La qualité et le nombre des photographies (réalisées par Yves André et Ruedi Walti), son papier glacé classent cet ouvrage édité par Birkhaüser dans la catégorie des beaux livres, des coffee-table books, à côté de ces revues d’architecture de luxe auxquelles son format et sa couverture souple font penser. Son objet est la deuxième tranche (la précédente, qui portait sur la construction de l’Office fédéral de la statistique, avait fait l’objet d’une première publication [Jakob, 2004]) d’une opération immobilière réalisée par l’agence Bauart à Neuchâtel sur une friche ferroviaire et industrielle, le quartier Ecoparc ; cette tranche comprend le Conservatoire de musique de Neuchâtel et une Haute école de gestion, ainsi que des logements. Comme son nom l’indique, cette opération se revendique d’une architecture écologique, d’un urbanisme qui prend en compte le développement durable. La description de l’opération à travers plans, coupes, façades et photographies est complétée par les références de l’agence Bauart, et est étayée par un essai de Bruno Marchand (professeur à l’école polytechnique fédérale de Lausanne et critique d’architecture) intitulé « L’esprit de la ville », et qui figure, comme tous les textes de l’ouvrage, en français et en anglais.
Le lecteur est incité à d’abord feuilleter l’ouvrage pour découvrir l’opération à travers les photographies. Ces images sont classées en trois cahiers : d’abord des vues extérieures, puis les intérieurs des logements, enfin une visite du bâtiment qui abrite conjointement le Conservatoire de musique de Neuchâtel et la Haute école de gestion. Comme il est d’usage en photographie d’architecture (mais on peut le regretter), tous ces espaces sont déserts ; sont mises en avant les qualités de matière, de lumière, de couleurs, de formes, d’échappées visuelles, de cadrages, etc. Ce premier aperçu permet en tout cas au lecteur de remettre en question ses éventuelles idées préconçues sur l’architecture dite écologique. S’il avait en tête une architecture aux formes organiques, usant de matériaux naturels (bois, terre, etc.), envahie de végétation et de panneaux solaires, etc., bref, les clichés de l’architecture qui a pu émerger lors de la première phase écologiste des années 70, force lui est de constater que cette opération en est radicalement éloignée : peu de végétation (sauf aux limites de l’opération), pas de présence visible de dispositifs techniques d’énergie renouvelable, une architecture aux formes nettes, lisses, orthogonales, faite de béton, de métal et de verre.
Photographie : Yves André. © 2009.
Les légendes des photographies permettent déjà d’entrevoir ce qui fait de cette opération un exemple en termes d’écologie et de développement durable et ce que ces termes recouvrent dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme. Après une introduction qui resitue le projet dans le contexte particulier de la Suisse, où « traditionnellement une idéologie anti-urbaine prédomine » (p. 22), l’essai de Bruno Marchand, qu’il préfère considérer comme un « récit […] structuré comme un scénario » (p. 22), éclaire en trois « actes fondateurs » la démarche suivie par les architectes de Bauart : « Construire la ville dans la ville », « Construire des logements durables » et « Construire des équipements » ; ces trois temps trouvent leurs illustrations respectives dans les trois séries de photographies.
Même si l’architecture de l’opération se plie aux contraintes techniques en matière de développement durable, synthétisées dans le label Minergie®, en particulier en ce qui concerne le contrôle de l’énergie, l’auteur n’insiste pas sur ces aspects techniques, car il souhaite souligner que la durabilité implique l’innovation, et qu’une telle démarche innovatrice « se doit aussi d’intégrer une dimension subjective, à la fois culturelle, sensible et émotionnelle » (p. 23). On peut résumer les points forts d’une telle démarche en trois mots : densification, flexibilité et mixité.
La notion de densité urbaine est souvent mal comprise du public, qui l’assimile à l’image négative des grands ensembles (bien que la densité de ces quartiers de banlieue soit généralement inférieure à celle des centres-villes). Pourtant, l’alternative à la densification urbaine est l’extension, qui signifie la réduction des terrains non encore urbanisés, et conduit à l’utilisation excessive de moyens de transport : ce n’est clairement pas une solution soutenable. Densifier la ville signifie dans cette opération récupérer ce que l’on appelle une friche (c’est-à-dire une zone dont l’activité a cessé) et intervenir sur ce terrain de deux manières : réinvestir et éventuellement compléter des structures existantes (par surélévation) et insérer de nouvelles constructions. « Construire la ville dans la ville » s’oppose aux deux tendances qui ont eu (et ont encore) cours : la tabula rasa et la muséification ; il s’agit de s’appuyer sur l’existant, sans hésiter à le transformer. Le terrain de l’opération est très particulier : il s’agit du plateau de la Gare/Crêt-Taconnet, qui constitue « une surface horizontale de près de quatre hectares, conquise dans un terrain fortement en pente par des travaux d’ingénierie effectués à la fin du XIXe siècle » (p. 23). La topographie complexe, à la fois naturelle et artificielle, du lieu, qui aurait pu constituer un obstacle, est au contraire ressentie comme une « donnée fondatrice du projet » (p. 25) ; ainsi,
la reconnaissance d’un dénivelé et la prise en compte d’une topographie naturelle sont autant d’occasions de créer des passages et des parcours entre les bâtiments de logements, de mettre en valeur des points de vue, de diversifier les perceptions et de renforcer ainsi des pratiques sociales existantes ou en devenir. (p. 27)
Photographie : Ruedi Walti. © 2009.
La flexibilité s’oppose à un fonctionnalisme excessif, qui fige les espaces dans une fonction unique. Cette préoccupation est surtout à l’œuvre dans la conception des logements, où est recherchée une utilisation polyvalente et flexible des espaces, par exemple à travers le plan sans couloir, ou encore par « l’adoption de structures ponctuelles dans des parties stratégiques des bâtiments[, qui] permet d’envisager certaines mutations fonctionnelles et la transformation future en bureaux de certains secteurs de logements » (p. 32). La flexibilité induit la durabilité en permettant la reconversion, soit d’un type de logement en un autre, soit d’une fonction en une autre, au lieu de détruire pour reconstruire.
La mixité, qui signifie la cohabitation des fonctions et s’oppose donc au zoning, qu’il s’effectue à l’échelle de la ville, du quartier ou de l’immeuble, peut d’ailleurs découler de la flexibilité : la reconversion de certains logements en bureaux introduit une mixité fonctionnelle. Mais les architectes ont aussi recherché, sinon une mixité sociale (il n’en est pas fait mention), du moins une mixité intergénérationnelle des logements, « celle-ci étant assurée par de petits logements insérés entre les appartements familiaux et pouvant accueillir une personne âgée ou un étudiant » (p. 30), ainsi qu’une diversité des typologies par l’introduction, à côté de logements plus traditionnels, de lofts (c’est-à-dire de vastes appartements décloisonnés) ou de « duplex avec terrasse […], créant ainsi les conditions pour l’appropriation privative du sol et pour un mode de vie familiale s’appuyant sur la répartition, à la verticale, des espaces communs et intimes » (p. 31), c’est-à-dire les caractéristiques de la maison individuelle. Si l’on y ajoute un atelier d’artiste au rez-de-chaussée de l’ancien immeuble artisanal transformé, on peut en effet imaginer que la diversité des espaces proposés induira une véritable mixité, sinon des niveaux sociaux, du moins des modes de vie. La mixité est enfin mise en œuvre d’une manière originale dans la conception de l’équipement phare de l’opération, qui regroupe deux institutions distinctes (le Conservatoire de musique de Neuchâtel et la Haute école de gestion) : cela permet des économies en termes de coûts de construction et d’énergie, mais aussi une gestion intelligente des espaces, certaines fonctions étant partagées : salles polyvalentes, de concert, d’audition et de conférences, médiathèque, cafétéria.
Densification, flexibilité et mixité nous font comprendre que l’architecture n’a pas affaire qu’à l’espace mais aussi au temps, et nous ramènent à la signification intrinsèque de l’expression « développement durable » : il s’agit d’abord de s’inspirer de la mémoire des lieux, ensuite de construire pour durer (ce qui signifie, paradoxalement peut-être, ne pas figer l’espace dans une seule fonction), et enfin de penser l’utilisation des espaces dans les différentes échelles de la temporalité (en particulier éviter les déficits d’utilisation à tel ou tel moment par le partage).
Bruno Marchand insiste sur l’innovation mais se réfère pour toutes ces avancées à de grands noms de l’architecture du 20e siècle : Aldo Rossi pour l’attention « aux caractéristiques morphologiques des préexistences » (p. 25), Mies van der Rohe pour « la plus grande liberté possible » (p. 32) du logement, entre autres. On pourrait ajouter que Le Corbusier lui-même introduisait la mixité dans son Unité d’habitation (ou Cité radieuse), qui comportait une école maternelle sur le toit et une rue marchande à l’étage, même s’il était par ailleurs adepte du zoning. D’ailleurs Bruno Marchand remonte encore plus loin dans ses références en rappelant que la ville compacte traditionnelle s’est toujours faite par densification, « à l’instar des densifications successives des arènes d’Arles et de Nîmes ou encore du palais de Dioclétien à Split » (p. 25), ou dans le centre médiéval de la ville de Berne. La ville traditionnelle est aussi le lieu par excellence de la mixité fonctionnelle et de la flexibilité. C’est que l’innovation passe souvent « par la réintroduction et la réinterprétation d’une solution ancienne » (Dahan, p. 101). Si innovation signifie rupture, c’est avec certaines théories trop rationalistes et fonctionnalistes du 20e siècle ; cependant l’architecture présentée n’est en aucun cas passéiste ; elle est au contraire résolument de son temps, sans mimétisme ni nostalgie.
Photographie : Ennio Bettinelli. © 2009.
L’ouvrage est une monographie, clairement promotionnelle : on n’y trouvera pas d’analyse critique de l’opération, dont les défauts éventuels ont été soigneusement gommés. Les hypothèses de départ ne sont pas confrontées, par exemple, au ressenti des habitants. Cependant, le texte de Bruno Marchand parvient, à travers cet exercice d’admiration, à nous faire comprendre que la question du développement durable en architecture et en urbanisme n’est pas seulement affaire de technique, mais aussi, et peut-être surtout, de comportements sociaux qu’une certaine manière de concevoir et de construire peut permettre, voire induire. L’architecture ne concerne pas seulement la forme des bâtiments ; ou plutôt la forme, en architecture, n’est pas qu’une question d’esthétique (même si cet aspect existe aussi, et très fortement, dans le projet présenté). Les bonnes intentions, qu’il s’agisse du développement durable ou d’autres, ne font pas forcément de la bonne architecture, mais elles ne l’empêchent pas, lorsque l’architecte est capable de transformer les contraintes en données génératrices du projet : les contraintes deviennent alors, ce qui est le cas aussi dans d’autres domaines de création, les conditions d’une véritable invention. Les architectes, à condition de trouver un maître d’ouvrage assez ouvert, peuvent d’ailleurs intervenir en amont sur des décisions cruciales que leur art de bâtir implique. Les architectes de Bauart ont en particulier, ce que l’auteur qualifie de « tour de force », réussi à « convaincre les autorités cantonales neuchâteloises de regrouper dans le même bâtiment le Conservatoire de musique de Neuchâtel et la Haute école de gestion, planifiés au départ comme deux entités distinctes » (p. 34). Cette disposition, outre ses avantages économiques et environnementaux, a permis de créer un « complexe institutionnel d’une certaine ampleur » et a donné l’occasion aux architectes de créer un objet architectural marquant. Là aussi, l’architecture se révèle être un art du temps, en refusant de se cantonner à la phase de formalisation du projet, et en intervenant en amont dès la programmation.
Bruno Marchand, Quartier Ecoparc. Bauart #2, Bâle, Birkhaüser, 2009.