Vue de l’étranger, du Japon ou des Etats-Unis, l’Europe constitue déjà un ensemble cohérent ; pour certains auteurs, tels que Jeremy Rifkins, l’Europe constitue même un modèle à suivre ― selon l’idée qu’il développe à travers son livre The European dream (how Europe’s vision of Futur is quietly eclipsing the american dream). Pourtant, les refus hollandais et français de ratification du traité Constitutionnel à l’occasion de référendums nationaux, les récentes et délicates négociations concernant tant l’organisation d’Eads que la gestion du programme Galileo ont fait apparaître trois difficultés majeures : un clivage profond entre un peuple et ses institutions, une absence problématique de charisme européen et un difficile dépassement du poids de l’État-Nation.
Par ailleurs, pour nombre d’Européens, comme le constatent une série d’enquêtes, l’Europe souffrirait d’un déficit émotionnel chronique, d’une absence d’identité collective.
D’une contribution des villes à la symbolique européenne…
C’est sur ce plan précis de la construction symbolique que porte la réflexion de l’universitaire Carola Hein. Dans cet ouvrage, elle analyse les raisons qui, d’après elle, font que l’Union Européenne (Ue) en tant que nouvelle forme politique, requiert l’élaboration d’une nouvelle stratégie spatiale, urbaine et architecturale. On notera en effet à sa suite la manière avec laquelle les institutions de l’Ue usent systématiquement du terme de « siège » davantage que celui de « capitale ». L’Ue a ainsi abandonné la doctrine de la capitale unique, au cœur de nombreux projets depuis 1945 pour retenir à Edinburgh, en 1992, le choix de trois capitales, Bruxelles, Strasbourg, et Luxembourg. Dix-sept autres villes hébergent par ailleurs des institutions européennes. Les fonctions capitales de l’Ue sont donc réparties sur tout le continent. Cette « polycentralisation » se prolonge encore davantage puisque, par exemple, l’Agence européenne de gestion des frontières extérieures (European Agency for External Borders) est localisée à Varsovie. Elle est, de plus, accentuée du fait de fonctions itinérantes, telles celle de capitale de la Culture.
Son travail sur la généalogie de cette structure polycentrique présente le premier mérite de rappeler que la construction de cette Europe n’a pas été confisquée, selon une critique formulée bien souvent, par une élite bruxelloise.
À cet égard, elle montre comment l’intégration des fonctions européennes dans ces « villes sièges » résulte en effet le plus souvent d’initiatives locales ou nationales. Ces villes ont profité d’opportunités stratégiques pour transformer le rang qu´elles occupaient dans la hiérarchie européenne, renforçant, ce faisant, leur économie. Mis à part le cas des trois villes-sièges principales, qui hébergent plusieurs milliers de fonctionnaires, la majeure partie des sièges des agences décentralisées ne mobilise que quelques dizaines voir une petite centaine de fonctionnaires. Entre les deux, certains, tels que Francfort, siège de la Banque Centrale Européenne, hébergent plusieurs milliers de fonctionnaires. Tous amènent ainsi un grand nombre d’États membres, dont le soutien et le support restent essentiels, à contribuer par le biais de l´urbain à la progression de l’unification européenne.
…au retour urbain de la démocratie européenne ?
Loin de souhaiter un équilibre des pouvoirs symboliques entre toutes ces villes hôtes, qui financent très largement les sièges et ne peuvent ni ne veulent accueillir des structures trop importantes, Carola Hein encourage la coopération entre l’Ue et les institutions locales, y voyant le moyen pour le citoyen d’intervenir et donc de conférer une plus grande légitimité à l’Ue. Ce point de l’ouvrage est majeur : il ouvre des pistes démocratiques intéressantes qui se situent bien au-delà de la simple architecture organisationnelle. Le renforcement de cette contribution entre les gouvernements urbains locaux, les modes d’expression citoyens qu’ils permettent et les institutions européennes seraient, selon elle, le moyen de réaliser un contrepoids à ce qui est souvent perçu comme un déficit démocratique, un hiatus entre les habitants de l’Europe et ses institutions. On se reportera avec intérêt en particulier à ses analyses urbaines qui permettent de dresser un tableau des différentes échelles de décision politique et de dessiner un espace polycentrique où les citoyens, les régions et les localités sont à même de se saisir véritablement du projet européen. Ce travail universitaire, datant déjà de 2004, ne cache pas, pour achever, sa démarche militante, insistant fortement sur sa confiance dans une logique démocratique de « bottom up » : si une identité symbolique européenne est possible, ce ne sera que qu’à partir de bases locales. Le débat est réouvert !
Carola Hein, The Capital of Europe: Architecture and Urban Planning for the European Union (Perspectives on the Twentieth Century), Westport, Praeger Publishers, 2004.