puisqu’il se fonde sur le néant et non sur l’être, comme l’a fait la tradition européenne depuis Parménide. Dire que la question est importante est une litote.

L’ouvrage est-il à la hauteur de cette question ? Comme matériau, incontestablement. Sur ce plan, on ne regrettera que deux choses : que Heisig ait pris le parti de ne pas mentionner les concepts japonais originaux, dont on n’a donc là que la traduction de la traduction (de l’anglais au français), et qu’en outre il n’y ait pas d’index des notions. C’est fort gênant quand on veut (re)trouver une idée sans avoir à feuilleter tout le livre.

Et quant au fond ? C’est selon. Le philosophe y trouvera ample matière à élargir sa conception de la philosophie, qu’il serait effectivement temps de ne plus réduire à la seule philosophie occidentale, comme insiste l’auteur. Un géographe comme le présent commentateur, en revanche, trouvera que Heisig mérite un peu lui aussi la critique qu’il adresse aux penseurs de l’école de Kyôto, c’est-à-dire d’avoir été des idéalistes insuffisamment frottés aux circonstances de leur temps, et qu’en outre cette critique, qui est d’ordre moral et politique, ne questionne pas suffisamment le fond de ce système de pensée en tant que tel, c’est-à-dire en tant que néantologie. C’est ce que je voudrais brièvement évoquer à propos de Nishida seul, faute d’avoir travaillé directement sur les deux autres philosophes.

Parlant de « logique du lieu » (basho no ronri, ce qui du reste serait mieux traduit par « logique du champ », mais l’usage est établi), Nishida ne peut pas ne pas attirer l’attention de la géographie. En principe, du moins ; en fait, rares sont les géographes qui se sont affrontés à cette pensée, dont l’expression n’est rien moins que limpide. J’y ai trouvé pour ma part deux idées puissantes : que cette logique du lieu est une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri), et que le monde est un prédicat (un monde-prédicat, jutsugo sekai). Chez Nishida, ces idées vont avec tout un système qui ne me convainc pas, mais elles sont en elles-mêmes fécondes et transposables dans d’autres contextes, pour une problématique de l’écoumène en particulier. [2] L’idée d’un monde-prédicat éclaire entre autres une notion heideggérienne éminemment obscure, et pourtant fascinante pour des géographes, celle d’un « litige » (Streit) entre le monde et la terre : elle permet en effet d’envisager ce rapport comme la prédication (l’interprétation) de la seconde (en position de sujet logique) par le premier (c’est-à-dire l’ensemble des moyens symboliques et techniques par lesquels l’humanité saisit ce sujet).

Il s’agit là cependant d’un rapport entre des entités relatives ; or, chez Nishida (comme chez Tanabe et Nishitani, du reste), le raisonnement fait à tout bout de champ intervenir des « absolus » (telle la sempiternelle « auto-identité absolument contradictoire » (zettai mujunteki jiko dôitsu) qui tous se résolvent dans le « néant absolu », lequel, se niant lui-même, est de ce fait la source de l’être. Cette « négation de négation » permet d’avaler tout et n’importe quoi (entre autres, la guerre qui nie la guerre, autrement dit la der des der…), d’autant plus qu’elle s’accompagne de formules telles que « l’un, c’est le multiple ; le multiple, c’est l’un », [3] laquelle, dans son principe même, abolit tout rapport d’échelle. Voilà qui est gênant d’un point de vue de géographe. Effectivement, la philosophie de Nishida ignore toute échelle ; et c’est pourquoi elle ne mesure ni ce qui sépare l’idéel du matériel, l’abstrait du concret, ni ce qui distingue le petit monde nippon du « monde » dont elle n’arrête pas de parler ― confusion qui n’est autre qu’un ethnocentrisme aussi naïf que celui de ces peuples qui s’appellent eux-mêmes « les Humains » (Inuit, Ainu, Anishinabe, Purepecha, etc.), comme s’il n’y avait de ce genre qu’eux-mêmes sous le ciel. C’est ainsi que Nishida, considérant l’Empereur comme un « néant absolu » (formule qui dans son contexte n’a rien de péjoratif, au contraire), a pu admettre sans difficulté conceptuelle qu’il pouvait, de ce fait, devenir le basho universel de tous les peuples du monde…

Ce que j’exprime ici est un doute radical quant à la consistance du système nishidien en lui-même, fondamentalement parce que, sa logique du champ érigeant en principe l’absolue subsomption du sujet dans le prédicat, elle contrevient aux théorèmes de Gödel (autrement dit, elle se prive de tout repère extérieur à elle-même). Toujours est-il que cela même fait de ce système un paradigme de la mondanité où chacun de nous est plongé (ou « jeté », dirait Heidegger), et que cela donne, oh combien, à réfléchir.

On ne trouvera pas ce genre de considérations dans le livre de Heisig, non plus qu’un cadrage systématique par rapport à d’autres penseurs de la même époque, comme Watsuji Tetsurô, qui à cet égard ont été moins naïfs tout en étant au moins aussi japonais. En somme, tout informé et informatif qu’il soit, ce livre ne me paraît pas pousser à fond le questionnement de l’école de Kyôto, monde qui a l’étrange pouvoir de retenir dans sa logique du champ beaucoup de ceux qui s’y adonnent ; mais à son tour le jugement que je porte ne vient, qui sait, que de ne m’être pas assez avancé dans ces arcanes.

James W. Heisig, Les philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyôto, Sylvain Isaac, Bernard Stevens et Jacynthe Tremblay (trad.), Paris, Cerf, 2008.

Résumé

L’école de Kyôto (Kyôto gakuha) est cette mouvance philosophique, née dans l’entre-deux-guerres, dont le Nihonshi jiten (Dictionnaire historique du Japon) des éditions Iwanami donne la présentation suivante :1École centrée sur la Faculté de philosophie de l’Université de Kyôto dans les années Taishô et Shôwa. Elle débuta autour de Nishida Kitarô et de Tanabe Hajime, mais ...

Bibliographie

Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, [2000] 2009.

James W. Heisig et John Maraldo (dir.), Rude awakenings. Zen, the Kyoto school and the question of nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1995.

Notes

[1] Dans tout le présent texte, les anthroponymes japonais sont mentionnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom.

[2] Comme j’ai essayé de le montrer par ailleurs (Berque, [2000] 2009).

[3] Ichi soku ta, ta soku ichi, formule éminemment absconse et qui est glosée de très diverses manières, le soku étant, notamment, à peu près équivalent à « c’est-à-dire » en français, mais voulant dire aussi « immédiatement ».

Auteurs

Augustin Berque

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), Augustin Berque, géographe et orientaliste, a entre autres nombreuses publications dirigé deux ouvrages collectifs sur l’école de Kyôto : Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997 ; Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 vol., Bruxelles, Ousia, 2000. Son dernier ouvrage monographique est La Pensée paysagère (Paris, Archibooks, 2008).

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