« Partir de ce que l’on voit, ce n’est tout de même pas, en principe, la mer à boire. »
Fernand Braudel
Les entrées les plus couramment adoptées pour étudier les liens entre production visuelle et sciences sociales, visent à ne pas considérer l’image comme un donné, à dépasser le stade de la production de cliché comme témoignage et à révéler le sens plus ou moins consciemment introduit dans la prise de vue. P. Bonnin adopte une posture différente en se questionnant sur la manière de réinterroger ces images « pour saisir, cerner, décrypter l’espace » (p. 4). En s’appuyant sur des séries de photographies accompagnées de textes, d’inventaires minutieux, l’auteur procède, selon ses propres termes, à une tentative d’« épuisement du réel ». Nous encourageant à réinvestir les « chemins de la raison sensible » (p. 5), P. Bonnin nous propose un recueil de plus de quinze années de recherche sur les « images qui “parlent” d’espace » (p. 5).
Questionner les images qui « parlent » d’espace.
Différents corpus photographiques constituent la matière première des cinq textes constitutifs du volume, textes soit inédits, soit déjà parus mais de manière confidentielle. Ces textes sont replacés dans une progression chronologique ce qui permet de reconstituer la maturation de la pensée de l’auteur. Ces corpus sont de deux types, correspondants à deux démarches scientifiques différentes et complémentaires. Celle qui consiste à élaborer les images dont le scientifique a besoin : c’est le propos du troisième texte, celui qui est au cœur de l’ouvrage, consacré à la maison D., dans lequel l’auteur reconstitue l’évolution d’une maison, de ses transformations, de ses aménagements intérieurs sur une durée de trente ans. Celle qui s’appuie sur l’analyse de ces images que « notre société a fabriqué par elle-même sur elle-même » (p. 5). Les quatre autres textes, Imaginations intérieures (photographies d’intérieurs réalisées par des artistes ayant exercé de la fin du 19e à la fin du 20e siècle), Premiers regards sur l’infra-ordinaire intérieur (clichés judiciaires et photographies de la maison des frères Goncourt : fin 19e siècle), Les ponts de Lodève (recueil de gravures consacrées à cinq des sept ponts de la ville : 1921) et Innombrables et singuliers (portraits d’un studio populaire : première moitié du 20e siècle) s’inscrivent dans ce registre et abordent des corpus originaux, inventés pour la plupart par l’auteur, en quête de démarches pionnières en matière de représentation de l’espace. Chacun de ces chapitres est introduit par un court texte qui contextualise et fait le lien avec la démarche générale de l’auteur. P. Bonin nous précise d’emblée que ce qui l’intéresse avant tout à travers ces corpus dont il n’est pas producteur, ce n’est pas tant ce qu’ils nous disent de la société de l’époque, des groupes sociaux représentés (texte n°5), même si cela transparaît de surcroît, que la démarche de leur auteur, les partis pris systématiques, les méthodes d’échantillonnage, les consignes explicitées, en bref les analogies avec la démarche scientifique. Sous l’intitulé « archéologie d’une méthode à inventer », il passe en revue ce que la photographie peut apporter dans la compréhension du réel, en considérant d’emblée que la technique n’est jamais neutre et que le format, le cadrage, la lumière, la mise en scène doivent être décryptés et intégrés dans la réflexion méthodologique (texte n°1). L’auteur ne se contente pas de nous faire découvrir des matériaux originaux pour la recherche : il nous livre des réflexions méthodologiques et épistémologiques approfondies pour aborder le « réel observé ».
L’infra-ordinaire, les traces, l’habiter.
Architecte et anthropologue, P. Bonnin s’intéresse moins à la durabilité de l’architecture qu’à la fragilité des décors, qui « laissent peu de traces », mais qui en disent long sur les êtres singuliers et sociaux que nous sommes : pour lui la maison, le logement, c’est d’abord un intérieur. Une réflexion qui nous renvoie à la démarche d’un Jean-Claude Kaufmann [1] dans sa quête sociologique du rapport aux objets du quotidien ou d’un Serge Tisseron (1999), sur le versant psychanalytique. Cette notion de trace [2], définie de manière judicieuse comme « rapport essentiel entre espace, objets et pratiques » (p. 63), est au cœur de la démarche des sciences sociales, telle que l’auteur la reprécise : interroger l’habituel, questionner sans relâche ce qui va de soi. « Où est notre corps ? Où est notre espace ? » (p. 55) : ces questions fondamentales empruntées à Georges Pérec résument cette quête de l’infra-ordinaire. C’est en terme d’habiter que les sciences sociales évoquent ces rapports à l’espace, constitutifs des identités sociales.
Comment observer l’espace habité ?
Les photographies en disent plus long que ce pourquoi elles ont été faites : c’est en filigrane la thèse de l’auteur. Hasards de mise en scène, angles fortuits ou inattendus nous renseignent sur une réalité telle que l’auteur souhaite l’appréhender (comme fait brut), en quoi ou comment les photographies permettent de saisir l’espace et le temps « comme des documents d’archive » (p. 11). Ces à-côtés, détails annexes ou rémanences du quotidien seraient ainsi un véritable objet de recherche. Les photographies dans leur cadrage, leurs répétitions, leurs normes représenteraient ainsi des modèles dont l’intérêt essentiel serait révélé par les résidus qui s’en dégagent. En somme, il s’agit d’appréhender une photographie « complète », pour en capter aussi bien l’apparence que l’ambiance, pour appréhender autant la matérialité que l’esprit des choses. Afin de mettre cette démarche en pratique, l’auteur revisite des pionniers tels que François Hers, François-Xavier Bouchart, mais surtout Joseph Byron, Walker Evans et Eugène Atget. En présentant des recueils de photographies d’intérieur (de l’habitat populaire urbain à une ferme de la Margeride, en passant par la maison des frères Goncourt), pour documenter l’espace qui est selon lui le plus investi de sens, à savoir l’espace domestique, P. Bonnin cherche ainsi à définir ou mieux encore à saisir l’habiter à travers les recoins, la mémoire, les éclats d’espaces, les fragments de vie…
Il développe ce faisant une série de questionnements méthodologiques sur la saisie de cet habiter : faut-il faire figurer les habitants, les faire poser ? Comment s’intéresser aux décors, comment les révéler ou révéler ceux qui les ont façonnés ? Quels plans, quels cadrages, quelle mise en scène adopter ?
C’est la question de représentation du réel qui est en jeu à travers cette réflexion sur l’image photographique. Définie par P. Bonnin comme un « réel-observé », comme une « empreinte des choses » (p. 39), qui permet de voir « ce qui n’est pas directement interprété » (p.10), la photographie constitue un « matériau intermédiaire entre le réel et la connaissance » (p. 9), matériau particulièrement précieux pour les sciences sociales.
Représenter : l’image, toute l’image mais pas rien que l’image.
L’image est présentée comme un support privilégié pour restituer et fixer les traces infra-ordinaires. Mais cet ouvrage nous entraîne au-delà de ce qu’il nous annonce, en rapport avec l’image, en interrogeant plus profondément la question de la représentation. Car si l’image photographique permet de fixer les traces de l’habiter, de les documenter (Raoulx, 2006), de construire ce « réel observé », cette « empreinte des choses » qui constitue le véritable objet du scientifique, elle n’est pas la seule, comme le constate l’auteur dès la fin du premier texte : « le sens des intérieurs ne se révélera sans doute pas au sociologue qui n’aurait pour tout terrain que les photos, pour tout entretien que les légendes, qui ignorerait tout du verbe attaché par l’habitant aux maigres objets qui le hantent » (p. 39). P. Bonnin accorde notamment beaucoup de crédit à l’écriture, quand il évoque notamment la description réalisée par Edmond de Goncourt de sa maison : « écrire les mémoires des choses au milieu desquelles s’est écoulée une existence d’homme » (p. 71). Description qui accompagne, tel un catalogue, le corpus pionnier de dix-huit photos d’intérieur. S’il souligne la cohérence d’une telle couverture photographique, il en souligne les manques et la nécessité de convoquer à la fois des plans pour reconstituer cet espace intérieur et bien entendu les propos d’E. de Goncourt, qui nous précisent le sens des objets représentés.
La redondance du titre du troisième texte Décrire l’espace : récit, texte, images, texte exprime cette importance accordée au texte, en articulation avec l’image, importance qui ne figure pas en exergue de l’ouvrage, mais qui s’affirme au fil de la lecture. Dans ce troisième texte, consacré à cette maison rurale dont il a observé les transformations, l’auteur met en pratique les enseignements méthodologiques empruntés aux photographes qu’il a convoqués et confronte véritablement les différents modes de description. Pour traquer les traces matérielles des pratiques de l’habiter, dans la durée, il diversifie les supports de représentation : photographies, mais aussi plans, interviews, notes au jour le jour…
Une tentative d’épuisement à la Pérec.
C’est dans ce texte, le seul où il est producteur de la représentation, qu’il peut aller le plus loin dans cette « tentative d’épuisement à la Pérec » (p. 91), en référence à un auteur qu’il cite de manière récurrente. Il se livre à une double tentative d’épuisement : décrire les espaces intérieurs et retranscrire de manière exhaustive les images qu’il en a faites. Le récit chronologique des transformations de la maison D. est rythmé par des descriptions de pièces adossées à des photographies. S’opère alors une logique ternaire dans le récit : la photographie montre, le récit de l’auteur décrit et les extraits des témoignages expliquent l’agencement des lieux et leur évolution. C’est ainsi que l’on apprend et que l’on voit comment, au fil des années, la maison évolue avec les modes de vie. Dans un environnement montagnard dont la rudesse des conditions climatiques incite au repli et à l’exiguïté des espaces habités, on remarque une réorganisation des lieux de vie où la part accordée à l’extérieur décroît au profit du logis et de son aménagement. À partir d’une démarche à la fois scientifique et littéraire, il cherche à dire l’amoncellement, la logique d’accumulation des objets tout au long d’une existence, cette lutte inégale entre la logique du travail à la ferme et de la production de désordre et celle de la modernisation et de la mise en ordre.
Cet essai d’épuisement du réel représenté se retrouve dans sa tentative de rédiger une grammaire du portrait, lorsqu’il s’essaie sur deux pages à évoquer l’infinité des formes du visage, à travers le corpus de portraits de studio (texte n°5).
Mais si l’on est impressionné, voire séduit par ce projet d’épuisement du réel représenté, si l’on est convaincu par la compatibilité entre démarche esthétique et démarche scientifique, on ne peut se départir d’une certaine frustration, du sentiment que cette démarche porte en elle son propre échec. C’est le sentiment qui prévaut à l’issue de la lecture du texte sur la maison D. : tout cela pour quoi ? Est-ce que la logique de la description exhaustive est compatible avec le projet initial, à savoir rendre compte d’une logique de l’habiter ? Est-ce que la description vaut en elle-même explication, interprétation ? L’auteur semble tomber dans un piège qu’il a lui-même identifié dans son premier texte : à savoir confondre le réel, qu’il cherche à épuiser, avec sa représentation, c’est-à-dire avec son interprétation.
De même, à l’issue du texte sur les ponts de Lodève, où le pont est présenté comme la « figure héroïque du paysage » (p. 157), l’auteur réussit-il véritablement à nous dire à travers la description des gravures, « les liens, les tensions, les conflits, les luttes », ces rapports sociaux qu’il associe à la figure du pont ? Le lecteur reste à nouveau sur sa faim par rapport à cette tentative « d’épuisement du réel ».
Au delà de la représentation : la photo comme relation sociale.
Le dernier texte, qui est centré sur la figure humaine plutôt que sur les espaces, les lieux, les intérieurs, introduit une autre approche de la photographie, envisagée comme relation sociale. La série présentée ici est extraite du fond photographique d’un atelier créé en Avignon en 1888. Comme nous le montre l’auteur en distinguant les classes d’âge (du bébé qui devient personne sociale au couple d’âge mûr qui affiche une identité sociale), la photographie de studio fixe des rites de passages : des personnages prennent la pose et témoignent en « costume d’acteur social » (p. 196). Dans ce procédé, toutes les poses sont identiques et les cadrages similaires, la forme disparaît au profit du sujet. La photographie fonctionne comme opérateur social, confirme la place et le rôle de chacun, institue et certifie les liens familiaux notamment.
Il aurait été intéressant dans un texte final de relire certains des travaux présentés selon cette conception de la photographie comme relation sociale. Quel rôle ont joué par exemple les photos de la maison D. auprès de ses habitants ? L’auteur les a-t-il montrées, offertes ? Comment ont-elles été utilisées dans la relation ?
Un espace omniprésent mais implicite.
C’est dans ce dernier texte, le moins centré a priori sur l’espace (même si les corps sont et font l’espace) que l’auteur explicite un peu ce qu’il entend par là. Il nous propose une définition très relationnelle, très sociale de l’espace : « ce qui se tisse entre les êtres » (p. 195), à travers l’architecture, les décors, les objets… À l’issue de ce beau parcours consacré à saisir les traces, il y avait sans doute matière à développer cette conception de l’espace, que l’on trouve déjà en germe dans la sociologie urbaine des années 1970, à travers les réflexions de Raymond Ledrut ou de Sylvia Ostrowetsky par exemple. Raymond Ledrut dans son ouvrage La forme et le sens dans la société a posé la question : la forme reçoit-elle un sens ou donne-t-elle un sens ? Si il y a un rapport entre l’espace et la société il doit s’articuler autour de cette capacité à mettre en relation « l’empreinte des choses » et leur reconnaissance.
Conclusion
Le recours à l’image, cet « art moyen de la mémoire » comme le qualifie Joël Candau, semble un vecteur naturel de la connaissance. Nécessairement partielle dans son rendu, la photographie est aussi source et témoignage dès lors qu’on la considère pour autre chose que l’« énonciation puissante d’une absence » (Marin, 1993). Dans son ouvrage, P. Bonnin montre comment l’image permet une double interprétation. Celle empreinte de subjectivisme, de la vision des photographes sur l’espace et celle, a priori plus implicite mais observable, des rapports des individus à leurs espaces. Cette deuxième piste est également développée dans l’ouvrage Picturing Place : photography and the geographical imagination (Schartz et Ryan, 2003). L’épilogue rédigé par William Mitchell incite à porter attention à la réalité des photographies : « [it] examines the implications that photos-as-thruth carry ». Avec les perfectionnements des techniques les images montrent une réalité de plus en plus précise. Il faut donc considérer les images photographiques comme des parts de vérités et pas seulement comme étant instructives des vues de leurs auteurs.
Autre analogie avec la démarche de P. Bonnin, Picturing Place propose une forme de recueil des utilisations des fonds photographiques et de la photographie en général dans les sciences sociales (et plus particulièrement la géographie). P. Bonnin pour sa part propose cinq orientations pour affirmer le caractère informatif des fonds photographiques : la multitude des images (à travers les séries de portraits), l’observation minutieuse (pour les photographies de scènes de crimes), l’association des prises de vues avec la description littéraire des Goncourt, la répétition dans le temps de photographies d’un même lieu (La maison D.) et la multiplication des représentations d’un même objet avec des caractéristiques différentes (les ponts de Lodève). Toutes ces orientations reflètent la démarche d’un auteur qui cherche à croiser les apports et varier les supports pour asseoir la photographie dans sa dimension documentaire.
C’est dans ce sens que va également l’ouvrage dirigé par Joan M. Schwartz et James R. Ryan. L’article de Deborah Chambers qui y figure explore les pistes d’une géographie de l’imaginaire à travers les clichés des albums de famille. Cette source quasiment inexplorée par les géographes français [3] poursuit un objectif proche de celui de P. Bonnin. Au-delà des connaissances notamment sociologiques tirées d’une première lecture de ces images, on peut analyser la manière dont les individus se projettent dans leurs espaces du quotidien. Ce rapport des êtres humains à leurs espaces familiers est central dans la problématique de l’ouvrage sans que celui-ci en propose toujours des clés de lecture. L’image est présentée sous une forme exploratoire et figurative de ce rapport, comme vecteur d’une intermédiation.
On retrouve ici en substance les orientations du courant de la New Objectivity qui proposait d’utiliser l’outil photographique pour explorer les objets et les paysages de la vie quotidienne. Ainsi, la photographie n’est pas seulement un moyen de capturer des fragments d’espaces, mais, quand on s’attache à en analyser les détails et paradoxalement à s’extraire parfois des conditions de sa genèse, elle agit comme un révélateur social et anthropologique. C’est bien là une des thèses de l’ouvrage que d’inviter à considérer les photographies comme des documents, méritant d’être étudiés au-delà du caractère intentionnel de leurs auteurs et des aspects pictorialistes qui leurs sont propres.
Philippe Bonnin, Images habitées, Photographies et spatialités, Créaphis, Paris, 2006.