Le journal Le Monde, quotidien national français de référence, habituellement plutôt fiable, vient de faire une bourde : dans un article du 13 avril 2005, intitulé « L’urbanisation sans répit du territoire français », Hervé Kempf se fait l’écho d’une étude récente de l’Institut français de l’environnement ( [1].
Voilà. Tout est dit. Tant qu’il en est encore temps, agriculteurs, paysans, hommes habitants, gens des campagnes — pardons, de l’« espace campagnard » —, fuyez la France, ce pays qu’un si grand danger menace.
Soit dit tout à fait entre nous : la situation est en fait bien pire ! Qu’on se le dise au fond des cours de fermes : l’urbain est omniprésent, l’artificiel est partout. Et en plus, sournois qu’il est, l’urbain se cache en nous, nous colonise de l’intérieur, nous prend aux tripes : il se manifeste partout dans des degrés d’urbanité, le bougre. Même vous, honorables serviteurs de la terre nourricière, vénérables jardiniers du pré carré français, admirables dépositaires des terroirs de France, vous aussi vous regardez la télévision, votre femme travaille à la pharmacie du bourg, vos enfants sont promis à une brillante carrière dans le tertiaire, et comble de votre bonheur affectif, social (raison sociale comprise), moral et financier, vous recevez chaque année à la belle saison des quantité de touristes, compatriotes ou Anglais de tous les pays du monde connu (de vous). En France, en avril 2005 : agriculteurs, vous êtes des urbains qui prennent beaucoup de place.
Votre activité est fondée sur l’exploitation du sol, plus ou moins directement, et même hors de lui. C’est fièrement que, vous sentant de plus en plus urbains, vous avez, au moment opportun, décidé d’intensifier votre agriculture, vous approchant en cela encore un peu plus de l’urbanité qui depuis tant d’années vous taraude, traduisant pour ce faire la densification dans les termes qui sont les vôtres. Et c’est avec le plus grand plaisir que nous vous comptons aujourd’hui parmi les urbains, comprenant très bien qu’il vous faille, pour vous développer, un peu plus de place que les autres.
Mais ce n’est pas tout : il nous faut aussi vous louer pour le remarquable travail d’artificialisation du territoire que vous, vos parents, vos aïeux, vos ancêtres, et pour les siècles des siècles, avez conduit continûment, à la sueur de votre front, défrichant, amendant, plantant, bref, mettant en valeur cette terre inculte que la Nature nous avait légué (intacte) au sortir des âges géologiques. Après les égarements expérimentaux des hommes du paléolithique, chasseurs-cueilleurs et donc redoutables prédateurs, ignorant tout du développement durable, vous avez sauvé l’humanité en inaugurant pour son compte l’ère de la production. L’agriculteur français du néolithique est votre honneur, et ce pour l’éternité, le seul horizon temporel à la mesure de la France.
Aujourd’hui, agriculteurs de tous les pays, vous êtes l’honneur de la France. Vous seuls pouvez sauvegarder son âme urbaine sur l’ensemble de son territoire, de Lisbonne à Vilnius et de Tulé à Ankara. C’est donc en toute modestie que les quelques urbains des villes qui sont de mes amis, une minorité symbolique sans prétention, nous vous demandons de nous faire une petite place dans ces sanctuaires que vous jardinez avec la plus grande dévotion, et pour notre plus grand plaisir. Et si cela peut aider à obtenir votre approbation, quoique je mesure bien le caractère exorbitant de ma demande, je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour faire de notre pays la patrie universelle de tous les paysans du monde, urbains compris. Comme l’a dit avec justesse Michel Rocard : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part », part qui chez nous s’élève à exactement 95% du territoire.