« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe »
Rimbaud, Une saison en enfer
« Nombreux sont les porteurs de thyrse et rares les bacchants »
Platon, Phédon
Étape supplémentaire sur un long parcours, Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne (2013) est le dernier livre de Jean-Loup Amselle. Depuis quelques années, cet anthropologue atypique, volontiers critique à l’égard de sa propre discipline, continue inlassablement de creuser son sillon et de poursuivre son analyse des pathologies de l’Occident. Nous avons rendu compte ici même (Espacestemps.net) de Retrorévolutions paru en 2010. Ce livre stigmatisait déjà les illusions qui portent les tard-venus que nous sommes à fuir un avenir ressenti comme menaçant et à trouver refuge dans un passé mythique, imaginaire ou fantasmé. Psychotropiques, en recentrant l’analyse sur le cas particulier de la fièvre qui saisit l’Amazonie péruvienne, ne serait-il qu’un appendice à cet ouvrage ?
Thèse.
Ce nouveau livre part d’un fait, il est motivé par une interrogation, il avance une thèse et il opère à l’aide d’un certain nombre de concepts.
Le fait d’abord : c’est la ruée vers l’ayahuasca qui s’empare d’un nombre toujours plus grand d’Occidentaux. Ceux-ci se rendent en Amazonie péruvienne pour consommer cette plante psychotrope qui peut avoir des effets dévastateurs.
L’interrogation ensuite revient à essayer de comprendre cette pulsion vers le chamanisme, ce tropisme « touristique » qui peut revêtir un aspect pathologique.
La thèse proposée, enfin, consiste à inscrire le chamanisme mystique dans le contexte du déclin du rationalisme et du repli individualiste sur soi, qui l’accompagne, et à montrer qu’il est devenu la religion des classes moyennes. Cette religion est parfaitement en phase avec le capitalisme d’aujourd’hui : elle lui fournit de « nouveaux modèles de subjectivation » (p. 10, p. 94) et elle donne à son mode d’être privilégié — la consommation — sa forme proprement addictive (p. 74)
La spiritualité ésotérique new age, la passion de l’exotisme de certains de nos contemporains et leur sensibilité écologique au parfum de religiosité avaient déjà été prises pour cible depuis longtemps par l’auteur. Le primitivisme — tel était le nom du concept reconfiguré auquel il avait donné une extension et une compréhension nouvelles —, tel était pour lui, à l’époque de la mondialisation, le péché moderne par excellence. Or voici que le primitivisme trouve cette fois-ci, dans la forêt primaire amazonienne, comme un lieu naturel et, dans tous les sens du terme, un précipité. Non seulement l’énorme couverture végétale foisonne de plantes aux propriétés curatives et psychotropes, mais cette jungle originaire [1] abrite aussi des natives, de bons sauvages à l’autochtonie présumée, à l’ethnicité pure, des êtres « authentiques » que l’on suppose non contaminés par l’Occident (p. 213). Comme ils sont en outre en possession d’un savoir immémorial et de techniques ancestrales, il est possible, au prix d’un ensauvagement risqué, de soigner (tourisme médical) et même de sauver (tourisme mystique) des individus en perdition sur « le marché mondial de l’angoisse » (p. 38). La demande de ces individus va donner naissance aux multiples « filières » du chamanisme, à ses « entrepreneurs » [2], à ses pompes et ses œuvres.
De la religion.
Car c’est bien de salut et de religion qu’il s’agit et c’est la première différence qui sépare l’objet de ce nouveau livre de la critique des idéologies à laquelle l’auteur s’était précédemment consacré. Nous sommes ici en face d’une véritable religion avec des mythes, mais aussi avec des rites qui rendent les fidèles capables d’accueillir en eux-mêmes cette sorte de révélation propre à un chamanisme mystique, la dernière invention de nos contemporains. S’ils ne portent pas le thyrse, les « touristes » qui se rendent dans les lodges et les albergues de la région d’Iquitos sont bien de nouveaux bacchants. Ils sont venus pour recevoir de la part des entrepreneurs ou professionnels récents du chamanisme un enseignement, pour pratiquer la méditation ou pour communier avec l’esprit des plantes « enseignantes » ou « maîtresses» [3] en consommant, au péril de leur vie ou de leur santé mentale, la liane des morts.
Pour rendre compte de ce phénomène très contemporain, l’auteur va mobiliser de nouveaux concepts, proposer des définitions et des dichotomies inédites, actualiser la critique de l’aliénation religieuse avec laquelle le jeune Marx était entré dans l’arène philosophico-politique [4] et aussi, dans une sorte d’anthropologie au second degré, revenir sur son parcours d’anthropologue.
« Opium du peuple » selon la thèse célèbre de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), la religion était essentiellement pour Marx la fille du malheur, la compensation et la consolation fantastique d’une « créature accablée » et elle avait, en tant que telle, la fonction sociale conservatrice qu’en bonne science marxienne on reconnaît à toute idéologie. N’en va-t-il pas de même avec cette nouvelle religion moderne ? Les tropiques emportés par une dérive entropique qui menace d’extinction et de mort toutes les cultures de la terre sont, on le sait, toujours tristes. Ici, mais pour d’autres raisons, les psychotropes des psychotropiques le sont aussi : ces tropes témoignent d’une psyché occidentale déréglée réduite à se tourner (trépein, en grec) vers des médecines alternatives. La « guérison » escomptée ne consiste finalement qu’en un réajustement à l’environnement social : les symptômes sont déplacés et si le patient rentre en lui-même (en-tropie), d’un même mouvement, il « rentre aussi dans le rang » (p. 218) ! Et c’est finalement un « formidable instrument de maintien de l’ordre » (ibid.) que le chamanisme amazonien !
Du souci de soi.
Ce schéma marxien subit pourtant un double déplacement : le chamanisme mystique n’est pas la religion du « peuple », c’est la religion des classes moyennes. Il s’adresse, de façon privilégiée à un public « ethno-éco-bobo », c’est-à-dire à des sujets « débranchés du socius » (p. 10), à des individus désaffiliés, dépolitisés, chez qui la misère spirituelle a remplacé la misère matérielle. Le souci de soi, qui donne son titre et son inflexion conservatrice au dernier Foucault, est le principe et l’âme de cette nouvelle religion où se retrouvent toutes les formes à la mode d’exploration et de sculpture de soi. Foucault en avait emprunté l’idée à Pierre Hadot (p. 208), qui entendait recentrer la philosophie sur la pratique et la spiritualité, sur une sorte de médecine de l’âme. Les exercices spirituels que ce dernier remettait en honneur font en réalité partie du tournant spiritualiste qui caractérise la philosophie contemporaine la plus en vogue, parfaitement en phase avec le capitalisme d’aujourd’hui. Voici venu le temps où, après avoir donné congé à Dieu, l’humanité a cherché pour la première fois à prendre soin d’elle-même. Avec le processus de mondialisation, il n’y a plus cette fois-ci qu’un seul monde. Dès la Renaissance, les bourgeois l’avaient déjà pris en main en développant commerce et échanges, entraînant ainsi la disparition progressive de ce que Nietzsche allait appeler les arrières-mondes. Si l’on veut parler d’« un autre monde », il faut savoir que désormais, il est, comme le dit Éluard « dans celui-ci » [5] et que la spiritualité ne peut être que tournée vers le souci de soi, vers l’expérimentation du divin en soi avec toutes les ambiguïtés que cela peut comporter : la citation d’Éluard, après tout, avait aussi servi de bandeau au Matin des magiciens qui donnait déjà le coup d’envoi aux troubles penchants pour l’ésotérisme de la revue Planète…
Delightfull horror.
Le second déplacement du schéma marxien se situe non plus au niveau des modes de subjectivation, mais à celui de la médecine ou de la médication. La métaphore de l’opium était éloquente : l’opium est à la fois un narcotique et un euphorisant. La religion apparaissait en ce sens comme la promesse d’un monde meilleur, d’un paradis merveilleux, la compensation imaginaire à la misère de la créature, l’idéologie qui justifie la résignation devant le malheur réel. Sur le modèle du rêve elle était, comme chez Freud, la réalisation d’un désir infantile, la consolation de l’enfant qui est en nous, de l’enfant qui pleure et qui veut être aimé : heureux les pauvres en esprit, car…
Il n’en va pas de même de l’ayahuasca, car la décoction dans laquelle elle intervient fait vomir et donne des hallucinations colorées et terribles, des visions et des rêves d’animaux monstrueux qui suscitent la répulsion et surtout une grande frayeur. Le voyage peut en effet mal se terminer, la Moire Atropos peut couper le fil et le fuseau cessant de tourner (a-tropos, en grec), le trip peut devenir très rapidement un bad trip (p. 215). D’où l’étrange fascination-répulsion que provoque le chamanisme mystique et la « délicieuse frayeur » (p. 171) qui peut s’emparer du touriste occidental. On reconnaît dans cet oxymore l’essentiel de la théorie de Burke sur le sublime, le premier à opposer à l’esthétique du beau qui plaît l’esthétique du sublime qui est celle du terrible. Tout se passe en effet comme si, d’une religion à l’autre, on était passé du merveilleux au terrible, et comme si, un peu comme Artaud ou Michaux, nos contemporains étaient cette fois-ci devenus avides en consommant de l’ayahuasca, des solutions extrêmes qui caractérisent un exotisme maximal. L’aide de médiateurs culturels — intermédiaires entre les cultures — leur est même nécessaire pour leur permettre de rencontrer sans trop d’angoisse ni de crainte (suave mari magno…) ce qu’ardemment ils convoitent et ce qu’ils trouvent : un grandiose ensauvagement, la rencontre d’une altérité primitive pure et dure, vierge ou indemne de tout le matérialisme faisandé venu d’Occident.
Du romantisme, derechef.
Pour rendre compte de l’étrange fascination-répulsion que suscite le chamanisme, Jean-Loup Amselle sollicite le concept de romantisme : le chamanisme serait un nouvel avatar du romantisme et notre époque serait de nouveau en proie à une formidable révolution, au sens originel du terme, ou à une retrorévolution selon le titre d’un de ses livres, à une volonté de retourner (retro) à l’origine comme les astres retournent au point zéro après un tour. Porté par un désir de réenchanter le monde et de retrouver sa part d’ombre, d’explorer le fond matriciel et chtonien du monde si longtemps refoulé, le romantisme est effectivement d’abord une réaction au rationalisme de la philosophie des Lumières, une révolte contre la conception matérialiste et mécaniste de la nature. Le romantisme est donc solidaire d’une certaine forme d’irrationalisme (parapsychologie, voyance, télépathie…) dont on retrouve l’écho dans les études de cas examinés par l’auteur.
Saint-Simon pensait que l’histoire du monde occidental passait par une succession de phases organiques et de phases critiques. Le romantisme en ce sens, par opposition au classicisme, serait un style de désaccord (désaccord entre l’homme et le monde, désaccord entre les hommes, désaccord entre l’homme et lui-même) et il appartiendrait à une période éminemment critique, ce qui expliquerait qu’il soit solidaire du développement d’un individualisme et d’un repli sur soi qui, avec la fin des « grands récits » hérités des Lumières (la croyance au progrès distingue les modernes des postmodernes) ou l’effondrement des idéologies, sont devenus omniprésents aujourd’hui. L’homme arraché à la tradition ne se sent plus membre d’un corps. Ne se définissant plus comme un être d’appartenance, il chercherait alors à surmonter son malaise en essayant d’entrer en contact avec le cosmos. Et cela ouvrirait la porte à des croyances, à des pratiques et même à une médecine qui remettrait en cause la rationalité occidentale [6].
Nord/Sud.
Le contraste de la philosophie des Lumières et du romantisme s’accompagne donc de l’opposition radicale de la médecine du Nord et de celle du Sud (p. 36), et c’est le Nord qui demande aujourd’hui au Sud de le soigner. Car les nouveaux zélateurs des médecines alternatives jettent l’opprobre sur la médecine scientifique taxée d’être positiviste, matérialiste, analytique… coupable qui plus est de maintenir une distance infranchissable entre le sujet et l’objet, distance qui n’existe pas dans les médecines indigènes qui sont au contraire organicistes, holistiques et qui soignent non pas des processus biologiques, mais la destinée singulière des hommes malades (p. 36, p. 188, p. 210). Mais on ne peut étudier cette médecine et cette culture de l’extérieur, il faut y participer, c’est-à-dire prendre de l’ayahuasca. La conversion indigéniste accomplie par l’affabulateur talentueux que fut Castaneda représente le modèle de cet holisme qui recommande une immersion fusionnelle et participative [7], qui est l’exact opposé des principes fondamentaux de la méthodologie occidentale (p. 41).
La noblesse et la roture.
Cette même attitude romantique, l’auteur la repère et la dénonce chez tous ceux [8] qui entendent distinguer le chamanisme authentique des communautés natives autochtones du néo-chamanisme cupide et perverti que l’on peut trouver sur un marché en pleine extension et qui serait le fonds de commerce des métis. Les dérives sectaires (reconnaissable à la sujétion à l’égard d’un gourou), une spiritualité populaire au rabais, des attitudes mercantiles seraient le propre d’un néo-chamanisme complètement désocialisé. La noblesse ancestrale et la profondeur symbolique n’appartiendraient en propre qu’au chamanisme et serait réservé aux recherches de l’élite, celle des anthropologues amérindiens (p. 48, p. 118).
Jean-Loup Amselle a beau jeu de repérer dans cette nouvelle idéalisation de l’origine, dans cette idolâtrie du primitif, et dans le dénigrement concomitant de ce qui apparaît comme simplement dérivé et inauthentique, une mystification supplémentaire. D’abord le chamanisme mystique est une invention ou une construction très contemporaine dont sont responsables les anthropologues et autres prétendants au savoir qui mélangent les registres scientifiques et spirituels et donnent une caution ainsi qu’une légitimité scientifique à des croyances et à des pratiques pour le moins douteuses. Sont épinglés au passage les très médiatiques frères Bogdanov, mais aussi Frédéric Lenoir du Monde des religions et Michel Cazenave, producteur à France culture de l’émission « Les vivants et les dieux ». L’utilisation du mot même de « chamane » procède de l’extension indue d’un terme d’origine toungouse (p. 121) à tout ce que l’on nommait autrefois et ailleurs « médecins », « devins », « magiciens », « guérisseurs », « sorciers »… Par ailleurs, la promotion et l’essentialisation de ce « chamanisme traditionnel » reviennent
à passer sous silence tous les échanges qui ont pu exister entre les groupes autochtones avant la colonisation espagnole de même que tous les emprunts qui ont pu être effectués par les communautés natives en matière culturelle et religieuse depuis la conquête espagnole. (p. 49)
Fort curieusement, ce sont à des « étrangers » et non à des autochtones qu’est imputable la construction de ce « chamanisme traditionnel » qui charrie tous les travers d’un imaginaire touristique caricatural (p. 205). Ne voyant dans la colonisation des Indiens que la perpétuation d’un « ethnocide » (Jaulin 1970), certains vont jusqu’à se prétendre plus indigènes que les indigènes considérés comme définitivement « acculturés ».
Face à ce retour insidieux de l’obscurantisme, il ne faut pas craindre de répéter qu’il n’y a pas de recours contre la raison, « le propre de la raison, disait Spinoza (Éthique II), [étant] de considérer toutes choses non comme contingentes mais comme nécessaires » et de constituer des concaténations causales. Affirmé ainsi dans son principe, on conçoit que le rationalisme ne peut pas faire très bon ménage avec les thématiques chères au romantisme : celle du merveilleux, du mystérieux, du surnaturel, du spectaculaire, de l’étrange, du fantastique… La science est à ce prix et l’auteur affirme très clairement son refus d’absorber de l’ayahuasca (substance qui, associée à la chacruna, devient hallucinogène), son refus de passer de « l’autre côté » (p. 21) et d’accéder à l’« autre dimension » (ibid.) promise. Il stigmatise la posture selon laquelle il faudrait être initié pour connaître un rite de l’intérieur et dénonce les communions illusoires et les phénomènes de suggestion souvent à l’œuvre dans ce genre de cérémonies.
La posture universaliste de l’auteur ne fait qu’un avec l’affirmation de l’animal rationnel ; elle nous commande de résister aux sirènes du primitivisme, du nationalisme, du relativisme, du racialisme… qui ont été les péchés mortels du romantisme et qui refont surface aujourd’hui avec la caution du plus illustre de nos anthropologues, Lévi-Strauss. Face à de telles dérives, Jean-Loup Amselle, dans un de ses derniers livres, avait déjà calmement proclamé : « J’ai toujours été attentif aux ressemblances plutôt qu’aux différences entre les êtres humains » (Amselle 2011).
Repentirs.
De façon transversale, à côté des 50 entretiens qui constituent la base de cette enquête extensive, un dialogue plus souterrain se poursuit dans ce livre avec la psychanalyse. L’auteur non seulement évoque les effets bénéfiques qu’il a tirés de son analyse (les « tropiques du moi », p. 68-74), mais il revient à plusieurs reprises sur les caractéristiques communes de la cure psychanalytique et de la cérémonie chamanique. Cela lui permet, dans un premier temps, de sauver le postulat de rationalité, comme l’avait fait Lévi-Strauss dans l’article célèbre « Le sorcier et sa magie » [9] (1958). Dans la psychanalyse, comme dans le marxisme, se poursuit en effet un seul débat, écrivait Lacan, qui se reconnaît pour le débat des Lumières. Mais, dans un deuxième temps, ces deux pratiques (cure psychanalytique et cérémonie chamanique) sont accusées d’être des faiseuses d’ordre social, des instruments de normalisation, de recadrage social des individus (p. 73, p. 220). Entre Freud et Marx — ou entre Hobbes et Rousseau —, il fallait effectivement choisir et fixer le sujet d’imputabilité du mal (l’homme ou la société), et Amselle a tranché : il y a moins, écrit-il, à regretter la contestation dont la psychanalyse a été l’objet que la disparition du marxisme.
Il n’y a peut-être dans ce livre rien de plus émouvant et de plus révélateur de ses orientations que la sorte de confession à laquelle se livre l’auteur, malgré ses réticences, à parler de son implication personnelle dans la vie des acteurs (p. 20). Comme autant de repentirs apportés à son portrait, il écrit à la première personne, revient sur son parcours, évoque sa propre psychanalyse, avoue l’attirance pour le surnaturel qu’il a pu connaître en tant qu’africaniste sur une terre saturée de sacré, totalement immergée dans l’univers de la sorcellerie, et comme incidemment, il rapporte l’amitié qui l’a lié à son collègue, l’anthropologue Jean-Marie Gibbal qui incarne plus qu’un autre cette tentation dont aujourd’hui il se défend (p. 69). Pour avoir rencontré l’auteur de Tambours d’eau à Bamako, pour l’avoir suivi sur le terrain où les djinns « chevauchaient » les fidèles [10], je peux témoigner de la sorte de fascination qu’il éprouva pour les phénomènes de transe possessive, mais aussi de la séduction qu’exerça sur sa vocation et son écriture l’œuvre de Michel Leiris demeurée curieusement « hors champ » dans le livre d’Amselle. Leiris avait ressenti, lui aussi, le terrible appel du continent noir, il était parti comme sur les pas de Rimbaud à la recherche d’« un Graal obstinément poursuivi » (Bataille 1939), il avait voulu, par une participation directe ou une attitude empathique, partager les rêves de ses hôtes, « nager, comme il le dit lors de son séjour en Abyssinie en 1932, dans les eaux du primitivisme ». Resté obsédé par un fantasme de communion totale, de plongée orphique et poétique dans la magie, il avait en conséquence manifesté la même méfiance, le même ressentiment [11] à l’égard de cette science qui vous fait prendre une position d’observateur dans des circonstances où il faudrait complètement s’abandonner. Le recours à une écriture alternativement scientifique et littéraire lui permit de surmonter la distinction constitutive des sciences sociales entre l’émique (le sens donné par les autochtones) et l’étique (le sens savant). L’expérience de la transe n’est-elle pas analogue à celle de l’inspiration poétique et à ces « illuminations » qui fracturent la réalité instituée ? La permanence d’un topos romantique et d’une propension à dramatiser l’aventure ethnographique est bien en effet présente ici et n’est guère compatible avec les exigences de la méthode scientifique, qui entend considérer les phénomènes sociaux comme des choses, ce qui exclut par principe la participation.
Malentendus.
La terreur et l’exaltation « coquettement entretenues par les professionnels d’une ethnologie dangereusement participative » (Marc Augé cité par Olivier de Sardan 1988) ne sont en réalité que l’expression des intérêts intellectuels des ethnologues, qui projettent de manière très ethnocentrique leurs représentations des systèmes magico-religieux sur une réalité à laquelle ils font violence. La perception occidentale de la magie, de la possession, de la sorcellerie, présentées comme extraordinaires, surnaturelles repose, écrit Olivier de Sardan (1988), sur un énorme malentendu. Les peuples « primitifs » n’ont aucun rapport à ce que nous appelons « la nature », ils vivent dans un monde de signes, dans un monde enchanté fait de sortilèges et peuplé d’esprits, de telle sorte que l’intervention des génies dans la vie quotidienne ou l’efficacité de la pratique des charmes relève du registre du quotidien, du banal, du profane. Les sociétés indigènes ne croient pas plus à leurs génies que les Grecs ne croyaient à leurs dieux ; ceux-ci ne relevaient pas du registre de la croyance, mais de celui de l’évidence, du « cela va de soi » : chacun d’entre eux est une des figures (Gestalt, comme disait à propos des dieux grecs Walter Friedrich Otto, 1955) de la manifestation de la phusis qui se cache et aime la crypte selon l’expression d’Héraclite. Mutatis mutandis, il en va de même de toutes les religions « païennes ».
La distorsion entre la perception occidentale et la perception indigène s’approfondit dans le cas des nouveaux « touristes » [12] qui se rendent en Amazonie péruvienne en quête d’expériences hors de commun, de telle sorte que l’on peut douter de leur capacité à pénétrer les mondes ésotériques de sociétés si éloignées. En ingérant la décoction de plantes dont la principale est une liane, la Banisteriopsis caapi, et celle aussi d’un arbuste, la Psychotria viridis (p. 225), les Indiens d’Amazonie entrent en contact avec les propriétaires des « êtres de la forêt » (Nathan 2013). Elle sert donc aux chasseurs à négocier, avec leurs propriétaires, la possibilité de « cueillir » des animaux et aux « chamanes » à découvrir les êtres qui ont pu s’emparer de l’âme d’un malade.
Comment un Occidental qui n’est ni chasseur ni chamane pourrait-il rencontrer les « propriétaires » ? D’autant que le mot quechua ayahuasca vient de aya, « corde », et de huasca, « cadavre ». Mais les organisateurs des voyages en Amazonie destinés aux amateurs d’une contre-culture new age, qui prétend unir homme et cosmos, proposent une substance qu’ils appellent non « corde des cadavres », mais « liane des esprits ». On voit que le malentendu culturel pourrait se doubler alors d’un quiproquo linguistique…
Hémiplégie ?
En utilisant à plusieurs reprises l’adjectif « cartésien », Amselle a bien repéré, dans la machine de guerre dressée par Descartes contre l’obscurantisme et les « mauvaises doctrines », dans la célèbre « méthode » qui n’admet d’autorité que celle de l’évidence, l’origine de la tradition des Lumières dont il se réclame. Mais ce n’est là qu’une demi-vérité et on pourrait quand même faire remarquer à l’auteur que cette fameuse méthode a été dictée à Descartes dans une nuit d’enthousiasme, comme si la raison devait toujours s’alimenter à son autre, comme si animus avait besoin d’anima ou le cerveau gauche du cerveau droit [13]. De la même façon, l’iconoclasme épistémologique de Bachelard, qui disqualifie l’imagination au profit du travail de conceptualisation qui culmine dans la science, s’accompagne de la reconnaissance de la puissance de l’imagination, la reine des facultés disait Baudelaire. Elle s’accomplit dans la poésie qui « doue d’authenticité notre séjour » (Mallarmé, cor. 297)) parce qu’elle reçoit l’écho profond du monde. Elle est la seule à appréhender le réel dans sa profondeur, à enraciner la vérité dans un corps emmêlé avec le monde : « Quand un rêveur parle, qui parle, lui-même ou le monde ? » demandait Bachelard (1960, p. 160) ? Quand celui-ci procède à ce qu’il appelle une psychanalyse de l’imagination, ce n’est pas pour la discréditer, mais pour lui rendre sa véritable fonction qui n’est pas de se substituer à la science. Ce double mouvement, on le retrouve aussi chez Michel Leiris (2005) qui, sur le modèle de la topographie parisienne, discerne, dans le rapport qu’on peut entretenir avec le monde, une double pente, une « rive gauche » et une « rive droite ». Sur sa gauche se trouve toute une tradition, celle qui, pour atteindre l’objectivité, porte « la subjectivité à son comble », celle qui l’a poussé à quitter l’Europe, à partir en quête de ce qui peut l’émouvoir et le sortir de lui-même ; elle commence avec Rimbaud, atteint son apogée avec Bataille et passe par Breton et le surréalisme. C’est elle qui le porte à déclarer, lors de son séjour éthiopien, le 14 septembre 1932 (p. 374) : « Jamais je n’avais senti à quel point je suis religieux, mais dans une religion où il est nécessaire que l’on me fasse voir le Dieu ». Sur sa droite se trouvent les théories ethnographiques de Durkheim et Mauss dont il se réclame aussi et qui lui ont appris à rédiger et à classer des fiches. Comment n’aurait-il pas été dans les deux camps à la fois ? Sur son modèle, Gibbal, dans les années 80, tentera de mêler lui aussi désir de savoir et désir d’amour, et, dans son journal, écriture objective et écriture subjective.
Reprochera-t-on alors à l’anthropologie de Jean-Loup Amselle d’être au contraire hémiplégique, d’être une anthropologie du non (non participante, non différencialiste…) mais d’un « non » qui anéantirait ce qu’il dénonce plutôt que de le conserver et de le ressaisir (comme dans La philosophie du « non » de Bachelard 1940) ? C’est en tout cas ce que nous lui avions déjà reproché ici même en rappelant que, dans la tradition républicaine, l’égalité qu’il défendait n’avait de sens qu’opposée à sa sœur ennemie (selon l’expression de Bergson), la liberté qui donne sens à ce que Hannah Arendt appelait la pluralité humaine. Le reproche ne peut-il pas être réitéré en ce nouveau combat ? On peut en effet stigmatiser l’idéalisation romantique de l’altérité, dénoncer la célébration et la séduction de « l’altérité radicale » devenue en effet très à la mode dans la middle class sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain : les fantasmagories, hallucinations, délires interprétatifs ne sont peut-être pas à mettre sur le même plan que toute une tradition mystique qui honore l’humanité. Bien loin de verser dans l’irrationalisme, avec elle pourrait s’accomplir au contraire une rationalité échappant à tout positivisme, une rationalité devenue, au sens plénier du terme, pleinement critique. C’est ce que montre, par exemple, le cas de Pascal ou du dernier Schelling [14] ici rapidement brocardé en raison de ses sympathies pour la voyance (p. 30). « L’un des motifs les plus puissants qui ait conduit l’homme vers l’art et la science était celui d’échapper au quotidien » disait Einstein, et c’est sans aucun doute plus vrai encore pour la religion qui permet à l’homme de rêver d’y échapper et de devenir autre. Plutôt que de retour de l’irrationnel, on pourrait voir plutôt, dans le désir dévoyé d’exotisme et de communion cosmique qui se développe chez nos contemporains, un retour du refoulé, le retour ou la résurgence d’une sorte de contre-courant ou de contre-chant de la pensée dominante [15] qui n’a pourtant cessé de l’alimenter et de dialoguer avec elle.
Sachons gré pourtant à Jean-Loup Amselle d’avoir aiguisé plus encore notre regard, de nous avoir obligés à nous interroger sur le goût que nous pouvons avoir pour le « primitif », par exemple. Nous sommes bien les fils de notre temps et, pas plus que pour le rocher de Rhodes (Hic Rhodus hic saltus), nul ne peut sauter par dessus son temps. Mais la déconstruction [16] des identités que nous croyions éternelles, des principes que nous pensions immuables, plutôt que d’ouvrir la porte au relativisme et au nihilisme, ne nous permet-elle pas de séparer le bon grain de l’ivraie et d’ouvrir nos réalités à ce qui est vraiment autre, hétérogène, incalculable, de valoriser l’altérité [17], l’étranger et le dehors sans les ramener à ce que nous avions déjà dans la tête ? « Plein de mérites » sans doute que ce travail critique de discernement mais, continuait Hölderlin (1823), « c’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre » (v. 75, 76). La question moderne par excellence reviendrait alors peut-être à se demander comment prendre acte de la mort de Dieu sans donner son aval au monde plat et désolant de l’équivalence généralisée ; comment trouver, sans drogue, dans le monde, une ouverture sur un dehors qui soit autre chose que l’ombre de Dieu ? L’indécence consisterait en effet à recréer un au-delà ou un arrière-monde en voulant donner forme, figure, identité, signification à cette ouverture ou à cette déchirure comme le fait, en effet, toute idéologie.