Avec plus de 3 millions de personnes ayant voté blanc ou nul, 28 % d’abstention et une marge de victoire bien plus faible qu’en 2017, de nombreuses analyses sont possibles, mais la plupart indiquent à minima une dissatisfaction générale par rapport au système électoral. Le barrage républicain qu’on a pu observer sur les cartes n’a pas la même intensité qu’il y a 5 ans. Un facteur semble jouer un rôle non négligeable. Si un vote censé faire barrage risque d’être interprété comme un vote en faveur du programme du candidat faisant barrage, l’électrice désabusée se retrouve avec un choix cornélien. Refuser de donner cette approbation au candidat sortant permet de lui montrer qu’il joue avec le feu et n’a pas l’assentiment de sa population. Cependant, la généralisation de ce comportement crée des fuites dans le barrage, et à jouer avec le feu, on risque de laisser se faire élire une alternative encore moins désirée.
Les mathématiques offrent une solution limitée à ce choix, par l’usage du hasard. La méthode est simple : on considère une marge de victoire confortable et on estime (à coup de sondages par exemple) la proportion de votants hésitant encore. Il suffit ensuite de calculer la proportion devant faire barrage (supposons 50 % pour faire simple) et de lancer une pièce. Une chance sur deux de faire barrage, l’autre de s’abstenir (ou voter blanc). La méthode a l’avantage d’être généralisable (et est donc parfois utilisée), mais elle semble peu réjouissante.
Une solution beaucoup plus raisonnable (si on ignore l’inertie institutionnelle) est de remettre à plat le système et d’interroger pourquoi le mode de scrutin actuel existe tel quel, avec ses tours multiples, le recours de plus en plus fréquent aux arguments de barrage et enfin l’omniprésence du vote tactique (presque unanimement dénoncé sauf quand c’est avantageux pour le parti). C’est hélas ici que les mathématiques offrent un deuxième obstacle, par deux théorèmes de 1950 et 1973. Le premier, appelé théorème d’Arrow, se résume tristement ainsi : il n’y a pas de bon système de vote (même s’il en existe de mauvais). Cela s’applique, peu importe que l’on vote pour des personnes ou des décisions (par exemple par démocratie directe). Le théorème repose sur le fait que quatre propriétés semblent essentielles à tout système de vote. Nous n’allons pas toutes les lister ici car elles peuvent être légèrement techniques, mais par exemple, l’une d’elles, appelée unanimité, et est définie ainsi : si tout le monde préfère un candidat à un autre, le premier doit être mieux classé que le deuxième. Le théorème affirme donc qu’aucun système ne peut simultanément garantir ces propriétés. C’est-à-dire que tout système de vote où les électeurs classent les candidats (ou en choisissent un seul) possède automatiquement un défaut (à partir du moment où il y a au moins trois candidats). La propriété que nous considérons généralement la moins importante (et qui se retrouve donc sacrifiée) s’appelle l’indépendance des options non pertinentes : le classement relatif de deux alternatives ne devrait idéalement pas dépendre de la présence d’autres options. En pratique, on observe fréquemment le sacrifice de cette propriété dans les scrutins français. Une conséquence typique est qu’une gauche (ou une droite) divisée n’arrivera généralement pas au second tour, même dans les cas où elle aurait pu gagner celui-ci. Le deuxième théorème est plus subtil, mais donne aussi une limite aux ambitions de réformes du système électoral : aucun système ne permet d’empêcher le vote tactique. Appelé théorème de Gibbard–Satterthwaite, il montre que dans des conditions très générales (encore moins restrictives que le premier théorème), il pourra toujours y avoir des votants qui, s’ils ont envie que leur candidat favori soit élu, ont intérêt à voter contre lui.
Il ne s’agit pas ici de décourager toute ambition de changement. Le scrutin uninominal à deux tours a de nombreux défauts, et faire mieux est possible. Par exemple, le jugement majoritaire a de très bonnes propriétés (parfois vendues avec un marketing quelque peu agressif). Cependant, nous devons rester conscients que la perfection est inatteignable. L’amélioration du système n’est donc pas à chercher du côté d’un solutionnisme techno-scientifique, mais plutôt dans les réflexions sur les effets politiques et sociaux des différents systèmes. Il serait notamment judicieux de débattre des avantages et désavantages des systèmes présidentiels confiant beaucoup de pouvoir à un individu unique pendant une période étendue.
La France est passée par plus d’une douzaine de constitutions depuis la Révolution, et l’actuelle est en vigueur depuis plus d’un demi-siècle. L’heure semble propice à une évolution. Celle-ci pourra consacrer les pouvoirs du président ou au contraire supprimer cet office en faveur d’un parlement, qui pourrait même d’ailleurs être constitué par tirage au sort. Une analyse scientifique de ces alternatives est envisageable, mais il ne faut pas oublier que le choix à faire n’est pas technique. Il est fondamentalement politique.