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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

France, une société géographique.

La lecture en termes de gradients d’urbanité est encore plus nette au second tour qu’au premier. Cette fois, ils ne sont pas seulement pertinents dans la description mais aussi dans l’explication. La distribution des votes valide le lien entre niveaux d’urbanité élevés et orientation vers le mouvement et l’ouverture, et inversement (Lévy 2020). On retrouve une configuration très présente en France depuis 1992 et qui émerge ces dernières décennies partout en Occident.

Une géographie plus simple.

Le partage des gradients élevés (1 et 2) entre Macron, Mélenchon, Jadot et Hidalgo avait caractérisé le premier tour. Le second tour éclaire cette complexité en proposant une image soudain très lisible. Une des difficultés du premier tour à cet égard était le vote Mélenchon. Le second tour montre que ce vote était composé de quatre segments du vote Mélenchon qui, au second tour, sont devenus visibles en se distribuant en quatre attitudes différentes :

1. une gauche radicale qui met sur le même plan Macron et Le Pen et a plutôt voté blanc ou nul au second tour (et dont certains de ses représentants ont violemment manifesté au soir des résultats pour montrer leur refus de les accepter).

2. une composante du mouvement tribunitien protestataire, souverainiste et anti-européen, qui a voté Le Pen au second tour (17 % du vote Mélenchon, soit 1, 3 millions d’électeurs, 10 % du total de Le Pen), notamment dans les DOM, où le transfert de l’un à l’autre s’est massivement opéré.

3. des « orphelins de la gauche » qui sont passés d’un vote tactique pour Mélenchon (pour que la gauche soit représentée) à un vote utile pour Macron (comme option préférée au soutien à sa concurrente).

4. un vote des « quartiers » (populaires), où l’abstention au second tour a été très forte.

Notons que le refus de considérer l’opposition gauche-droite comme pertinente est très forte depuis déjà un certain temps et dès avant le tremblement de terre de 2017 (Lévy 2022a).  En 2022, la configuration en « camps », de gauche et de droite, qui fédéraient de vastes groupes sociaux à définition communautaire ou corporatiste, marque un nouveau recul. Les candidats qui s’en réclamaient n’ont obtenu au premier tour qu’une minorité de suffrages, une petite minorité même si on en exclut Jean-Luc Mélenchon, qui préférait se réclamer de l’« union populaire », ne se situant pas clairement sur cet axe. Si l’accord entre les partis se réclamant de la gauche et La France Insoumise pour les Législatives de juin 2022 contient davantage qu’une visée purement électorale, cela marquera peut-être, à cet égard, une inflexion dont il faudra mesurer la portée.

La mythique des camps permettait au contraire de tenir des orientations politiques hétéroclites, parfois antinomiques avec un élastique qui, à force de tensions, a fini par craquer, de manière très visible du côté gauche pendant le mandat de François Hollande et ensuite. Du côté droit, c’est surtout la période 2017-2022 qui marque la perte de substance claire de ce qu’on appelle la droite de gouvernement. Depuis 2017, ce système est entré dans une crise profonde. Les résultats des candidats des partis de gouvernement PS et LR ont connu une nouvelle hémorragie de suffrages, qui a entraîné des effets complexes, créant dans les électorats de Mélenchon et Macron des hétérogénéités spécifiques.

La réaffectation du second tour a éliminé ces brouillages produisant une carte Macron/Le Pen du second tour extrêmement lisible, proche de celle de 2017.

Une géographie plus forte.

A delà du poids respectif des deux candidats et des mouvements de transferts, les graphiques permettent de montrer une nette différenciation des scores des deux candidats du second tour selon leur localisation.

Pour qui cherche à relier les choix des électeurs à d’autres caractéristiques sociologiques (comme l’âge, la profession, le diplôme ou le lieu de résidence), l’approche probabiliste consiste, par des traitements statistiques, à comparer des distributions portant sur des variables localisées, électorales (le vote lui-même) ou non-électorales, puis à inférer de ces traitements des hypothèses sur le comportement d’électeurs en fonction de leur profil sociologique.

Les calculs de régressions simples ou multiples ainsi réalisés sont parfois interprétés à tort comme une « explication », alors qu’ils ne font que combiner des corrélations entre distributions de deux ou plusieurs variables. Dans son principe, ce genre de méthode pèche par « illusion écologique ».  Il a été démontré par un raisonnement mathématique et par l’analyse de cas concrets (Robinson 1950) que, si l’on croit considérer la covariance entre deux variables comme une preuve de l’existence d’un groupe d’individus réunissant les attributs de ces deux variables, ou, pire encore, si l’on tire la conclusion que l’une des variables est la « cause » de l’autre, on part sur une fausse piste. Ainsi, rien ne prouve que si, dans les communes où il y a beaucoup d’agriculteurs, on a beaucoup voté pour un candidat, ce sont les agriculteurs qui ont voté pour lui. La distorsion constatée en 2017 (Lévy, 2020) entre une bonne corrélation entre le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon et les quartiers à forte présence ouvrière, d’une part, et des enquêtes montrant le faible poids de ce candidat au sein de  ce groupe social, mesuré par les enquêtes nationales, s’est confirmée en 2022. Mélenchon obtient la majorité absolue en Seine-Saint-Denis, mais son score chez les ouvriers en France est proche de sa moyenne nationale (23 % selon Ipsos-Sopra Steria, le 10 avril) et inférieur à celui qu’il obtient chez les cadres (25 %).

L’approche proposée ici est, quant à elle, déterministe et non probabiliste.

Nous nous fondons sur des données qui bénéficient d’une fiabilité raisonnable, soit parce qu’elles comptabilisent les votes eux-mêmes, soit parce qu’elles proviennent des sondages effectués le jour du vote et qui croisent, sur l’échantillon lui-même, vote et variables non électorales. Nous savons ainsi quelle proportion de tel ou tel groupe a voté pour tel ou tel candidat.

Ensuite, nous pouvons comparer l’ampleur des écarts avec la moyenne générale d’un candidat et la catégorie concernée. Cela permet de répondre à la question suivante : quels sont les attributs des électeurs qui ont fait le plus clivage ?

Pour que cette comparaison vaille, il faut que les indicateurs choisis (par exemple lieu de résidence, la catégorie socioprofessionnelle ou la tranche d’âge) montrent entre eux une cohérence minimale : un nombre comparable de classes et un découpage qui fait sens par ailleurs et qui sert de référence dans d’autres études. C’est classiquement le cas pour les groupes professionnels et les classes d’âge, mais, lorsqu’un découpage géographique est proposé, il est souvent réalisé selon des critères peu rigoureux, par exemple sur la base de la taille des communes (ce qui masque la spécificité de l’habitat périurbain, pourtant massif) ou en regroupant, par types d’agglomérations, les centres et les banlieues. Notre découpage en Gradients d’urbanité intégrés qui est utilisé depuis 2017 (Lévy 2017) sous différentes variantes repose sur l’idée d’une hypothèse d’une équivalence entre taille de l’aire urbaine et position dans l’aire urbaine. Cela permet une « intégration » compacte en 8 classes (voir le tableau des gradients d’urbanité dans « Jouer avec les cartes », dans cette Traverse). Le découpage des aires urbaines reprend la nouvelle nomenclature de l’Insee en « Aires d’attraction des villes » de 2020 et leur découpage interne en centres (communes-centres), banlieue (« pôle » moins la commune-centre) et périurbain (« couronne »).

Cette classification a pour arrière-plan l’observation de différents domaines de la vie sociale, comme les configurations socio-économiques, le prix du foncier ou les pratiques culturelles. Comme tout découpage, elle assume l’hypothèse que cette répartition a une signification plus générale, ce qui, comme chaque fois qu’on le confronte à autre chose, comme le vote, peut contribuer à valider ou à invalider cette hypothèse. Par exemple, s’il se révèle que les ouvriers et les employés votent à peu près de la même façon (ce qui a été en grande partie le cas au second tour de cette élection), cela invite à questionner cette nomenclature, pour la confirmer ou la discuter.

Il faut bien sûr être conscient des limites de ces comparaisons car il s’agit d’indicateurs qui renvoient à autre chose que la variable qui leur sert de base. C’est la relation indicateur/réalité de référence qui compte vraiment et mérite d’être étudiée en profondeur, notamment grâce à des enquêtes qualitatives. On peut certes considérer que chaque indicateur propose une information que donnent aussi partiellement les autres et peut jusqu’à un certain point s’y réduire. Ainsi, Macron reçoit un fort soutien chez les cadres qui se trouvent habiter préférentiellement dans les grandes aires urbaines. Cependant, si l’une des informations se réduisait à l’autre, on aurait des valeurs de vote proches. Par exemple, si 77 % des cadres votent pour Macron et que Macron fait 85 % dans le gradient 1 (Paris intramuros), on pourrait penser que ce sont, en gros, les mêmes… sauf qu’à Paris, les cadres ne représentent que 30 % de la population et aucune catégorie échantillonnée dans les sondages post-électoraux ne propose un déséquilibre aussi spectaculaire en faveur de Macron. Ces différences montrent qu’il existe une relative orthogonalité des différents découpages, c’est-à-dire une irréductibilité relative des uns aux autres.

Que voit-on alors ? Le Gradient urbanité intégré (GUI) 1 montre un écart pondéré de 4,03 entre les deux candidats du second tour, alors que le principal écart de groupes professionnels (enquête Ipsos-Sopra Steria du 24 avril), celui des ouvriers n’est que de 2,87 et pour les âges (les plus de 70 ans) est de 1,72. Et même si l’on prend le deuxième clivage géographique le plus important, celui du GUI 2, on atteint encore un contraste très élevé (73,6 pour Macron), soit un niveau comparable au plus marqué des clivages socioprofessionnels (77 % de votes des cadres pour Macron selon la même enquête, 74 % selon une étude similaire de l’Ifop).

Des clivages qui se situent au carrefour de l’autonomie et de l’hétéronomie.

Il faut le reconnaitre : ce sont bien les clivages géographiques qui sont, de loin, les plus puissants pour caractériser les différenciations internes à cette élection. Macron domine de manière écrasante les GUI les plus élevés et fait seulement jeu égal avec Le Pen dans les gradients les plus faibles. Si l’on devait retenir une seule donnée socio-politique de cette élection, ce serait sans conteste celle-ci. La force de la géographie ne se situe en aucune manière comme un contrepoids aux données sociales classiques sur le profil des électeurs. Il n’y a aucune magie de l’espace, et la localisation des électeurs fait bien partie, tout autant que la formation, le métier ou les revenus, des caractéristiques sociopolitiques et psychopolitiques des individus contemporains.

Une des spécificités de l’indicateur que constitue le lieu de résidence, c’est qu’il comprend un équilibre spécifique entre l’autonome et l’hétéronome, entre l’effet de déterminations extérieures à l’individu et les résultats de choix personnels. Cet équilibre est très différent pour les classes d’âges, presque entièrement imposées (sauf à considérer que chaque basculement d’une tranche d’âge à une autre relève d’une décision personnelle), et, dans une mesure un peu moindre, pour tout ce qui tient aux éléments qui concourent à définir une situation socio-économique (formation, métier). Il s’y trouve une part de choix, mais d’une part, ces choix ont été effectués sous forte contrainte, comme les ressources et la culture familiale, et, d’autre part, leur impact à long terme pèse lourdement sur les choix ultérieurs. Tel n’est pas exactement le cas des modèles d’habiter et de leur mise en pratique par les modes d’habiter. Ceux-ci sont partiellement influencés par des limites financières et des contraintes professionnelles ou familiales, mais ils ont aussi fortement à voir avec des stratégies personnelles qui peuvent d’autant mieux profiter de degrés de liberté que des arbitrages non négligeables sont possibles à coût monétaire constant. On peut ainsi montrer que le mode d’habiter périurbain est compatible avec des niveaux de revenus comparables avec celui de la banlieue proche (Lévy 2022b), ce qui signifie que les modes de vie correspondants font l’objet de véritables arbitrages de la part des intéressés.

Le fait que les indicateurs les plus marqués par l’autonomie des individus soient aussi les plus clivants confirme l’appartenance des modèles d’habiter et des orientations politiques au même type de registre au sein d’une société d’acteurs.

Une élection régionale pour l’Europe et le Monde.

« Ensemble, nous ferons avancer la France et l’Europe », dit Ursula von der Leyen

 « Je lui souhaite de nouveaux succès pour le bien du peuple français. J’apprécie son soutien et je suis convaincu que nous avançons ensemble vers de nouvelles victoires communes. Vers une Europe forte et unie ! » dit Volodymyr Zelensky, tous deux félicitant Emmanuel Macron pour sa réélection. Ils ne se contentent pas d’un message à un pays voisin. Ils parlent à une entité, la France, en tant qu’elle fait partie d’une autre entité, l’Europe et peut-être aussi le Monde.

La France est aussi, et plus que dans les périodes précédentes, une composante de l’Europe. Beaucoup de ce qui la concerne, y compris dans les domaines « régaliens » que sont la monnaie, la police, la justice et la politique étrangère, se décide, avec elle, mais hors de ses institutions propres. Ce qui est nouveau, c’est l’importance des enjeux non français (Ukraine, enjeux mondiaux, politiques publiques de l’UE) dans une élection française. Cette tonalité nouvelle fait de ce « référendum sur l’Europe », comme Macron avait caractérisé le second tour, quelque chose d’un peu différent de ce qui s’était produit aux précédentes élections où certains candidats se prononçaient pour une sortie de l’Union européenne et d’autres se faisaient fort, pendant le temps éphémère de la campagne électorale, d’imposer leurs décisions à « Bruxelles ». On en est loin et même Marine Le Pen a dû, pour éviter une délégitimation automatique, prétendre qu’elle ne s’en prendrait pas à l’appartenance de la France à l’UE. La société française a désormais intégré l’existence de sa dimension européenne, y compris lorsque, comme avec la Présidentielle, les enjeux sont, par construction, nationaux.

Résumé

La géographie du second tour de la Présidentielle est à la fois simple et forte. Elle fait apparaître une opposition très marquée en termes de gradients d’urbanité et s’impose comme le clivage plus marqué que celles des classes d’âge, des diplômes ou de professions. C’est dans le domaine de l’habiter, où les marges de choix autonomes des électeurs sont les plus significatives que la résonance avec les orientations politiques est la plus claire.

Bibliographie

Lévy, Jacques (dir.). 2017. Atlas politique de la France, Paris : Autrement.

Lévy, Jacques. 2020. « Ce dont on peut parler, il faut le dire. Les mutations de l’espace politique et ses enjeux », EspacesTemps.net,
https://www.espacestemps.net/articles/ce-dont-on-peut-parler-il-faut-le-dire/.

Lévy, Jacques. 2022a. Géographie du politique, Paris : Odile Jacob.

Lévy, Jacques. 2022b. « Les métamorphoses du politique en Occident », Terra Nova, 21 janvier 2022. https://tnova.fr/democratie/politique-institutions/les-metamorphoses-du-politique-en-occident.

Robinson, William S. 1950. « Ecological Correlations and the Behavior of Individuals », American Sociological Review, 15(3) : 351-357, doi:10.2307/2087176.

Notes

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Sérendipité.

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