La question du temps a intéressé les sciences humaines de manière intermittente depuis leur apparition. Si les « pères fondateurs » de la sociologie, à commencer par Durkheim, Simmel et Weber, y ont accordé beaucoup d’attention, le thème s’est ensuite un peu éclipsé pour soudain réapparaître en force à partir des années 1990. À partir de ce moment-là, il devient à peu près impossible de recenser le nombre de contributions consacrées de près ou de loin aux problèmes temporels tant elles sont nombreuses, et ce dans toutes les disciplines. Auparavant, quelques grands travaux peuvent bien sûr être relevés (e.g. Sorokin & Merton 1937, Evans-Pritchard 1937, Gurvitch 1963, Ricœur 1983-85, Pomian 1984, Elias 1984), mais ils n’entretiennent pas exactement le même rapport d’urgence politique avec la situation contemporaine que ceux parus ces deux dernières décennies. Que l’on diagnostique désormais une « fin de l’histoire » (Fukuyama 1992), un « sacre du présent » (Laïdi 2000) ou un « grand accélérateur » (Virilio 2010), c’est presque toujours d’une crise du temps que les auteurs veulent rendre compte. C’est dans ce contexte politique très sensible que Rosa travaille depuis de nombreuses années sur la notion d’accélération dans la modernité. Contrairement aux travaux de son illustre devancier Reinhart Koselleck, il ne s’agit pas seulement chez Rosa d’un travail d’érudition sur la généalogie et l’actualité de cette notion, mais aussi d’une intervention politique qui prend place dans la tradition critique dont Rosa se revendique explicitement. Il convient donc de le lire conformément à cette double ambition, critique et analytique.
Cela fait quelques années déjà que l’on parle des travaux de Hartmut Rosa sur la notion d’accélération dans la modernité. Jusqu’à la parution d’Accélération (ouvrage issu de sa dissertation d’habilitation et paru en 2005 chez Suhrkamp), aucun de ses textes n’était disponible en français, ce qui confinait leur réception sérieuse aux germanophones, puisque les quelques textes traduits en anglais se limitaient à quelques brefs résumés de ses thèses. C’est donc une heureuse initiative de la collection « Théorie critique » de La Découverte d’avoir réalisé une traduction de ce texte et d’en offrir maintenant le contenu aux lecteurs francophones. Dans l’ample littérature contemporaine concernant les questions temporelles, la parution du livre de Rosa en français permet aussi, et c’est un autre de ses mérites, de prendre la mesure de la très vaste bibliographie en langue allemande sur le sujet, largement inconnue des chercheurs francophones.
Plutôt que de faire un exposé systématique de ses thèses, nombreuses, je me propose ici d’entrer dans la réflexion de Hartmut Rosa par le biais d’un certain nombre de problèmes qui me paraissent être particulièrement aigus. Toutefois, afin de bien comprendre la position de Rosa, il est nécessaire d’en présenter brièvement les articulations fondamentales. Pour Rosa, l’accélération désigne trois phénomènes distincts, quoique liés entre eux, qui marquent profondément la « modernité occidentale » (je reviendrai plus tard sur les problèmes posés par la périodisation choisie par Rosa). Le premier de ces phénomènes, à la fois le plus évident et le plus largement commenté dans la littérature consacrée à la question, c’est l’accélération technique (chapitre 4), c’est-à-dire la capacité de faire une tâche plus rapidement. Le deuxième, c’est « l’accélération du changement social » (chapitre 5), que Rosa fait reposer sur la « compression du présent » (titre de l’article (« Gegenwartsschrumpfung ») et concept repris de Lübbe, 1998) et sur la transformation des horizons temporels, à la fois passés et futurs. La troisième dimension de l’accélération est, elle, constituée par « l’accélération des rythmes de vie » (chapitre 6), mesurée par la raréfaction des ressources temporelles et par l’accélération de la vitesse d’exécution des tâches. Rosa identifie ensuite trois « forces motrices » de ces accélérations. La première repose sur l’impératif de rationalisation du temps lié à l’économie capitaliste (moteur de l’accélération technique), analyse très largement reprise de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. La seconde de ces forces, appelée « culturelle », est le désir général de saisir un maximum d’opportunités dans un monde qui en offre de plus en plus, et la valorisation connexe du mouvement pour lui-même. La dernière force est ce que Rosa, à la suite de Niklas Luhmann, nomme « la temporalisation de la complexité » (Luhmann 1991). Selon cette vue, il s’agit de réagir à la complexification du monde social par le séquençage des activités, la diversité synchronique de la société se transformant en succession diachronique dans l’existence des individus.
Chacun de ces éléments de définition appellerait des commentaires et de nombreuses critiques. L’argument principal de Hartmut Rosa n’est cependant pas là. Il s’agit pour lui, une fois l’accélération définie comme principe central de la modernité, de montrer que cette dernière ne s’est pas effacée pour laisser la place à une quelconque « postmodernité » régie par d’autres principes, mais qu’elle se poursuit actuellement en suivant la même logique de l’accélération. La transformation réside donc ailleurs, c’est-à-dire dans le fait que les sociétés occidentales auraient passé il y a quelques années un certain seuil qui fait que leurs structures fondamentales, jusque-là congruentes de l’accélération, s’y opposent désormais. Ainsi, les institutions centrales qui avaient permis l’accélération dans la modernité, au premier rang desquelles l’État et l’armée (chapitre 9), sont maintenant perçues comme des freins et sont minées par la même accélération qu’elles avaient pourtant alimentée pendant environ deux siècles. Thèse forte, qui postule une continuité fondamentale entre modernité et ce que Rosa nomme, lui, « modernité tardive », continuité qui ne se peut comprendre selon lui qu’au travers de cette notion fondamentale d’accélération, puisque sinon tout le reste s’est transformé (le type de personnalité dominant, les structures sociales, la culture et le rapport à la nature, cf. p. 343).
Dans la quatrième partie, il décrit ainsi comment les valeurs et les structures de la modernité se sont renversées dans cette « modernité tardive » qui serait advenue il y a trente ou quarante ans. Le critère permettant de distinguer les différentes périodes repose sur une analyse en terme de « générations », posée de la manière suivante. Les transformations des sociétés pré-modernes n’étaient pas perceptibles pour un observateur qui avait sous ses yeux les trois ou quatre générations vivant simultanément ; les transformations des sociétés modernes s’effectuaient à un rythme générationnel ; la modernité tardive connaît en revanche des transformations intra-générationnelles, ce qui signifie qu’un individu va les vivre au cours de sa propre existence, et non plus seulement en considérant celle de ses parents ou de ses enfants. Sur ce point, il faut rappeler que l’usage de la notion de génération devrait se faire de manière très prudente. David Hume indiquait déjà que les êtres humains ne sont pas des vers à soie qui naissent et meurent tous en même temps… Si on la considère sérieusement, elle est dans une très large mesure inutilisable d’un point de vue historique ou sociologique (Hume 1994, 318-319 ; Milo 1991, 179-190). En choisissant ce critère, Rosa ne parle en réalité que de l’occupation principale des individus (qui se transmettait de père en fils dans la pré-modernité, qui change à chaque génération dans la modernité, alors que chaque individu en expérimente plusieurs dans la modernité tardive). Analyse en elle-même contestable du fait de sa trop rapide généralisation, et qui, surtout, s’applique assez mal aux autres formes de changement qui affectent la « modernité », fût-elle « tardive ».
Cette périodisation appelle cependant une autre critique. Elle est déjà extraordinairement floue en ce qui concerne la modernité, comme toujours lorsque ce terme, polysémique entre tous, est utilisé par des non-historiens. Commence-t-elle au moment de la Sattelzeit définie par Koselleck, c’est-à-dire vers la fin du 18e siècle (Koselleck 1990), ou au moment de l’industrialisation massive des économies occidentales, ou avec l’apparition de l’État et la monopolisation par ce dernier de la violence et des impôts (Elias 1969), ou encore au moment où Shakespeare écrit fameusement que « The time is out of joint » (Hamlet, I, 5, cité par Rosa 2010, p. 363) ? Est-elle définie par des changements socio-économiques, intellectuels, politiques, « culturels » ? Les problèmes se posent de manière à peu près similaire, quoique moins gravement, lorsqu’il s’agit de définir le passage de la modernité à la modernité tardive. Par-delà cette discussion chronologique, ce que Rosa oublie en réalité, c’est qu’une périodisation, dans une recherche historique sérieuse, ne peut se justifier que par rapport à une problématique précise et qu’elle ne vaudra que pour cette problématique-là, à moins de sombrer dans une nouvelle philosophie de l’histoire ou dans la définition d’epistemè au sens foucaldien du terme (outil spécifiquement philosophique qui n’a, faut-il le rappeler, pas grand-chose à voir avec les recherches des historiens). Dans le cas qui nous occupe, il conviendrait de définir les bornes chronologiques pertinentes pour l’examen de l’accélération. Cette méthode ne peut évidemment convenir à Rosa puisqu’il s’agit pour lui de faire la démonstration inverse, à savoir que l’accélération est la marque la plus centrale de la modernité, donc en partant du principe que cette dernière a une existence historique bien établie. En périodisant sa recherche par rapport à son objet d’étude, son assertion deviendrait purement et simplement tautologique (ce qu’à mon sens elle est en effet). L’intérêt de l’ouvrage ne peut donc résider, contrairement à ce que prétend Rosa, dans une nouvelle théorie de la modernité, mais, plus modestement devrions-nous dire, dans l’analyse d’un ensemble de processus que connaissent les sociétés occidentales (lesquelles exactement ? Impossible de le savoir puisque la même imprécision règne sur la géographie et la chronologie chez Rosa) depuis au moins deux siècles.
La société comme totalité.
Ces premiers commentaires sur la notion de modernité m’amènent à une autre critique, à propos de la conception que se fait Rosa des sociétés. L’image qui émane de son travail est qu’une société humaine doit être une totalité, offrant une cohérence minimale et dont les éléments sont reliés les uns aux autres par des relations réglées et logiques. De ce point de vue-là, Rosa est un « systémiste », dans le prolongement tout à fait assumé de Niklas Luhmann (peut-être l’auteur le plus cité du livre, avec l’historien Reinhart Koselleck). Lorsqu’il veut « donner une analyse adéquate de la totalité de cette formation historique [la modernité] » (p. 82), il énonce à la fois son ambition scientifique et sa conviction que cette totalité est sensée et peut être analysée pour elle-même. À partir de là, on comprend mieux comment Rosa peut parler en certains endroits des « pathologies sociales » (361) liées à l’accélération. Si la société doit être un système pour fonctionner correctement, il arrive que certaines formations sociales dysfonctionnent, et la modernité avancée en serait précisément un exemple. Les très nombreux passages où il parle de la « désynchronisation » entre les différents sous-systèmes (politique, économie, science, éducation, etc.) dans la modernité tardive relèvent clairement de ce souci, par exemple :
Cet ouvrage […] essaie cependant de trouver les critères d’un diagnostic de développements « pathologiques » pour ainsi dire internes à la société, en mettant en évidence les phénomènes de désynchronisation et de désintégration qui résultent de l’accélération sociale (pp. 48-49).
Et il ajoute à la phrase suivante que, lorsque les différents temps sociaux « ne peuvent plus être accordés entre eux […] des conséquences fâcheuses se font inévitablement sentir » (p. 49). Dans le tableau historique de Rosa, il y a ainsi des sociétés saines et stables (la pré-modernité), des sociétés saines et mouvantes (la modernité) et des sociétés malades de l’accélération (la « modernité tardive »).
L’interprétation historique de Rosa le conduit donc à affirmer que la totalité formée par la ou les sociétés modernes s’est effondrée il y a quelques décennies et n’a pas, pour le moment, été remplacée par une autre totalité, ce qui poserait des problèmes politiques, sociaux, voire moraux, d’une extrême gravité. Les scénarios qu’il esquisse à l’extrême fin de son livre conduisent d’ailleurs à penser qu’une nouvelle totalité n’adviendra pas, puisque celui qui lui semble le plus vraisemblable est « une course effrénée à l’abîme » qui se soldera « soit par une catastrophe finale de l’écosystème, soit par l’effondrement total des hiérarchies sociales et axiologiques modernes » (p. 373). Bien qu’il s’en défende çà et là, certaines de ses descriptions des sociétés contemporaines « postmodernes » confinent à la Kulturkritik stigmatisant la décadence de l’Occident, la défaite de la pensée et le triomphe de la superficialité. Les lignes de la conclusion consacrées aux sentiments authentiques d’appartenance à un lieu sont ainsi profondément cohérentes avec cette sociologie à la fois fonctionnaliste et systémiste, y compris dans leurs connotations politiques éminemment conservatrices :
Mais, lorsque disparaît la création d’une relation intime et familière avec des sentiments, des styles de vie, avec des relations et des amis, des objets quotidiens, de même qu’avec l’environnement physique d’un habitat ou d’un lieu de travail, un sentiment d’aliénation survient, si tant est que l’on reste attaché à l’idée d’une « profondeur » des relations, des sentiments et des convictions (et que l’on peut mettre en récit) (p. 368).
Du point de vue temporel, cette conception totalisée de la société conduit logiquement à imaginer l’existence d’un seul temps en son sein, ou du moins à interpréter la persistance d’autres temps comme des signes de retard ou d’arriération par rapport à un temps dominant. À plusieurs reprises, Rosa décrit ainsi les segments des sociétés contemporaines qui ne vivent pas dans l’accélération — dont il reconnaît l’existence, et même par endroits le fait qu’ils représentent sans doute la majorité de la population (p. 43) — comme non significatifs. Le même constat s’applique évidemment aussi aux sociétés non occidentales, situées hors de la « modernité » (sur ce point, il aurait été inspiré de lire Sahlins, 1987). Dès lors que l’on définit le temps de la modernité à partir d’un petit segment de la société, autrement dit une élite culturelle, économique et sociale, il est aisé de classer les phénomènes dérangeants comme « arriérés » et de les écarter de la réflexion. Plus fondamentalement, concevoir et analyser des temps multiples, possiblement, mais pas nécessairement conflictuels, est l’un des acquis fondamentaux des travaux de sociologie et d’anthropologie du temps (Gurvitch 1958, Thompson 1967, Hall 1983, Rifkin 1987, Sue 1994, Bourdieu 1997, Augé 2008, notamment), élément que Rosa omet presque totalement.
Qualification du changement.
Lorsqu’on parle d’accélération, il faut se demander quelle est la grandeur qui augmente, c’est-à-dire celle qui remplace, dans les équations de la mécanique newtonienne, la vitesse. Il serait fastidieux de relever le nombre d’occurrences dans lesquelles Rosa confond les deux mesures et parle d’accélération là où il ne décrit qu’une vitesse, peut-être plus élevée que par le passé, mais qui, au moment où on la considère, n’augmente pas (p. 224, par exemple). C’est une erreur fréquente des textes consacrés à l’accélération, contre laquelle Rosa met d’ailleurs en garde dans son introduction (p. 37) avant de la commettre lui-même, mais elle est à peu près sans conséquence. Ce qui importe davantage, c’est la description de ce qui augmente (ou, du moins, de ce qui va vite), en d’autres termes : la qualification du changement. Pour pouvoir mesurer le changement, il faut en effet au préalable déterminer quel changement l’on va mesurer ou, ce qui revient au même, définir quels types de changement sont jugés pertinents par rapport à la transformation de la société dans son ensemble. Il s’agit donc de faire le départ entre les changements superficiels et les transformations profondes.
En quelques endroits du texte, Rosa semble se rendre compte du problème, mais ne lui accorde pas la place nécessaire. Il ne s’interroge pas sur le genre de changements qui ont été valorisés durant la « modernité », en particulier lorsqu’on examine quelques-unes de ses périodes de transformations intenses comme la fin du 18e siècle et le début du 19e, ou le début du 20e siècle. Lorsque Quinet écrit par exemple que la Révolution française « ne se donne pas même les sept jours pour faire un monde » (Quinet 1845), de quel genre de changements est-il en train de parler ? Le changement mesuré par Rosa selon les trois dimensions décrites plus haut (changement technique, changement social, rythme de vie) et réputé définir la modernité, inclut-il ce dont Quinet parle ? Je ne le crois pas, ce qui a une conséquence majeure, qui à mes yeux compromet assez lourdement le projet scientifique de Rosa et, surtout, sa dimension critique : la définition de l’accélération que Rosa propose élimine complètement le changement politique radical de son examen. Bien sûr, les capacités de calcul des ordinateurs augmentent continuellement, le nombre des voyages en avion s’est immensément accru, la durée de vie des objets de consommation courante n’excède pas quelques années, le surmenage est devenu courant, on attend une réponse presque immédiate à un e-mail ou à un Sms (pour ne prendre que quelques-uns des exemples donnés par Rosa), mais cela désigne-t-il un changement politique véritable ? Et comment juger de ce dernier sinon d’un point de vue politique que Rosa n’assume jamais explicitement ?
Considéré à l’aune d’une transformation radicale de la société, il semble pour le moins saugrenu de qualifier l’époque contemporaine (disons, depuis 1945) d’accélérée. Que valent ces soixante ans par rapport aux trois semaines de la Commune de Paris, aux premières années de la Révolution française, ou aux quelques mois de la République des conseils de Bavière en 1919 ? C’est plutôt d’un formidable ralentissement qu’il faudrait parler, sinon d’un arrêt pur et simple. Comme Tocqueville l’écrivait de la démocratie américaine, et Rosa y aurait trouvé de magnifiques citations à méditer, les démocrates « aiment le changement ; mais ils redoutent les révolutions » (De la démocratie en Amérique II, III, 21). Ce que Rosa nomme à plusieurs reprises, reprenant une formule de Virilio, « l’immobilité fulgurante », correspond ainsi à ce que Tocqueville décrivait en parlant de l’esprit démocratique, qui « oscille sur lui-même, mais ne se meut pas » (id.). Or Rosa n’analyse que ces transformations secondaires, ces changements mineurs qui empêchent les plus importants. L’accélération concerne des phénomènes marginaux d’un point de vue politique. Car si l’on veut donner à ces formules un sens exact, il faut reconnaître que la distinction entre le changement superficiel et le changement profond entre les choses secondaires et les choses principales (Tocqueville à nouveau) est bien politique ; elle n’est ni sociologique, ni logique, ni philosophique (ce qui signifie que l’examen et la mesure de l’accélération seront eux aussi politiques, dans leurs prémisses comme dans leurs effets).
Ce que Rosa ne se donne pas les moyens de faire, c’est donc de penser ce caractère politique du changement (à la fois, évidemment, du contenu et de l’orientation de ce changement, mais aussi du jugement à son propos). Plus fondamentalement encore, cette cécité envers la dimension politique du changement empêche Rosa de se donner une définition véritablement politique du temps (malgré un aveu qui, significativement, se trouve rejeté en note : « la question du temps est donc toujours en même temps une question politique, Rosa 2010, p. 412). Le temps de l’accélération a des effets politiques, le texte en analyse d’ailleurs un grand nombre, il se transforme sous leur influence, mais il ne serait pas lui-même un objet politique.
Cette dépolitisation du temps a plusieurs conséquences dans la démonstration de Rosa. Il ne s’interroge guère par exemple sur le ou les pouvoirs qu’un temps de l’accélération sert et pérennise. On a même parfois l’impression que, puisque tout bouge dans la modernité, et plus encore dans la modernité tardive, la seule notion de centres de pouvoir serait devenue obsolète. Rosa est fort peu attentif par ailleurs aux personnes ou aux secteurs de la société qui sont asservis par ce temps de la modernité, et sur le fait que leur répartition n’est pas hasardeuse. Lorsqu’il décrit les « maladies » engendrées par l’accélération — notamment la dépression — , celles-ci semblent toucher indistinctement celles et ceux qui seraient, pour des raisons obscures, moins adaptés à un rythme plus élevé. Il n’imagine même pas que ce rythme s’impose différemment selon qu’on le maîtrise ou non, qu’on peut le guider ou qu’on en est le jouet, et que cela ne dépend pas de la volonté des individus, mais bien de leur place dans les différentes hiérarchies sociales, à commencer par leur situation professionnelle (Bourdieu 1997). De même, Rosa ne s’attarde pas davantage sur les intérêts liés à cette accélération, la plupart du temps décrite comme un processus impersonnel et systémique, voire logique, comme si des acteurs — en particulier collectifs — ne s’activaient pas pour la maintenir et l’augmenter encore. La section consacrée à la dimension économique de l’accélération, liée à l’approfondissement du capitalisme, fait cependant exception à cet égard (pp. 200-215). Finalement, bien peu de pages sont consacrées aux conflits liés à cette accélération : y a-t-il des acteurs ou des forces sociales qui combattent l’accélération et la conception du temps qui la rend possible, et si oui lesquels sont-ils et quelles positions alternatives défendent-ils ? Ces oppositions (il en décrit bien quelques-unes pp. 111-116) sont au contraire rabattues sur une dialectique entre mouvement et immobilisme elle-même constitutive de la modernité (en éliminant de cette manière le conflit pour le remplacer par une certaine forme de complémentarité, même si les acteurs eux-mêmes peuvent penser être en conflit). Rosa écrit ainsi que « les forces modernes d’accélération sont en elles-mêmes porteuses d’une transformation du temps engendrant des épiphénomènes de pétrification » (p. 37). En ce sens, le temps de la modernité est véritablement unidimensionnel, puisque même ce qui semble s’y opposer n’en est en réalité qu’une expression inconsciente.
Un temps de l’autonomie.
L’une des conséquences les plus graves de l’accélération moderne telle que Rosa la décrit est la disparition programmée de l’une des valeurs fondamentales de la « modernité », à savoir la promesse de l’autonomie. Dans une société qui bouge de plus en plus vite, les individus comme les communautés ou les États ne seraient plus en mesure de prendre des décisions les concernant de manière autonome. Rosa fait légitimement reposer l’autonomie sur un horizon temporel stable, c’est-à-dire la certitude raisonnable que les actions présentes permettront d’orienter le contenu du futur de manière au moins partiellement prévisible. Ce qui est plus contestable dans sa démonstration est qu’il considère que cette autonomie était assez largement réalisée dans la modernité classique est qu’elle serait par conséquent en train de disparaître. Il faut avoir une vision particulièrement enchantée de cette « modernité » pour considérer que le projet d’autonomie s’y serait durablement et largement établi, et en particulier oublier que l’une de ses caractéristiques centrales, à savoir le développement et l’universalisation d’une économie capitaliste, l’a toujours férocement combattue (Castoriadis 1990).
En outre, il ne faut pas non plus négliger que l’autonomie présuppose un certain degré d’incertitude (ni le chaos, ni le déterminisme) du futur et une distance possible par rapport aux expériences du passé pour pouvoir s’exercer véritablement. Je ne suis pas certain que la « modernité » telle que la décrit Rosa ait réalisé cette incertitude, et l’ait en particulier démocratisée, mais le constat d’un progressif effacement des conditions d’exercice de cette autonomie est, lui, tout à fait crédible. Bien que cela excède le propos de l’ouvrage, le lien que rétablit Rosa entre temps et autonomie est tout à fait crucial. L’autonomie, comme d’ailleurs la démocratie, la liberté et l’égalité, ne peut se comprendre et s’exercer réellement dans n’importe quel régime temporel : il faut un temps spécifique pour que l’autonomie puisse s’exercer.
Il est en effet très exagéré d’assimiler le temps « moderne » tel que Rosa le qualifie, à la suite notamment de Koselleck, à un temps de l’autonomie. Le temps linéaire, « homogène et vide » (Benjamin 2000) du progrès qui a si fortement marqué les 19e et 20e siècles ne peut en aucun cas servir au projet politique de l’autonomie, comme Walter Benjamin l’a bien remarqué. Que l’on choisisse la solution que ce dernier proposait, à savoir l’interruption, que l’on se penche plutôt vers les réflexions de Hannah Arendt autour du commencement et de la durabilité (Arendt 1958 et 1963), ou que l’on s’intéresse à la « chair de l’histoire » décrite par Merleau-Ponty dans ses derniers textes (Merleau-Ponty 1960), toujours est-il que ce temps de et pour l’autonomie reste encore presque complètement à imaginer et à instituer. Et s’il est une caractéristique qu’il ne devrait pas partager avec le temps de la « modernité », c’est bien celle de l’accélération. Rosa est finalement peu disert sur la conception du temps qui soutient la notion d’accélération et la rend sensée, comme si l’accélération était elle-même le temps de la modernité. Il se défend en ouverture de sa recherche en indiquant que
Le présent travail ne doit pas être considéré comme une contribution à la sociologie du temps en tant que telle, il ne s’interroge pas sur ce qu’est le temps, ni sur la manière dont le temps pénètre et influence les pratiques et les structures sociales (p. 16).
Mais cette dénégation est-elle recevable ? En prétendant analyser les « transformations […] des structures et des horizons temporels » (p. 16), n’est-on pas nécessairement appelé à parler du temps lui-même ? Car c’est bien cette figure d’un temps orienté, linéaire, cumulatif, « homogène et vide » qui permet de penser l’accélération sociale, tout comme sa figure inversée qui est l’immobilisme et que Rosa analyse également. Il ne s’agit pas de savoir si, en dernière instance, c’est une conception du temps qui permet l’accélération ou si c’est cette dernière qui produit une conception du temps précise (thèse soutenue par Rosa), mais de reconnaître leur interdépendance et, une fois celle-ci affirmée, de se rendre compte que c’est dès lors l’accélération et le temps moderne qui s’opposent à ce « projet de la modernité » qui a pour nom l’autonomie individuelle et collective.
Pour terminer, on ne peut rester muet sur les problèmes éditoriaux qui émaillent cette publication. Compte tenu de l’abondance et de la longueur des notes, le renvoi en fin de volume se révèle extrêmement inconfortable, d’autant que l’éditeur a adopté un référencement anglo-saxon qui oblige en sus de se référer constamment à la bibliographie. D’autre part, il est malaisé de retrouver les notes de fin correspondantes si l’on consulte simplement l’ouvrage (les en-têtes ne mentionnent pas les pages auxquelles les notes font référence, comme c’est la coutume lorsqu’on place celles-ci en fin d’ouvrage). Ajoutons encore que de nombreuses références bibliographiques sont fausses (problème posé sans doute lorsque des ouvrages allemands ont été traduits en français). Enfin, cet ouvrage n’a pas d’index, ni des noms, ni des notions. Quand donc pourrons-nous faire comprendre aux éditeurs français (il y a heureusement quelques exceptions) qu’un tel manque rend la relecture sérieuse d’un livre tout simplement impossible ?
Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, Découverte, 2010.