Écrivain et écrivain d’art, certainement pour un public de lecteurs cultivés, André Malraux (1901-1976) nous laisse rarement ignorer ses obsessions [1] artistiques. Il n’a jamais cessé d’être fasciné par les formes que l’homme a captées sur la terre et à travers lesquelles il a tenté de se connaître [2]. Le souci de dégager la signification de l’art traverse par conséquent l’ensemble de sa production esthétique. Muni d’un savoir constitué au cours des visites et fréquentations muséales accumulées, puisé non moins dans sa lecture des spécialistes [3] , il consacre les pages les plus célèbres et parfois les plus intenses de ses Écrits sur l’art [4] à statuer sur les formes et les processus de création des œuvres d’art. Il redouble par ailleurs cette attention en ne cessant de demeurer vigilant à la composition des pages de ses ouvrages, surveillant la qualité et la taille des reproductions, incitant de ce fait à la lecture simultanée du lisible et du visible, afin que ces ouvrages ne se substituent pas tout à fait aux œuvres mêmes. Surveillé, cet agencement favorise, de surcroît, l’indépendance de la reproduction de l’œuvre d’art, de sa photographie, faisant jouer pleinement au livre la partition même du Musée imaginaire.
[5], afin de comprendre sa thèse à coup sûr, il faut encore se remémorer tout un contexte qui, depuis les années 1930, retravaille, informations à l’appui et visions fulgurantes toutes attisées, les questions d’esthétique et d’art, avec des succès cependant mitigés. Aucun lecteur ne peut demeurer indifférent aux allusions constamment faites par Malraux au Walter Benjamin de la reproductibilité de l’œuvre d’art (1, p. 1194), au Martin Heidegger de l’origine de l’œuvre d’art, au Ernst Gombrich de la « part du spectateur » (lequel transforme les traits de pinceau en image [pour lui]).
Lorsque, les derniers phrasés du texte refermés, le lecteur revient de ces amples et solennels parcours à travers l’histoire de l’art (et l’espace du monde comme celui des civilisations), il a répertorié toute une série de thèmes à commenter : le statut de la création artistique (cette implacable pulsion qui pousse l’artiste à détruire les formes dont il est né [1, p. 286], qui différencie le style de l’artiste et la vision du monde du non-artiste [1, p. 583sq]), du style (puisque l’art est ce par quoi les formes deviennent style, [1, p. 485]), de la forme, de l’artiste, de l’art conçu comme anti-destin, etc. Mais, en ces domaines comme en beaucoup d’autres, on ne peut s’arrêter sur chaque point. Aussi, dans ce commentaire, choisissons-nous seulement de délivrer de ses balbutiements chez Malraux [6] la question du spectateur. Pour deux raisons : la première, parce que « délivrer » est bien le mot ; Malraux considère que l’art moderne a inventé deux idées centrales : l’idée d’art et l’idée exemplaire de l’artiste ; mais il laisse de côté l’idée de spectateur — « tout art très différent de celui qui l’a précédé appelle une transformation du goût, à laquelle il n’y a pas lieu de s’arrêter » (1, p. 857) — en ne pouvant s’empêcher pourtant d’y faire sans cesse allusion (1, p. 882). La seconde, parce que cette question du spectateur peut suggérer de multiples recherches à entreprendre dans le cadre des sciences sociales.
Regard esthétique moderne et invention du spectateur.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas pour l’artiste que le tableau ou la statue agissent comme mode de représentation, mais pour le spectateur mal formé (déformé ?). Le tableau ou la statue, au contraire, cherchent à lui faire comprendre qu’il existe un monde de l’art qui n’est pas le monde réel. Le spectateur en retour doit apprendre à se convertir à un monde de formes. Veut-on deux modèles de cette attitude ? Au plafond de la Chapelle Sixtine, un Jérémie absorbé dans sa lecture nous apprend à regarder une œuvre face à face sans chercher derrière elle quelque chose qui y serait caché. Dans la peinture de Giotto, les figures, elles aussi, existent les unes en fonction des autres et se regardent mutuellement (1, p. 474) [7]. Quel spectateur ne perçoit pas dans ces œuvres une leçon d’esthétique, une leçon portant sur la manière de se comporter vis-à-vis de l’art ?
Mais pour bien saisir cette place nouvelle du spectateur et ce mode de fonctionnement esthétique, il faut comprendre simultanément par quelle métamorphose s’est constitué le spectateur et ce avec quoi il s’accorde (1, p. 516). Sans doute Malraux travaille-t-il en moderne – en homme qui a perdu une relation millénaire avec le cosmos, et conquiert le monde (1, p. 841). Il soumet la totalité du monde de l’art à cette conception du spectateur et cette mutation du regard. C’est dire s’il fait de toutes considérations portant sur les affaires artistiques, puisée dans le fond de l’art « universel », une affaire de révolution esthétique, d’éducation du regard. Mais non de beauté ! L’existence péremptoire du beau a quitté les œuvres et l’art depuis longtemps (1, p. 314 et 320). Victor Hugo nous en a légué le commentaire (Préface de Cromwell). L’artiste n’a pas à recopier le beau. Le tableau, la sculpture sont des œuvres qui n’imitent ni n’illustrent. Les grandes œuvres jamais. Pas davantage l’art depuis qu’il est moderne (1, p. 250 et 266), et déploie l’idée d’art (2, p. 9 et 262).
Ce regard, s’il arrive à être emporté par un amateur, ne surgit évidemment pas du néant. Chaque spectateur peut apprendre et doit apprendre, fut-ce laborieusement, que le monde de l’art n’est pas le monde réel ni sa copie, sinon, sitôt l’audition de la tragédie d’Œdipe terminée, il déciderait lui aussi de se crever les yeux (1, p. 931). Il existe un fossé entre le destin tragique d’un personnage et le spectateur qui se contente de concevoir le tragique. Le spectateur doit s’exercer, comparer (1, p. 512), imaginer moins la métamorphose du monde en une œuvre, comme on le croit souvent, que la métamorphose du tableau en monde à soi tout seul. Dès lors, son premier effort – qui l’arrache aux illusions de la représentation comme à celles du décor (s’adressant exclusivement au plaisir de l’œil, (2, p. 152) —, doit contribuer à l’aider à se déprendre de soi, de ces fausses vertus de la ressemblance qui l’empêchent de comprendre que toute œuvre ne tend à rien d’autre qu’à faire œuvre.
Au demeurant, la conscience d’avoir à accomplir cet effort est d’apprentissage récent. Pour s’arracher à la facilité de la référence à la nature, il fallait que l’art soit inventé. Et pour que cette idée d’art « pût naître, il fallut que les œuvres fussent séparées de leur fonction » (1, p. 248). Ce fut le prix à payer pour que la place du spectateur soit enfin déterminée. Et payer ce prix fut une délivrance. Le spectateur enfin pouvait n’être plus rien d’autre que celui qui regarde une œuvre comme œuvre d’art. Rien n’est plus révélateur a contrario que ces œuvres qui ne renvoient pas à l’idée d’art, et qui par conséquent interdisent un rôle que nous n’ignorons plus. L’aura (1, p. 260) entretenue dans et par l’œuvre grecque, romaine ou médiévale lui ôte son fonctionnement propre, créant des scènes singulières dont tout spectateur est tenu éloigné. Le spectateur ne serait donc rien de plus que cet être qui a remplacé la contemplation et la foi par l’amour de l’art !
Néanmoins, si cette métamorphose commence avant lui, c’est le musée qui, en dernier lieu, a été la pièce maîtresse de cette métamorphose. Car en lui, l’art n’a plus d’autre fin que lui-même. C’est seulement dans le musée qu’on peut voir des œuvres grecques sans la Grèce. En lui s’achève l’époque où les œuvres étaient des moyens d’accès au domaine divin (1, p. 248 ; 2, p. 54). Le musée a donc ordonné notre sensibilité artistique à l’esthétique (dont le souvenir s’entretient dans la célèbre définition de l’art donnée par Maurice Denis, répétée en 1, p. 247 ; 2, p. 33, 665 sq. et 788 [8]). Vierge ou statue, représentation ou être ? Il n’y a plus à choisir. L’ère du spectateur est aussi l’ère d’une des plus importantes métamorphoses du domaine de l’art.
Histoire de l’art occidental et statut du spectateur.
Ce fil conducteur permet simultanément de reconstruire brièvement l’histoire de l’art [9] — l’histoire des arts plutôt (1, p. 958). Malraux ne se présente certes pas comme un historien. Il s’en défend même (2, p. 37, 500 et 1399). Mais, tout en ordonnant ses références à l’idée de Musée imaginaire, c’est-à-dire sans recours à une téléologie ou à une hiérarchie (2, p. 34), il ne peut cependant éviter cette histoire (et ses concepts : original, copie, métamorphose, rupture, négation, etc.). Mais, une véritable histoire, agitée, dont on peut souligner la non-linéarité (2, p. 303, 304, 435 et 654).
Le registre de l’art et des hommes n’est pas celui, répétitif, de la nature. L’art est même la condition de survie du monde, puisqu’il donne de la vie, du rythme, de la métamorphose à toutes choses humaines. Ce sont ces métamorphoses qui contribuent à définir l’histoire. Au cœur de cette histoire de l’art, le sourire (celui de la tête d’éphèbe du musée de l’Acropole, celui de l’ange de Reims, ou le premier sourire de la Chine). Il confirme ce que les peintres savent depuis longtemps : que l’œuvre d’art est œuvre d’art, même si l’œuvre d’art ne réussit à le dire que depuis peu (« car les peintres ne l’ont jamais ignoré, même lorsqu’il était le moins distinct » [1, p. 805 ; 2, p. 782]). La vérité de la peinture c’est d’ailleurs la peinture qui la libère, en se défaisant de la représentation. Elle la libère comme la vérité de toute œuvre. Rien d’autre ici que le discours kantien de la finalité sans fin : « la création ne sert jamais que l’objet de sa propre poursuite » (1, p. 1004 ; 2, p. 9). Voilà aussi pourquoi, l’histoire de l’art, ce sont des formes appelées par des schèmes (forgés en chaque artiste) qui s’organisent en ruptures les unes avec les autres.
À propos de cette histoire de l’art, évoquons en quelques mots les temps les plus anciens, ceux durant lesquels l’art reste une permanente cérémonie ou suscite de la communion (2, p. 391 et 397), et se fait témoignage de piété (2, p. 496). Sauf en ce qui regarde la sculpture (1, p. 998), l’art grec n’a pas réussi à vaincre l’obsession de la vérité. Byzance, entre l’antique et le médiéval, et le gothique – qui ne sont pas plus maladroit l’un et l’autre qu’ils ne convergent simplement vers Dieu – ne cessent de s’accommoder de cette volonté de s’approcher du vrai (1, p. 431 ; 2, p. 24), le Surnaturel. Mais, celui qui a mis fin à la « peinture grecque et byzantine » (dit Vasari), Giotto, sans doute le premier (1, p. 474 ; 2, p. 308sq), change la nature de la participation du spectateur à l’aventure d’un art qui n’est plus seulement de prédication (1, p. 287 et 1189 ; 2, p. 49), mais devient un art de fiction (L’Irréel). Plus exactement, cet art fait entrer le spectateur en scène. De 1660 à 1860 (lorsque naît l’art spécifiquement moderne [10]) domine la représentation, moment de l’invention de la culture, antérieure toutefois à l’invention de l’art, et l’organisation du rapport du spectateur à l’œuvre. L’homme n’est plus orienté vers l’Être. L’homme est orientable désormais par les idées et les actions (1, p. 722 ; 2, p. 7). L’émergence du spectateur, c’est cela. Primordialement : « la volonté d’entendre l’appel véhément adressé par un chef-d’œuvre à d’autres chefs-d’œuvre, puis à toutes les œuvres qui peuvent l’entendre.. » (1, p. 805).
Puis, dans cette histoire, vient la part invincible de l’art (de l’autonomie de la peinture [2, p. 699]) : « C’est l’art dans son ensemble qui a commencé de surgir lorsque, la civilisation ayant cessé d’être orientée par les dieux, la parenté de ses accents est devenue perceptible » (1, p. 805). On passe alors du classique au spécifiquement moderne, de l’art de la fiction à la naissance de l’artiste fasciné désormais par son propre absolu. Quelques exemples majeurs : les mains des Régents de Franz Hals (1, p. 299), un tableau de Chardin (1, p. 512) suffisent à suivre le propos. Ne s’agit-il pas au fond de concevoir la peinture comme peinture, seulement (1, p. 313). Non plus un art qui suscite de la communion, mais un art qui entraîne à l’admiration : « Si la peinture est un langage spécifique, et non un moyen de représentation ou de suggestion, ce langage est présent quelle que soit la représentation, la suggestion ou l’abstraction à laquelle il se trouve lié » (1, p. 804) ? Plus de grands sujets ni d’anecdotes dans les œuvres ni d’illustrations. Ce qui, on le sait bien, ne souffre en rien d’être mis en parallèle avec la poésie et la musique. Charles Baudelaire, chacun le constate, ne raconte déjà plus, dans un monde où l’on ne cesse plus d’« exiger de la peinture et de la poésie le primat de leurs moyens d’expression spécifiques » (il en va de même pour Balzac, 2, p. 343). En un mot, « que devenait une peinture qui n’imitait plus, n’imaginait plus, et ne transfigurait plus ? Peinture » (1, p. 314). La peinture, l’art, devient maître de son objet. Le tableau devient une surface (1, p. 318), Maurice Denis, répétons-le, en a fait une devise. Mais Manet et Cézanne l’ont peint (telle est la démonstration entreprise dans l’ouvrage intitulé : L’Intemporel).
En même temps, bien sûr, les spectateurs se multiplient, et selon la même histoire : le spectateur baroque, celui qui doit être et est séduit ; le spectateur classique, le spectateur moderne, et sans doute bien d’autres.
Les habitants du musée, l’art et le spectateur.
C’est alors, dans un monde de dieux désaffectés, qu’intervient l’invention du musée. Elle constitue le premier moment d’une métamorphose essentielle du regard du spectateur. Le musée, le musée ancien (1, pp. 300 et 951) ou le musée tout court (1, p. 569), lequel métamorphose les galeries royales en « collections », dissipe l’ancienne relation représentationnelle entre les hommes et les œuvres. Il participe à l’élaboration de ce « dieu obscur » (1, p. 852), l’art, qui ordonne autour de l’idée de « style » une collection d’œuvres, enfermées dans une sorte de temple qui exige une attitude de recueillement. Ce « dieu obscur » n’est pas un dieu, mais un « absolu » (1, p. 852). Il est pour nous, une manière de lutter contre la mort — « il impose la présence commune, commune et non successive, des œuvres survivantes des civilisations mortes ou étrangères à la nôtre » (1, p. 960) — en corrélation même avec la métamorphose qu’il impose aux formes artistiques pour qu’elles deviennent des « styles ».
Le musée a ordonné notre sensibilité artistique. En dépit de ses modifications successives — qui font que Baudelaire n’a pas vu le même Louvre que « nous » (2, p. 8) —, en présentant au spectateur un monde imaginaire ou transfiguré (1, p. 250), ce n’est plus un rapport à la vérité ou à la foi que les œuvres instaurent. Elles ont été séparées d’une partie de ce qu’elles exprimaient (1, pp. 259 et 260). Le musée délivre l’œuvre de sa fonction. Dans le musée, l’art n’a plus d’autre fin que lui-même. Il invente à cet égard l’œuvre d’art et impose au spectateur une relation nouvelle avec l’œuvre, une relation à la « manière » et non plus à la représentation ; une relation à l’œuvre et non plus à quelque chose de sacré. Il lui permet de jeter son regard sur des œuvres rapprochées par le musée. Il lui ôte le souci de la contemplation esthétique, car, ce qui s’opère dans le musée, grâce à lui ou par son intermédiaire, c’est une confrontation (1, p. 204), une relation intellectualisée (1, p. 205).
Selon des considérations désormais bien établies, Malraux poursuit son analyse du musée, en mettant au jour les principes qui le constituent : le classement des œuvres, l’impératif chronologique, l’idée de progrès (et son corrélat, l’idée de « maladresse »), une certaine conception de l’histoire (1, pp. 246-7 et 263), etc. Autant dire que le musée matérialise une conception de la conscience historique (au passage, elle même, moment de l’histoire). Et il soumet la valeur des œuvres au type d’histoire qu’il matérialise.
Malraux ne s’interdit d’ailleurs pas de dénoncer quelques inconvénients matériels majeurs du musée : son éclairage, sa fragmentation des démarches, l’usage des vernis protecteurs sur les œuvres (1, p. 263).
Le Musée imaginaire : reproduction et métamorphose du spectateur.
Toutefois, l’ère des musées est sans doute close et, avec elle, celle des collections. S’ouvre maintenant devant nous l’espace d’une deuxième métamorphose, celle du musée imaginaire de la reproduction. Cette métamorphose correspond à « l’idée même de Musée imaginaire, c’est-à-dire d’un monde de l’art, héritier de toutes les civilisations par la photographie (1, p. 956). Grâce à ou du fait de la radio, du cinéma, de la photographie, se construit un art fictif dans lequel les œuvres perdent leur qualité d’objet et leur fonction, mais gagnent en signification de style (1, p. 238). Le fait incontournable du Musée imaginaire, c’est la lecture des drames sans la représentation, l’audition du disque sans concert, le regard porté sur les photos à partir du catalogue, la cathédrale, le tombeau ou la caverne entrés dans le musée. Si d’une certaine façon, l’art par cette métamorphose peut aller aux masses (par fatalité de technique, 1, p. 1193), c’est bien l’autonomie de l’art qui en est approfondie. Au demeurant, on reconnaîtra là un thème commun à plusieurs écrivains de l’époque (Walter Benjamin, Martin Heidegger, etc.), nous l’avons écrit ci-dessus.
Le problème central est que le Musée imaginaire — qui n’a sans doute « pas d’autre lieu que l’esprit de chacun » (2, p. 26) — change plus qu’on ne croit les œuvres elles-mêmes. Dans un ouvrage de photographies d’art, qui n’est pas sensible au fait que les échelles entre les œuvres sont faussées, les agrandissements confèrent la même importance à toutes les œuvres, on y escamote les dimensions des sculptures. Bref, on examine des livres et non pas des œuvres. Et si le livre étend notre connaissance, il ne favorise guère le face-à-face avec l’œuvre. Quand, enfin, la reproduction n’impose pas qu’on fasse les œuvres pour elle, et pour être vendues (1, p. 1194).
Après avoir changé les œuvres, le Musée imaginaire transforme derechef le regard du spectateur. Il le change d’abord parce que tout le comportement de son corps en est modifié. Le spectateur n’a plus à s’user les pieds pour aller au musée (ancien), le Musée imaginaire vient à lui (1, p. 211). De surcroît, la nouvelle métamorphose des œuvres, par les industries culturelles, isole, fragmente les œuvres (par exemple les enluminures, 2, p. 339) et fabrique un spectateur indéfiniment renouvelable (comme au cinéma). Ses émotions changent aussi de nature. Il s’abandonne maintenant, distrait, devant les œuvres. Sans démarche. Encore faut-il préciser que si tout cela paraît négatif, Malraux souligne aussi que les industries culturelles poussent les arts vers les masses, et que les masses peuvent porter en elles une certaine fécondité (1, pp. 1197-8).
Le Musée imaginaire n’est d’ailleurs pas sans présenter un avantage majeur. Les œuvres mondiales peuvent envahir notre culture et l’interroger. La photographie nous apporte la sculpture mondiale chez nous, et multiplie les chefs-d’œuvre reconnus, après qu’on les eut traités longtemps de « fétiches » [11] ou d’« idoles » : « les idoles deviennent des œuvres d’art en changeant de référence, en entrant dans le monde de l’art que nulle civilisation ne connut avant la nôtre » (2, p. 24). En un mot, il fait entrer au musée imaginaire l’art non blanc, non occidental (1, p. 788 ; 2, p. 1214). Il pousse à ce que l’homme blanc renonce à définir l’art pour tout le monde : Bénin, Congo, Hopis, Indes, etc., voilà autant d’œuvres qui suscitent des questions. « Comment les admirer en même temps que Poussin, que Michel-Ange ? Demandent à la fois, l’un défendant Poussin et l’autre les sauvages, le bourgeois de Molière et le montparnassien de comédie » (1, p. 802 ; 2, p. 1217).
C’est bien notre regard qui doit à nouveau se métamorphoser. L’ère du spectateur est probablement close désormais, et s’ouvre l’ère du « voyeur d’art ».
La métamorphose.
Dieu est mort, chacun le sait depuis qu’il a entendu la voix de Nietzsche mué en prophète. C’est en partie dans cet espace ouvert par le philosophe que Malraux tente de se loger, non sans travailler à tout autre chose, puisqu’il cherche simultanément à penser l’idée d’art et à donner une configuration au temps historique.
C’est la notion de métamorphose qui gouverne ces deux traits, permettant à sa pensée d’échapper à la fois à un certain mépris traditionnel pour l’art et à une conception hégélienne de l’histoire. Sans métamorphose, l’homme serait encore agenouillé devant le sacré et le monde serait voué à la répétition. Avec la métamorphose, l’art, qui nous installe dans l’éternité, a trouvé sa vocation, la lutte contre le destin dans l’effacement du sacré, et l’histoire échappe à la téléologie. Le pouvoir de l’art affronte ce que le pouvoir humain n’ose pas toujours affronter. La métamorphose donne corps aux différentes prises que l’homme exerce sur le monde.
Pour une autre fois, sans doute, après Ovide, après quelques autres, la signification de la notion de métamorphose prend une véritable consistance. Malraux la fait varier en extension et en compréhension, au gré de ses commentaires, mais elle est ici promue au rang de juge des dynamiques humaines (de l’histoire, du regard, des formes). La métamorphose ne correspond ni à un accident ni à un simple développement linéaire (1, p. 956) ou à un progrès. Elle est une manière d’annexer ce qui précède sans s’opposer à lui, mais en l’englobant et en le modifiant. La métamorphose est une pensée de la succession sans transmission automatique. Ou une transmission qui annule ce qui précède, par une métamorphose qui est l’élément animateur de toute histoire.
En matière d’art, la métamorphose définit la vie même des œuvres d’art, cette manière toute particulière qu’elles ont de se renvoyer les unes aux autres, de se relire les uns les autres et de constituer le Musée imaginaire que nous n’avons plus qu’à commenter. Et si on osait : que le commentaire n’a plus qu’à suivre infiniment en se métamorphosant lui-même, puisque telles sont les œuvres esthétiques de Malraux qu’elles se composent, se recomposent et se métamorphosent au gré des éditions [12].