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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’attachement aux possibles.

Enquête dans deux lieux publics parisiens.

Que devient l’attachement au lieu quand il se trouve perturbé par des peurs vis-à-vis de l’autre, par des conflits d’usages, par des interactions négatives avec les autorités ? L’attachement au lieu ne s’appréhende pas seulement comme un lien fixe. Il est également un processus d’ajustement à l’environnement urbain (Caro 2019 ; Caro et Flaureau 2022) voire une compétence écologique des citadins qui parviennent par exemple à se rendre la ville familière dans des situations d’aménagements urbains inhospitaliers (Botea 2019 ; 2021). L’attachement au lieu a été étudié dans le cadre de rénovations urbaines (Botea 2019 ; 2021) et dans des situations de coprésence négatives passagères (Caro et Flaureau 2022). Il a cependant été peu exploré dans les situations de coprésence négatives durables, objet de cet article. Quelles en sont les ressorts, les formes, les forces ? L’enjeu est également de réfléchir à la façon de penser ces lieux traversés d’attachement et de tensions, à ce qu’ils nous révèlent de la ville des citadins (Agier 2015) mais aussi de la qualité des espaces publics. En effet, c’est souvent dans les espaces publics que les citadins construisent, inventent des lieux à eux. Considèrera-t-on que l’autre y étant mal accueilli, ils perdent leur qualité d’espace public (Lofland 1998 ; Anderson 2019) ? Ou bien considérera-t-on qu’ils le conservent mais que le « vivre ensemble » y a disparu en raison de l’inhibition du processus politique et démocratique qui caractérise les espaces publics (Van Hollebeke, Berger et Carlier 2021 ; Tonnelat 2016) ? En effet, l’autre y est jugé indésirable, les rôles et les statuts de chacun sont maintenus, les confits sont larvés. Un « tenir ensemble » s’est substitué au « vivre ensemble » (Carlier 2019). Néanmoins, dans ces espaces du « tenir ensemble » la politique y est-elle complètement occultée du fait du rejet de l’autre ? Carole Gayet-Viaud, Alexandra Bidet, Erwan Le Méner (2019), Virgnie Milliot (2013 ; 2017) ont montré que les situations de troubles de tensions ne sont pas totalement exemptes de politique compte tenu notamment des inégalités qui s’y manifestent. Leurs enquêtes à l’arrière-plan [1] de ces situations négatives donnent à voir que la politique bruisse et ressurgit parfois.

Nous avons enquêté dans deux lieux publics en région parisienne où des troubles, des peurs, des tensions étaient régulières : aux Halles à Paris en 2007 et sur le canal Saint-Denis de 2020 à 2022. Au moyen d’entretiens qualitatifs principalement, nous avons étudié les représentations, les usages, les sociabilités, mais aussi le bruissement politique dans ces deux lieux. Précisons que la perspective anthropologique développée ici n’est pas d’abord celle de l’écologie urbaine (Grafmeyer et Joseph 1984). Elle est davantage celle de l’habiter, de l’étude de la façon dont les gens investissent, pensent et façonnent des lieux à eux, la façon singulière dont ils habitent la ville, (Agier 2015 ; 2018 ; Hérard et Hass 2008 ; Hérard 2013), y déploient des possibles et s’y attachent. Nous nous référerons ici à la notion de lieu qui ouvre à l’examen du rapport des gens à l’espace, à leur expérience de l’espace (Botea 2021, 224 ; Seamon 2014 ; Tuan 2006). La notion de lieu rend compte en effet de « la pluralité des attaches sensibles à des espaces que certains acteurs ou groupes sociaux investissent d’usages, de valeurs et de significations – des significations qui sont loin d’être homogènes et partagées » (Dechezelles et Olive 2016, 12).

Nous reviendrons tout d’abord sur les débats qui traversent la question de l’espace public au sujet de l’accueil de l’autre et aborderons le lien entre l’attachement au lieu et la politique. Puis, nous exposerons nos résultats d’enquête et nous nous demanderons ce que ces lieux singuliers faits d’attachement et de tensions nous disent de la ville des citadins.

Encadré 1. Les photographies présentées.

La présentation des résultats d’enquêtes sera appuyée par des photographies qui donneront à voir principalement les sources de l’attachement et la singularité du lieu construit par les gens. Les photographies aux Halles ont été prises par un photographe professionnel, consécutivement aux résultats d’enquête et dans le but de les illustrer. Elles proposent un principe de lecture complémentaire à celui de l’écrit. Les photos du canal Saint-Denis, elles, sont extraites du journal de terrain visuel de l’auteure. Elles n’ont pas eu pour vocation première d’illustrer des résultats dans la perspective d’une publication. A l’origine, elles étaient seulement supports de réflexion ou indices d’analyse en cours ; c’est l’analyse finale qui a révélé leur potentiel. Ainsi, les photographies présentées ici rendent compte des multiples rôles joués par la photographie dans la recherche : illustration, instrument de recherche et valorisation (Conord 2007 ; 2021).

Espaces publics, bruissement politique et attachements.

L’expérience ordinaire de l’espace public n’est pas exempte de troubles, d’accrocs, de tensions, de sentiments de gêne, voire d’aversion pour l’étranger, l’intrus qui s’y trouve (Simmel 1984a ; 1984b). En effet, l’espace public met en visibilité les relations asymétriques ou les processus de mise à l’écart à l’œuvre dans la société (Joseph 1998). Cependant, l’indifférence et la réserve peuvent se muer progressivement en indifférence polie, civile et la coprésence produire des normes et une régulation (Goffman 1973 ; Joseph 1995 ; Lofland 1998). Lyn Lofland (1998) et Elijah Anderson (2019) montrent ainsi comment l’altérité se transforme en source d’enquête, de regard et finalement d’acceptation de l’autre. L’espace public devient progressivement accueillant, inclusif pour l’intrus qui change de statut et est considéré désormais comme le tout-venant (Goffman 1973). Confronté à l’autre, un apprentissage, une éducation à la citoyenneté urbaine se produit. La ville permet l’expérience démocratique. Lyn Lofland analyse les situations de troubles persistantes comme le signe d’une logique différente de celle des espaces publics. Il n’y est plus question d’espace public selon elle (1998). Pour Elijah Anderson, les espaces publics sont en effet rares, séquentiels et désignés comme canopées cosmopolites (2019). Si Stéphane Tonnelat (2016) Louise Carlier (2019) et Sarah Van Hollebeke, Louise Carlier et Mathieu Berger (2021) partagent ces analyses sur la perte du caractère politique et démocratique des espaces publics dès lors que l’autre n’est pas accepté, ils considèrent néanmoins que ces lieux conservent leur qualité d’espaces publics et invitent à enquêter sur ces épreuves négatives qui les traversent.

Louise Carlier s’est ainsi par exemple intéressée aux processus « d’accommodation » [2] qui permettent aux différents groupes de « tenir ensemble » sur une grande place à Bruxelles à défaut de « vivre ensemble ». Sur cette place, en raison de sentiments d’aversion, de peurs, de troubles présents, chacun y a défini une place et un temps d’occupation à distance l’autre. Les différents groupes (les mamans, les jeunes, les gens qui fréquentent les bistrots) se partagent ainsi l’espace mais ne souhaitent en aucun cas se coudoyer. Les tensions sont telles que certains groupes ont demandé des contrôles de police à l’encontre des jeunes qui subissent en conséquence une hospitalité restreinte. D’après Louise Carlier, cette situation fait état d’une inhibition nette de la dimension politique et démocratique dans la mesure où chacun reste à sa place, maintient les distances et refoule le conflit. Un « vivre ensemble » n’émerge pas mais plutôt un « tenir ensemble » qui contient l’ordre établi sans le renverser (2019). Carole Gayet-Viaud, Alexandra Bidet et Erwan Le Méner, montrent cependant que la politique n’est pas toujours absente dans ces situations d’inhospitalité et de tensions. Très souvent, elle bruisse, sourd, à bas bruit (2019). Est cité à titre d’exemple le travail mené par Kamel Boukir auprès de jeunes subissant des contrôles de police répétés. Ces contrôles engendrent en effet indirectement un positionnement chez les jeunes comme sujet de droit. Ils développent un esprit critique, réfléchissent à la légalité des contrôles et l’égalité entre citoyens. Paradoxalement, ces épreuves difficiles leur permettent de cultiver un sens du juste (Boukir 2019).

Virginie Milliot rend compte quant à elle de l’ambivalence morale de riverains face à l’installation des récupérateurs vendeurs de rebuts (biffins) sur l’espace public, du questionnement intime ou collectif qu’il provoque quant à l’altérité, les seuils de tolérance, les évictions (Milliot 2013 ; 2017). Elle propose la catégorie de « micropolitiques de l’anonymat » pour en faire état et appréhender plus largement ce que la foule et l’anonymat provoquent : « Prendre un bain de foule, faire corps avec un collectif, se sentir et se voir comme élément d’un ensemble auquel on s’identifie est une pratique dont l’importance politique est trop souvent minimisée » (2018, 51). Ainsi, la politique de basse intensité affleure dans ces situations de coprésence qu’elles soient troublées ou non. Cependant,« il ne s’agit pas de considérer toute interaction civile [comme] une activité politique en soi [mais de dire que le continuum d’expérience de l’espace] (…) engage des façons de se rapporter à la vie commune, dessine des lignes de conduite ou des possibles désirables à son endroit. » (Gayet-Viaud, Bidet et Le Méner 2019, 17).

L’attachement au lieu peut-il se produire dans des espaces publics où se manifestent des tensions, des troubles et des peurs ? Existe-t-il des liens entre le bruissement politique et l’attachement au lieu ?

L’attachement au lieu est à la fois un résultat de recherche et une catégorie de recherche. Depuis peu, il est investi autrement qu’en filigrane et considéré dans ses multiples dimensions. L’attachement n’est pas seulement un rapport affectif à l’espace. Il n’est pas non plus figé. Il s’appréhende également comme une modalité dynamique d’être dans des milieux (Botea 2021) voire un mécanisme d’agir sur le monde (Melé et Neveu 2019 ; Caro 2019 ; Caro et Fluteau 2022). On l’a dit, il peut survenir dans des contextes d’aménagements urbains inhospitaliers par une capacité à se rendre l’espace familier au moyen de l’observation d’un graffiti, d’une plante qui a réussi à survivre… (Botea 2021), mais il peut également se produire dans une situation de coprésence au départ négative. C’est le cas par exemple de riches paroissiens d’un quartier parisien qui ont considéré progressivement des sans-abris vivant en bas de chez eux comme « leurs voisins » générant petit à petit une nouvelle forme d’attachement au lieu singulière qualifiée « d’attachement social » (Caro et Fluteau 2022). L’attachement au lieu peut être également à l’origine d’une lutte politique. L’opposition collective à l’implantation d’un Mac Donald dans le quartier Montorgueil à Paris entre 2013 et 2018 a engagé plusieurs formes d’attachement au lieu : l’« attachement symbolique » (discours et représentations en termes de village, de patrimoine architectural et historique à défendre) et l’« attachement électif » (défense d’un certain style de vie et d’un entre soi). En aval de la lutte a émergé une autre forme encore d’attachement singulière : l’attachement « civique ». En effet, un lien affectif s’est tissé avec le lieu, devenu pour les acteurs, celui de leur mobilisation, de leur message, de leur citoyenneté en acte (Caro 2019). Ainsi, l’attachement au lieu est multiforme et ne se déploie pas uniquement dans un rapport à soi-même. Il peut être ouvert sur l’autre, par le soin apporté, par l’engagement dans un conflit local qui porte des valeurs pensées comme universelles. L’attachement au lieu n’est pas déconnecté de la politique. Il peut en être le résultat (l’attachement civique) et/ou le ressort (l’attachement symbolique, l’attachement électif). Dans tous les cas, l’attachement s’éprouve et nécessite l’enquête.

Tensions, attachements et possibles dans deux lieux.

Les terrains des Halles et du canal Saint-Denis ont été choisis car ils rendent compte tous les deux de représentations, d’usages, de sociabilités, de temporalités singulières, mais aussi d’attachements aux lieux et de possibles à entendre comme une mise à distance des assignations sociales, la création de nouvelles normes, de lignes de conduite individuelle et/ou collective plus ou moins tacites… Ils permettent en outre de montrer également combien les possibles ouverts peuvent générer une forme d’attachement particulière qui prend le pas sur les épreuves négatives (coprésence ou autres gênes). Enfin, ils ont en commun de dévoiler une ville pour partie invisible et souterraine que seule l’enquête permet d’identifier.

Le canal Saint-Denis.

Depuis plusieurs années, j’étudie les représentations et les usages, la conception et les singularités des lieux, les attachements et les tensions sur le canal Saint-Denis [3]. J’y mène des observations régulières [4] et des entretiens qualitatifs. Ce canal est confronté à des mutations importantes dans le cadre notamment de sa requalification pour les Jeux Olympiques de 2024 et comme beaucoup d’autres canaux, il est désormais un espace convoité par les villes qui redécouvrent leurs fronts d’eau.

Figure 1. Un lieu d’usages composites et contrastés. Marianne Hérard, 2022.

Situé en première couronne de Paris, le canal de Saint-Denis relie le canal de l’Ourcq, au niveau du parc de la Villette, à la Seine, au niveau de Saint-Denis. Permettant d’éviter une boucle de vingt kilomètres sur la Seine, le fret y a été une composante essentielle au 19siècle et jusque dans les années 1970. Aujourd’hui, cette activité est ralentie mais elle n’a pas totalement disparu. Des péniches charrient les gravats et transportent les matériaux de la future piscine olympique. La rive droite des berges a fait l’objet de nombreux aménagements dans les années 1990 : artificialisation des sols, mise en place de bancs à certains endroits, pistes cyclables, construction de passerelles, création de parcs en chapelet. Cependant, les servitudes de halage de ce canal qui s’appliquent sur les berges, produisent de grands espaces vides investis par les usagers. Les berges du canal forment un paysage protéiforme et contrasté. Des activités économiques très différentes coexistent en effet : deux centrales à béton, une plateforme de déchargement de matériaux de construction par des péniches, mais également un immense centre commercial (Le Millénaire) qui a pris place dans un bâtiment récemment livré à proximité des magasins généraux à Paris. Quand on se dirige plus en avant vers Aubervilliers et Saint-Denis, une entreprise de ferraille est installée à proximité de bureaux, mais aussi d’un hôtel social. Concernant le secteur informel, on trouve de la mécanique de rue, du transport de palettes et du deal. Ces activités, qui s’égrènent le long du canal, sont entrecoupées d’habitats de différents types également : immeubles récents à côté du Millénaire, puis pavillons très modestes, anciennes maisons d’éclusiers, grands ensembles, squat dans un local désaffecté, tentes éparses de migrants. Un immense camp de migrants regroupant jusqu’à 2000 personnes était installé à la Porte de Paris avant son évacuation en novembre 2020. A ce paysage composite, qui rend compte de la métropolisation progressive des territoires, il faut ajouter le Stade de France et de multiples ouvrages d’art : ponts du périphérique, de la A86 et de la A1.

De façon surprenante au regard de cette description, une grande partie des enquêtés considèrent l’endroit comme un lieu calme. Certains viennent en effet s’asseoir seuls pour réfléchir, « fumer calmement », « manger un morceau », « être tranquille », « s’isoler », se promener, mais également observer le monde se mouvoir au loin. Pour certains, le canal constitue même un lieu de nature au titre de la vue dégagée, de la continuité de promenade, du passage des péniches, de la présence des oiseaux, des arbres. L’eau est une pièce maîtresse de cet imaginaire et est une source d’attachement importante.

Figure 2. L’eau, sa puissance d’évocation et d’écoute. Marianne Hérard, 2022.

Elle rappelle à plusieurs personnes le pays ou la ville d’origine (un fleuve au Sénégal, l’Ile Maurice, la mer à la Rochelle). Elle sert d’interlocuteur imaginaire à certains qui se confient à elle. Lieu d’écoute et de réflexivité, elle semble assurer une sorte de sécurité émotionnelle notamment aux personnes démunies des berges. Ainsi pour certains usagers, le canal est pensé et pratiqué comme un lieu de solitude et de ressourcement. Pour d’autres, au contraire, il est un lieu de rencontre entre amis, pour des petits moments de réunion, des apéritifs, des barbecues l’été. Le canal est ainsi support de multiples usages : les trajets à vélo pour les salariés venant de Paris et travaillant dans la zone du Stade de France, la marche nordique, le jogging en petits groupes pour les salariés le midi, le sport sur machines dédiées pour les habitants riverains des villes populaires, mais aussi la pêche, la promenade du chien, les jeux de boules. A côté de ces usages généralement valorisés par les institutions, on trouve également du graffiti « vandale », de l’habitat informel, des barbecues… Les gens interrogés se disent très attachés à la liberté sur le canal. La liberté s’entend par rapport aux usages, mais aussi par rapport à certaines normes et codes sociaux. Des jeunes qui viennent boire l’apéritif sur les berges apprécient grandement de ne pas se sentir regardés et de ne pas être dans un entre soi comme c’est le cas sur les autres canaux de Paris. Ils affirment « se sentir légitimes sur le canal ». Des personnes sans-papiers viennent faire la fête sur le canal alors que sur les autres canaux elles ne seraient pas forcément les bienvenues. Le canal offre ainsi une place à chacun et permet des multiples possibles, possibles auxquels les gens sont attachés et qui prennent le pas nous allons le voir sur des tensions pourtant bien présentes.

Figure 3. Des déchets qui viennent perturber le rapport intime à l’eau et à la nature. Marianne Hérard, 2019 et 2021.

En effet, des habitants, des artisans, des usagers déposent des déchets sur les berges et dans l’eau (canapés, matelas, bouteilles plastiques, reliefs de repas, seaux de peinture, gravats…). Des vols de vélos, de sacs sont déplorés. Certains conducteurs de scooter empruntent le canal à vive allure, d’autres consomment des stupéfiants et de l’alcool. Certains hommes se permettent de faire des remarques déplacées à des joggeuses. Des conflits d’usages et parfois des altercations ont lieu entre les promeneurs et les utilisateurs de scooters, entre ceux qui lâchent leur chien et ceux qui se promènent. Une autorégulation se produit dans certains cas, notamment de bagarres. Face à ces troubles, des stratégies d’évitement se mettent en place. Certains endroits sont peu fréquentés comme par exemple près de la gare de Saint Denis où des petits groupes de migrants se rassemblent. Dès que la nuit tombe, la très grande majorité des usagers le désertent. La présence de femmes est plus faible que celle des hommes tout au long du canal. Les entretiens que nous avons menés au hasard des rencontres l’ont été pour deux tiers avec des hommes. Enfin, une méfiance généralisée est observée vis-à-vis des gens alcoolisés et des drogués.

Paradoxalement, si ces usages sont dénoncés, plusieurs personnes déclarent apprécier le côté « non lisse », « brut », « rasta bière » « le caractère sympathiquement sauvage » du canal qui constitue lui aussi une source indéniable d’attachement. D’ailleurs, interrogés sur les changements attendus sur le canal dans le cadre de sa requalification pour les Jeux Olympiques, la très grande majorité des enquêtés souhaitent le garder ni trop normé ni trop aseptisé. Ils attendent une patrimonialisation douce et une intervention publique modérée : un nettoyage régulier, la présence d’une police préventive, des aménagements en nombre limité et sans clôture, une préservation de la magie de l’eau (sans trop de fret donc également). Des changements a minima sont désirés.

Nous identifions que l’attachement aux possibles, notamment celui constitué par la liberté des usages, prime sur les troubles dus aux usages non civils. De façon caractéristique, un interlocuteur qui à la sortie d’un pont, s’est fait « un peu tabasser et piquer le vélo », déclare que certes « c’est pas la fête quoi. C’est un mauvais usage, d’accord. Mais les problèmes sociaux qu’il y a derrière sont un peu plus compliqués que juste s’arrêter sur un fait divers. Donc non, je ne penserais pas tellement à ces termes de mauvais usages. Moi je pense que la diversité des usages c’est déjà une bonne chose, qu’on ne soit pas en “mono orienté”, binaire et qu’il y ait des rencontres quoi. ».

La multiplicité des usages mais aussi les rencontres constituent des possibles sur le canal pour lesquels une forme d’attachement spécifique se fait jour.

Cette notion d’attachement aux possibles recouvre ainsi une forme d’attachement des individus aux horizons ouverts par des constructions en pensée et en pratiques qui leur permettent des manières d’être au monde différentes, une évasion, une échappée vers un espace de liberté et de rêverie, la sortie ponctuelle d’un cadre très normé, de rôles rigides qu’ils s’attribuent ou que la société leur attribue. L’attachement aux possibles est donc l’attachement à ce champ des possibles qu’ils ont inventé, bricolé dans « un espace-temps » qu’ils ont eux-mêmes défini et qui circonscrit un lieu. Pour préserver ce monde fragile éphémère, ces modes d’être en pensée et pratiques, ils sont prêts à des compromis acceptant gênes, troubles de la coprésence ou mesures stigmatisantes… jusqu’à un point de rupture au sujet  duquel il faudrait enquêter.

Notons que sur le canal Saint-Denis, la rencontre est singulière. Des promeneurs discutent entre eux, des passants questionnent des pêcheurs, des graffeurs sur leur activité. Cependant, le canal n’est pas un lieu où l’on fait connaissance : différents petits groupes coexistent sans interactions la plupart du temps. La rencontre se comprend plutôt en termes de folk ethnography identifiée par Anderson (2019), d’ethnographie ordinaire, d’ethnographie de son cru. On examine l’autre à distance [5]. La confrontation au commun intéresse. La diversité des profils sociaux sur le canal permet en effet « d’enquêter sur ce que [les citadins] sont les uns pour les autres, sur ce qui dans le monde tel qu’il va est de leur ressort commun, fût-ce partiellement ou provisoirement, et ainsi sur ce qui les relie comme simples concitoyens : “qu’est-ce au juste que nous avons en commun” ? “Que partageons-nous ?” » (Gayet-Viaud, Bidet et Le Méner 2019, 17). Néanmoins, des peurs par rapport à certains groupes, des évitements sont présents, on l’a vu. L’investigation menée à l’arrière-plan de l’évitement comme invite à le faire Laure Gayet-Viaud, Erwan le Méner, Alexandre Bidet (2019), nous apprend d’ailleurs que la très grande majorité des enquêtés se déclare attristée par la situation des personnes démunies des berges et dénonce l’absence de prise en charge des pouvoirs publics. Dès lors, les peurs et évitements ne signifient pas forcément rejet de l’autre. On peut se demander d’ailleurs si une forme singulière d’attachement social serait pas en vigueur sur le canal Saint-Denis ? Mathilde Caro et Erwin Flaureau ont montré que l’attachement au quartier de résidents bourgeois catholiques ne repose pas nécessairement sur des logiques d’entre-soi mais qu’il peut se fonder sur des pratiques d’engagement auprès de sans-abri « voisins » montrant que la cohabitation en ville peut être appréhendée au prisme de l’attachement social au lieu (2022, 101). Certes, le cas décrit est celui d’une coopération, un engagement en termes de maraudes mais l’attachement social d’un lieu peut selon nous prendre différentes formes dont notamment l’examen à bonne distance de la diversité des profils sociaux et de la ville cosmopolite.

A un autre niveau, les possibles sur le canal se déploient aussi en termes de bruissement politique. Une association locale « Solidarité Wilson » venait en aide aux migrants avant l’évacuation du grand camp. Une diversité de positions politiques s’affiche sur les murs des usines, sous les ponts au moyen de graffitis et de mots d’ordre qui prônent l’accueil de migrants « No border », dénoncent la gentrification en cours ou encore la récupération par l’institution du graffiti de la Street art [6] avenue. Sur la figure 4 on peut le lire sur l’inscription à gauche : « Toute peinture de bobo art urbain de merde sponsorisé par la mairie sera obligatoirement taguée » – inscription elle-même été taguée !

Figure 4. Le graffiti institutionnel mis en question. Marianne Hérard, 2022.

Les slogans féministes sont très fréquents sur le canal avec la dénonciation du patriarcat en référence peut-être aux remarques sexistes subies par certaines joggeuses. De nombreux mots d’ordre anti capitalistes ou anti police sont énoncés sur les murs : (« Brûle tes privilèges » « Va te faire cuire un keuf »).

Figure 5. Des mots d’ordre politique « Brûle tes privilèges », « Patriacrame », « Va te faire cuire un keuf ». Marianne Hérard, 2022.

Mais on y trouve également de grandes fresques non politiques offertes au regard par des graffeurs parfois reconnus qui viennent pratiquer sur de vastes murs absents à Paris.

Figure 6. Vastes fresques qui s’offrent au regard. Marianne Hérard, 2022.

Bianca Botea souligne que si « les graffitis peuvent apparaître à certains passants comme des actes anonymes, jugés parfois comme du vandalisme, ces dessins captent l’attention de certaines personnes, comme des espaces familiers et de résonance, expriment des univers dans lesquels elles se reconnaissent » (2021, 287). Selon elle, « le graffiti peut constituer un lieu où le soin envers le semblable (piéton) et envers la ville se cristallise et où il est donné » (ibid.).

Dès lors, si l’espace public du canal a perdu son caractère public du fait que les pouvoirs publics démantèlent les camps, détruisent les tentes, que des usagers évitent certains endroits, certaines populations (Tonnelat, 2016 ; Van Hollebeke, Berger et Carlier 2021), les possibles et la politique de basse intensité existent sur le canal. La présence de formes de d’attention et de vigilance à l’autre, les mots d’ordre politiques, la création artistique, les actes de civisme mentionnés (l’autorégulation lors de certaines bagarres, les conflits gérés en commun : entre conducteurs de scooters et cyclistes, piétons), la liberté des usages, les rencontres constituent autant de possibles sur le canal engendrant on l’a dit une forme d’attachement singulière : l’attachement aux possibles. Cet attachement singulier explique selon nous que la fréquentation parfois très assidue des usagers et usagères demeure malgré des tensions et des peurs qui provoquent néanmoins l’évitement de certains endroits.

Les Halles à Paris.

Je voudrais présenter ici une enquête concernant la forte présence de jeunes venant de banlieues aux Halles. Bien qu’ancienne, je la convoque ici, car elle témoigne d’identités renouvelées, d’univers mentaux singuliers, de pratiques et de possibles créés de toute pièces et de l’invention d’un lieu singulier. Les résultats de cette enquête ont été publiés dans Les Annales de la recherche urbaine en 2008. Je les reprendrai mais en introduisant la question de l’attachement et en la mettant en balance avec la question des tensions présentes, ce qui n’était pas l’angle d’analyse initial centré sur la conception et la singularité des lieux, du point de vue des jeunes. Mobiliser la question l’attachement après coup aujourd’hui n’est pas exogène tant l’attachement s’impose à la lecture des résultats.

Après les émeutes de 2005 [7], la ville s’interrogeait sur les pratiques et les attentes de ces jeunes afin d’inclure aux Halles dans le cadre de la rénovation, la « culture de banlieue ». Avec Catherine Hass, anthropologue, nous avons voulu questionner les termes même de la commande et examiner si le fait de venir de banlieue introduisait, ou non, pour les jeunes, une singularité quant aux Halles. Vingt-cinq entretiens qualitatifs ont été réalisés auprès de jeunes entre 14 et 22 ans venant de Saint-Denis, Ivry, Cachan, Aubervilliers, La Courneuve, Chevilly-Larrue, Fresnes, Franconville, Argenteuil, Melun, Bonneuil-sur-Marne, Trappes… Les deux photographies que l’on va découvrir (Figures 7 et 8) ont été prises par Pierre Linguanotto, réalisateur et photographe indépendant en 2008. Elles visaient à illustrer les résultats de recherche en vue de la publication mentionnée. C’est donc sur la base des analyses que le photographe est allé photographier des jeunes aux Halles, un samedi après-midi, jour de grande affluence qu’ils affectionnent tout particulièrement. Les photographies de Pierre Linguanotto permettent, tout en étant esthétiques, de capter deux dimensions du lieu façonné en pensée et pratiques et sources clés d’attachement : le style et la drague.

Figure 7. Un monde de styles. Pierre Linguanotto, 2007 (avec l’aimable autorisation de l’auteur).

Pour les jeunes interrogés, ce qui se jouait principalement aux Halles c’était les styles. Venir de banlieue ou de Paris n’était pas référentiel. Aux Halles, il y avait les gothiques, les fashions, les racailleux… Jeune de banlieue n’y était pas même un style. Il était d’ailleurs question du style « racailleux », ou « ricain » sans que l’on sache si ceux qui l’arboraient venaient réellement de banlieue ou non. Les styles, était ainsi la catégorie à partir de laquelle ils se pensaient aux Halles et y pensaient les autres jeunes. Les rapports que les jeunes avaient entre eux étaient des rapports aux styles : « j’aime pas les skateurs », « j’aime pas les gothiques ». Cependant, chaque style avait sa place. C’est la diversité des styles qui intéressait et loin d’atomiser le lieu, elle l’homogénéisait en abolissant une différenciation entre les jeunes selon leurs origines géographiques puisque ce qui était référent était d’avoir un style. Le style identifiait les jeunes et un mode d’être de la jeunesse, être jeune, c’était être stylé.

Figure 8. Le jardin des Halles : un des lieux de la géographie de la drague. Pierre Linguanotto, 2007 (avec l’aimable autorisation de l’auteur).

La deuxième conception et pratique du lieu, source d’attachement, était la drague surtout aux yeux des jeunes hommes. Ils y appréciaient en effet la dimension féminisée, « sexuée » des filles, qui n’avait pas cours dans la cité où les filles n’avaient pas un statut de filles mais de sœurs ou encore de copains et où il était difficile de draguer. Une géographie de la drague était d’ailleurs active aux Halles : l’amorce avait lieu autour de la fontaine des Innocents ou dans les magasins et se concluait dans le jardin où cette photographie a été prise (Figure 8).

Ainsi, les jeunes avaient inventé aux Halles un monde à eux, un monde très différent de celui de la banlieue qu’ils ne voulaient pas voir reproduire aux Halles en termes de pratiques, sociabilités, temporalités et intersubjectivités. Il ne s’agissait pas pour eux de renier la banlieue, mais d’être ailleurs, en pensée et en pratiques. Ce lieu auquel ils étaient très attachés, ils le qualifiaient de tranquille, pèpère en dépit cependant de certaines tensions. Des défis de regards avaient lieu en effet entre certains des jeunes hommes interrogés au sujet des filles. Des bagarres, rares, pouvaient éclater, mais celles-ci étaient davantage le fait de jeunes qui n’osaient pas se battre dans la cité et voulaient jouer les caïds aux Halles,  comme un interlocuteur l’avait précisé. Ainsi la catégorie d’embrouille était en jeu aux Halles mais disposée de façon tout à fait différente de la cité où elle était liée à l’origine géographique. Aux Halles, l’embrouille était aléatoire, hypothétique, redoutée sans être, la plupart du temps, effective. En revanche, de véritables tensions existaient avec la police et les vigiles. Les premiers effectuaient en effet des contrôles très répétés et les seconds les suspectaient de vols. Ces situations étaient d’une grande violence pour la fraction des jeunes hommes concernés par ces contrôles au faciès banlieue. En effet, en plus de l’humiliation, elles réintroduisaient la question de leur origine géographique : « d’où viens-tu » entendaient-ils alors même qu’ils venaient aux Halles pour être dans un autre univers : celui des styles, de la drague… Cependant, ils nous ont affirmé ne tenir à « jouer la cité » aux Halles et à être, dans une posture de « guerre vis-à-vis de la police ». Si la peur jouait certainement pour certains jeunes et expliquait pour partie que ces contrôles ne dégénéraient pas, pour d’autres, cela résultait d’un réel choix. Ils ne voulaient pas que ces contrôles deviennent référents pour eux dans leur rapport aux Halles. L’attachement à ce lieu qu’ils avaient façonné (lieu des styles, de la drague, de la foule, lieu tranquille) s’imposait sur la violence subie montrant une fois de plus combien l’attachement devient manifeste, s’éprouve dans des situations de « mise à l’épreuve de l’individu » (Botea 2019, 7). Nous identifions notamment que l’attachement aux possibles était à l’œuvre. Ces jeunes voulaient protéger cette possibilité d’être aux Halles, en dehors des contrôles, des « jeunes tout court » [8]. Les styles leur permettaient en effet de redistribuer les places et les rôles pour le temps limité de la fréquentation (le samedi après-midi et le mercredi quand il y a la foule qu’ils adorent) [9]. En outre, en faisant en sorte que ces contrôles ne dégénéraient pas, les jeunes en question ne défendaient-ils pas également un droit à l’indifférence ? Virginie Milliot (2018) parle de « micropolitiques de l’anonymat » pour traiter de la façon dont très souvent les citadins trouvent des tactiques pour défendre le droit à ne pas être identifié d’abord et avant tout par son statut, son rôle notamment quand celui-ci est entravé par les autorités. Ainsi, aux Halles, si l’espace public est confronté à une inhibition du processus politique en raison de l’hospitalité restreinte engendrée par les contrôles au faciès, de l’inégalité entre citoyens, de l’absence de dénonciation publique de ces contrôles (Tonnelat 2016), il semble que la politique bruisse et que les possibles y soient bien présents. Ils se trouvent mêlés à l’attachement au point d’en définir une forme qui s’impose face aux tensions.

Que révèlent ces lieux traversés par l’attachement et les tensions ?

Ils révèlent tout d’abord que certains citadins sont attachés à des lieux où ne prime pas forcément le sentiment de bien-être et de sécurité. Bianca Botea avait déjà analysé des formes d’attachement dans des endroits inhospitaliers en termes d’aménagement (2021). Nous montrons à notre tour que l’attachement peut se produire dans des situations de troubles, de tensions persistantes liées à la coprésence ou aux interactions négatives avec la police.

La forme singulière d’attachement aux possibles que nous avons mise au jour permet en effet à un compromis de se réaliser. Avoir la latitude de se libérer de son statut, de jouer un autre rôle, d’être en écart par rapport aux normes sociales, aux logiques dominantes de l’espace, forment autant de possibles auxquels les gens sont puissamment attachés. Pour les conserver, certains citadins restreignent leur parcours, évitent certains endroits, fuient d’autres citadins, courbent l’échine face à des contrôles humiliants… Néanmoins, des points de rupture de fréquentation doivent certainement se produire. Nos enquêtes aux Halles et sur le canal Saint-Denis tendent à montrer que tant que les possibles et la forme d’attachement qu’ils génèrent restent en vigueur, la fréquentation est maintenue.

Ces lieux faits d’attachements et de tensions nous apprennent également que certains citadins apprécient l’écart, voire le recherchent. L’écart s’entend par rapport à l’homogénéité sociale, aux pratiques normalisées, à l’expression artistique et politique, et, paradoxalement, produit lui-même du trouble. Nous l’avons vu, le canal Saint-Denis offre un refuge à certaines populations démunies, à certains pratiques artistiques, à l’expression politique… Cependant, il est un lieu d’écart limité en raison des interactions physiques peu développées, des peurs et des évitements – qui ne se confondent pas cependant avec le rejet de l’autre.

Le compromis face à certaines tensions, l’attachement aux possibles, et plus largement au lieu montrent que les citadins construisent des lieux à eux dans la ville notamment dans les espaces publics. Ils y mettent en œuvre des « espaces-temps » singuliers. Ils y inventent des pratiques (les styles, la drague), définissent des temps propres de fréquentation (les Halles n’existent aux yeux des jeunes interrogés que le samedi et mercredi après-midi quand il y a foule, sur le canal de Saint-Denis le temps de la ville est suspendu et dès la tombée de la nuit la très grande majorité des gens le fuient). Ils dessinent des géographies singulières qui ne se superposent pas à celles du cadastre (géographie de la drague, du deal). Ces lieux font état de la « ville bis » que Michel Agier définit comme étant « la ville en partant du point de vue des pratiques, des relations et des mots des citadins, tels que le chercheur lui-même les observe, les recueille, et les notes, directement en situation (…) cette ville n’est pas moins réelle que celle des urbanistes, des administrateurs ou des aménageurs urbains. » (Agier 2021, 227).

Peut-on dire pour autant qu’un « faire ville » est à l’œuvre ? Le « faire ville » déploie un agir politique et urbain dans la figure de l’occupation ou de l’installation. Une prise d’espace est à l’œuvre pour la survie par exemple dans le cas d’un bidonville ou pour l’expression politique dans le cas d’une occupation de place. Une présence est imposée qui gêne. Un écart est crée, générant une situation complètement nouvelle avec l’invention d’une gouvernance spécifique comme dans la jungle de Calais ou la ZAD Notre Dame des Landes (Agier 2021). Dans le cas des deux lieux que nous avons étudiés, des « espaces-temps » ont été crées avec l’invention de pratiques en écart. Cependant la prise d’espace est très éphémère, parfois invisible et ce qui la régit est tacite. Dès lors, une situation complètement nouvelle n’émerge pas. Il s’agit, selon nous, de situations d’entre-deux mais qui n’en sont pas moins des façons singulières d’inventer la ville, mais à un degré moindre d’intensité que dans les camps et les bidonvilles. En outre, précisons que comme pour ces derniers un droit à la ville et un droit à avoir une vie urbaine y sont opératoires – « un droit à la ville que l’on prend soi-même » (Agier 2021, 514).

Ainsi, cette recherche avec d’autres montre comment des citadins adaptent, bricolent, inventent la ville (Agier 2015) et cherchent à se la rendre familière (Botea 2021). Ils réussissent parfois à construire des lieux à eux en pensée et en pratiques et au prix d’efforts parfois importants, ils les maintiennent. Ces lieux sont en effet très fragiles. Des seuils de tolérance, des limites à être en commun existent. A un autre niveau, nous avons vu combien les contrôles au faciès banlieue aux Halles troublent les lieux construits en pensée et en pratiques par les jeunes en réidentifiant qui est qui. Comme l’indique Virginie Milliot, le droit à l’anonymat, à l’indifférence qui permet entre autres de se défaire, de se libérer de son rôle, de son statut par rapport à la famille, le travail, le quartier, n’est ni universel ni définitivement établi. « Les moments où il vacille sont révélateurs de transformations politiques. La rue, au sens le plus générique du terme, peut ainsi nous donner le pouls d’une société » (2018, 51). Pour des jeunes vivant en banlieue, pour des populations les plus démunies une rupture d’égalité d’accès à l’espace public est en vigueur (Tonnelat 2016 ; Lussault 2009). Les réaménagements urbains déstabilisent aussi ces lieux en ne permettant plus la présence d’usages non normés, en n’admettant plus ni le refuge, ni l’écart. Les travaux sur les réaménagements des fronts d’eau en milieu urbain en font état (Gravari-Barbas 1998 ; Pierdet 2008 ; Rode 2017). Or, les pouvoirs publics pourraient utilement et subtilement aider ces lieux à se pérenniser : un nettoyage plus régulier, une police préventive, des aménagements modérés sur le canal Saint-Denis, une absence de contrôles au faciès dans l’accès aux espaces publics.

Résumé

Les citadins construisent la ville de façon multiforme. Parfois, ils y façonnent, en pensée et en pratiques, des lieux où ils déploient des possibles qui leur permettent une distance par rapport à leur statut social, aux logiques dominantes des espaces, aux inégalités... Ces lieux qui engagent un « faire ville » singulier sont cependant fragiles en raison des tensions qui les traversent mais aussi des réaménagements urbains et de politiques discriminantes des autorités à l’encontre de certaines populations. Pourquoi les gens continuent-ils de fréquenter avec assiduité des lieux publics alors même qu’ils n’y sont pas forcément les bienvenus ou qu’ils y ressentent parfois des gênes, des peurs vis-à-vis de l’autre ? Cet article s’intéresse à l’attachement aux lieux, à ses sources, à ses formes et à la façon dont il s'envisage en situation de coprésence négative dans deux lieux publics en région parisienne.

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Notes

[1] Je fais référence ici au soubassement de l’activité principale déployant des repères et des normes.

[2] Cette notion est empruntée à Robert Park de l’École de Chicago.

[3] Cette recherche est liée en partie aux enquêtes collectives sur les berges du canal de Saint-Denis que nous menons avec Emmanuelle Lallement et nos étudiants du master Études européennes et internationales, parcours « urbanisme, aménagement et dynamiques sociales » de l’Institut d’Études Européennes de l’université Paris 8.

[4] Je mène des observations sur les différents usages du canal, sur les populations qui le fréquentent ou l’habitent, sur leurs éventuelles interactions ou distances mais également sur les gênes, les points de tension le long du canal et de ses berges en termes de cadre de vie (absence de passerelles dites « PMR », présence importante de déchets) ou de relations sociales (démantèlements de camps, de squat, de bagarres, de présence de drogués…). Mes observations s’envisagent de façon complémentaire aux entretiens qualitatifs menés qui restent ma principale source. Mes observations visent aussi la vue d’ensemble, l’occupation macro de ce canal long de 6,6 kilomètres, même si elles se concentrent essentiellement sur les quatre premiers. L’observant à différentes saisons, heures de la journée et jours de la semaine, je cherche à saisir les variations d’usages, de populations, de fréquentation, et ce dans le temps long depuis 2020 jusqu’à aujourd’hui. L’enjeu est d’identifier d’éventuelles séquences à venir marquées notamment avec les JO si tant est qu’ils inaugurent une rupture ce qui reste de l’ordre de l’hypothèse. Pour cet article, mes observations concernent la période 2020 à 2022.

[5] « Les gens, ayant des schémas en tête, partent en effet de ce qu’ils connaissent pour essayer de « comprendre » les inconnus qu’ils croisent et appréhender la vie publique [de l’espace public]. Il s’agit ainsi de s’orienter et de se comprendre l’un l’autre, aussi bien à des fins pratiques que pour assouvir une curiosité naturelle aux humains » (Anderson 2019, 129). L’auteur considère également que l’ethnographie ordinaire que produisent ces citadins leur sert « de base cognitive et culturelle pour élaborer leur comportement en public. Et souvent, mais pas toujours, il en résulte une complexité sociale accrue, qui permet à une population urbaine hétérogène de vivre ensemble » (ibid, 133).

[6] Il s’est développé le cadre de la Street Art Avenue mis en place par l’Établissement Public Territorial Plaine Commune en partenariat avec l’Office de tourisme de Plaine Commune, les villes de Paris, Saint-Denis Aubervilliers et le département de la Seine-Saint-Denis à l’occasion de l’Euro 2016. Cette initiative se poursuivra jusqu’aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Il s’agit de valoriser le canal de Saint-Denis et de créer une continuité entre le site de la Villette et le Stade de France.

[7] Le 27 octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, deux adolescents de retour d’un match de football entre amis meurent électrocutés dans un transformateur en fuyant la police. Les policiers, voyant les jeunes et conscients du danger de mort encouru, n’interviennent pas. Des violences éclatent dans la ville de Clichy-sous-Bois le soir même et se propagent, durant trois semaines, dans 200 quartiers. L’état d’urgence est voté le 4 novembre 2005 pour une durée de trois mois.

[8] Il faut entendre par cette expression le fait d’être appréhendé par l’unique statut de jeune et  non pas en tant que « jeunes de banlieue ». Notons cependant qu’il ne s’agit en aucun cas pour eux de renier la figure de « jeune de banlieue » qu’ils considéraient comme l’une facette de leur être multiple.

[9] Colette Pétonnet (1994) a montré depuis longtemps que l’anonymat des villes permet de se défaire et de se libérer des rôles et des statuts (famille, travail, quartier).

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