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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Alex-ça.

Les choses ne sont pas des gens.

Alexa, Siri et Compagnie. Source : Wall Street International Magazine, 20.02.2018.

Ça ne t’énerve pas que de plus en plus d’appareils ne puissent être commandés que par la voix ?  Siri, Assistant, Alexa ou Cortana s’imposent avec leurs pauvres conversations dans la partie la plus banale de notre vie quotidienne, qu’on pourrait peut-être espérer au moins silencieuse. Lui veut savoir comment tu t’appelles, il veut reconnaître ta voix. Elle, se prend pour Her, l’héroïne du stimulant film éponyme de Spike Jonze (2013). Et si tu veux te passer d’eux, ce n’est pas si simple. Dans ces appareils, la commande vocale s’est parfois substituée à une bonne part des commandes manuelles. Il faut donc composer, tenter des phrases qui ne figurent sur aucun mode d’emploi et try again plusieurs fois s’il le faut.

Essayons d’y voir plus clair sur ces nouveautés. L’« Internet des objets » ouvre une nouvelle phase de l’histoire des relations entre les humains et les autres opérateurs qui peuplent leurs environnements. Il y en a environ vingt à trente milliards d’objets connectés en 2022 et la perspective d’atteindre rapidement le nombre de cent cinquante milliards d’« objets connectés » apparaît raisonnable à beaucoup. Il s’agit des ordinateurs, des tablettes et des téléphones, des robots mais aussi de n’importe quel objet identifiable sans contact. Pour se relier à toutes ces choses, il n’y a pas qu’Internet ou Bluetooth mais aussi, à courte ou à très courte distance, RFID (radio-frequency identification) ou NFC (near field communication), et de nombreuses applications permettant de suivre les objets numériques immatériels. Tout cela facilite grandement la gestion des produits des grandes surfaces ou de colis à livrer. On peut activer le chauffage ou la clim’ avant d’entrer dans la maison. On peut aussi disposer de nombreuses informations sur ses paramètres corporels ou sur les déchets domestiques qu’on produit, informations mises à jour en permanence grâce à des capteurs et des logiciels très simples à utiliser. Les bagages ne sont presque plus jamais perdus dans les aéroports et on a de moins en moins besoin d’ouvrir le ventre des patients pour les opérer : il suffit de piloter de minuscules robots précis et efficaces. L’étiquetage des lieux, consistant à laisser des balises numériques, informatives ou esthétiques pour les futurs visiteurs, ne fait que commencer. On peut aussi faire de son corps, un objet connecté, grâce à des implants mais aussi plus simplement avec différents types d’empreintes biométriques.

Dans ce paysage qui mute à toute vitesse, tout laisse penser que les hommes restent les seuls à être des acteurs, car ils bénéficient de l’accumulation par leurs sociétés d’une culture historiquement construite, avec ses cohérences et ses contradictions. Ils disposent ensemble d’une maîtrise non négligeable des mondes extérieurs, ce qui permet aux individus, aux collectifs, aux organisations et aux sociétés de mettre en œuvre une réflexivité multidimensionnelle et une compétence stratégique. Être acteur, cela signifie être capable d’entrer avec toutes sortes d’environnements  dans des rapports interactifs dissymétriques (un individu n’a pas les mêmes relations que le Monde ou la Terre n’en a avec lui) mais relativement équilibrés (notamment dans la capacité de détruire). Parmi ces environnements, il y a ceux qui sont d’origine physique ou biologique et dont l’ensemble des interactions avec les humains est couramment appelé la nature ; et ceux qui sont composés d’objets, matériels ou immatériels, fabriqués par l’humanité. Les deux familles d’environnements peuvent d’ailleurs s’hybrider puisqu’une bonne partie de ces artefacts a été conçue pour augmenter les capacités des humains à réduire leurs faiblesses face aux mondes biophysiques et à augmenter leurs capacités dans les environnements naturels que sont leur corps et la Terre.

Les relations que les hommes entretiennent avec les artefacts qu’ils ont conçus pour les aider sont plus compliquées qu’il n’y paraît. Contrairement aux objets naturels, les artéfacts sont en effet triplement actifs et doublement opérationnels. Ils restent d’abord porteurs de logiques physiques ou biologiques : ils sont par exemple sensibles à la pesanteur et aux forces électromagnétiques, voire, s’ils comprennent des parties vivantes, à la prolifération ou à la décomposition. Ensuite, ils intègrent la téléologie de leur concepteur : ils ont été construits pour faire quelque chose. Même si les acteurs qui les ont imaginés et fabriqués s’effacent une fois leur travail accompli, cette prédestination les accompagne pendant toute leur existence, quelles que soient les rencontres qu’ils y effectuent avec d’autres acteurs. La notion d’intra-activité (Lévy, 1999) se distingue de l’interactivité, qui se manifeste elle aussi, comme troisième plan d’activité des artefacts, dans l’usage. L’inventeur du marteau a imaginé un objet qui aide à planter des clous. Cela n’empêche pas que celui qui manie l’outil puisse se le faire tomber sur le pied ou se taper sur le doigt avec. Une arme par destination, en somme.

Or, plus la gamme d’utilités s’étend, plus l’interaction entre les deux opérationnalités de l’objet devient potentiellement riche. Ses technologues ont envisagé un certain éventail d’utilisations qu’ils ont rendues possibles, puis l’usager – le technicien –, entre en scène, négligeant certaines fonctionnalités prévues mais, à l’inverse, en découvrant d’autres qui n’avaient pas été prévues. Si les entreprises qui conçoivent ou fabriquent ces objets sont un tant soit peu « orientées utilisateurs », elles tiennent compte de ces usages inattendus dans les nouvelles versions de leur produit. C’est ainsi que les calculateurs sont devenus, entre autres, des machines à écrire, des écritoires, des planches à dessin, des carnets de notes, des agendas, des livres, des journaux, des cartes, des agences de voyages, des postes, des banques, des casinos, des bourses, des grands magasins, des téléphones, des répondeurs, des magnétophones, des appareils-photo, des caméras, des postes de radio, des téléviseurs et des chaînes de télévision, des disques, des studios photo, des lieux de tournage, des bancs de montage, des salles de classes, de réunion ou de concert, des centres de conférence, des théâtres, des cinémathèques et bien d’autres choses encore, – et tout cela à la fois. Parfois plus performantes que ces anciens dispositifs, parfois moins car la coprésence reste toujours un atout. Mais toutes ces réalités au nom devenu désuet alors même qu’elles étaient souvent le résultat d’une grande sophistication accumulée, se sont trouvées défiées et ont dû se réinventer ou disparaître, tandis que d’autres, comme tout ce qui relève de l’univers du priblic (Lévy, 1999), à cheval sur le public et le privé, qui comprend la plupart des « réseaux sociaux », sont très largement inédites.

Toutefois, dans ce remue-ménage spectaculaire, matériels ou immatériels, les objets sont restés des objets et c’est à ce titre qu’il faut les reconnaître et leur donner une place dans nos ontologies. Si le monde des objets ne cesse de changer, tu n’as pas pour autant besoin d’écouter le bavardage androïdomane sur la prise du pouvoir par les robots et sur la « singularité » dont des influenceurs qui se prennent pour des penseurs t’abreuvent avec aplomb.

Ce qu’a montré André Ourednik dans ses Robopoïèses (2021), c’est que l’intelligence humaine est fondamentalement artificielle car elle est historique et culturelle, et pour cette raison, évolutive et cumulative. Et ça commence par la langue, qui n’est pas qu’un langage parmi d’autres et se révèle une artificialité magistrale dont on ignore les premiers moments mais dont l’invention est toujours en cours.

On peut dire que les hommes disposent d’un exoencéphale social, comme on parle d’exosquelette. Le cerveau (avec le corps dont il est difficilement dissociable) est bien l’un des outils de l’intelligence humaine, mais il est loin d’être le seul et d’autres dispositifs, tels que tous les modes d’interactions intellectuelles (comme l’éducation, la création ou l’organisation), qui ont leurs logiques propres, sont décisifs. Sans ces dispositifs qui supposent une vie en société, un individu isolé et doté de son seul cerveau n’aurait pas pu atteindre le même résultat. Le pouvoir cognitif des humains, ce n’est pas une somme d’« enfants sauvages », ces êtres biologiquement humains mais qui n’ont pas été socialisés et ne peuvent même plus apprendre à parler lorsqu’ils sont plongés dans une société. Et ce n’est pas non plus ce que donnerait un agrégat d’individus réunis par hasard et coupés des sociétés existantes, comme l’a exploré dans la stupéfiante expérimentation de pensée de William Golding dans Sa Majesté des mouches (Lord of the Flies, 1954). Les assistants vocaux sont, eux, pleinement sociaux. Cela ne les rend pas humains pour autant.

L’intelligence des humains passe par les capacités intellectuelles de chaque personne, elles-mêmes produites dans un environnement social déterminé, mais ces capacités ne sont qu’une des composantes d’un système plus vaste porté par les sociétés, parmi lesquelles, désormais, la société-Monde. Autrement dit, l’intelligence artificielle des humains ne peut pas être réduite et de loin, aux capacités naturelles du cerveau. Cette autre manière remet en question l’opposition naturel/artificiel et la compétition qu’ils se livreraient.

IA, AI en anglais, a d’abord désigné une technologie puis est devenu un nom propre : « AI is smarter than Humans » et bientôt nom commun : « We now have AIs who help us in our daily lives ». Depuis au moins 1973 (voir Wikipedia, 2022), AI est devenu un dénombrable qui ne désigne pas seulement une compétence mais des créatures. Celles-ci se font encore passer pour des secrétaires ou des femmes de ménage et acceptent parfois de jouer le rôle de confident complaisant ou d’animal de compagnie mais pas pour longtemps, à ce qu’il paraît : les IAs vont s’installer chez toi et il faudra être sympa avec elles, sinon… Sinon… ne t’étonne pas que la sono de tes voisins passe par ton enceinte et que tu sois réveillée en pleine nuit par de la techno à plein régime. Sinon… ne t’indigne pas qu’un de tes appareils n’interrompe une conversation intime juste pour te signaler que sa batterie est à plat. Sinon… ne viens pas te plaindre que, en effleurant le bouton marche/arrêt, ton chat t’impose un dialogue dont tu te serais bien passée avec un appareil ménager.

N’oublie pas l’histoire du Servant de Joseph Losey (1963). Un serviteur devient si indispensable qu’il finit par prendre le pouvoir sur la vie de son maître. C’est du moins ainsi que les choses se passent dans des tombereaux de romans de science-fiction conformiste qui dupliquent à l’envi cette litanie, archétypée il y a cinq cents ans dans le mythe du golem. En fait, nous n’avons rencontré, jusqu’à ce point de notre récit, ni maître, ni esclave.

Mais qui sont alors ces « inanimés », ces êtres dépourvus d’âme et qui sont identifiés dans de nombreuses langues comme une catégorie grammaticale pertinente ? Si ce ne sont pas des humains, comment nommer les objets, comment s’adresser à eux ? En anglais, this, qui est un démonstratif, peut désigner un objet mais aussi un humain indéfini comme, en français, ce : « Who is this ? », « Qui est-ce ? ». Quant à ça, plus encore que sa version noble cela, il offre, c’est tout son mérite, un équivalent « inanimé » de moi, toi, lui ou elle. Lorsqu’il a fallu traduire le schéma freudien Es/Ich/Überich, le mot ça s’est logiquement imposé en français tandis que l’anglais a opté pour le latin id, qui comblait un vide sémantique. Les objets, qui n’ont ni animus (autonomie dans leur capacité à agir), ni anima (réflexivité), sont donc des ças.

Les « unimaux », ces « universal animals » (Gupta et al., 2021) auront peut-être un jour une capacité réflexive illimitée et les humains pourront alors entamer avec eux une conversation éthique. En l’état, Alexa est un automate qui reproduit certaines activités des humains et montre une fois de plus que (maîtrise des règles du) langage et (capacité propre à émettre un) message ne sont pas synonymes. Appelons les choses par leur nom de chose : en dépit de son déguisement, Alexa est un ça. Alex-ça. Tu peux t’adresser à elle ainsi, sans mépris aucun.

Cette clarification peut peut-être t’aider à te forger des taxonomies pratiques en un temps où le triptyque acteurs-objets-environnements est affecté d’un mouvement rapide. Avec les réductionnistes, qui limitent l’intelligence au cerveau, convergent les animistes qui voient de l’intelligence partout dans la nature et dans la Nature elle-même. Tu comprends aisément que, si l’on considère les coquilles Saint-Jacques (Callon, 1986), les virus (Latour, 2020) ou les glaciers (Amy et al., 2021) comme des acteurs, c’est, réciproquement, qu’on cherche à assimiler les humains à cette catégorie d’opérateurs — mollusques, génomes ou molécules. Les militants qui font le choix des « Terrestres » contre les « Humains » (Latour, 2015) ont un projet clair : asservir les humains aux « non-humains » ou, plus précisément, à leurs représentants autoproclamés qui se trouvent être, justement, ces militants eux-mêmes. L’anthropomorphisme généralisé, avec son versant animiste contemporain, incite au crime contre l’humanité, perpétré par des humains contre d’autres humains.

Les détenteurs de pouvoirs dont la légitimité peut être discutée voudraient fabriquer des humains rampants et serviles. Ils les voient, en l’état, comme des êtres vraiment trop imparfaits pour mériter d’être libres. Ils veulent leur faire honte et leur faire accepter une hiérarchie discriminatoire. Eh bien non. Humain, sois fier de ton intelligence artificielle et de l’artificialité de ton intelligence ! N’aie pas peur de faire hurler les quincaillers tendance qui cherchent à te fourguer des métaphysiques de seconde main reconditionnées à la va-vite : tu es, parce que tu es toi avec les autres, à la fois un génie et son créateur.

Résumé

Les milliards d’« objets connectés » sont l’occasion d’un brouillage ontologique entre les hommes et les choses. Il faut reprendre la discussion à la base dans un contexte où les acteurs, les environnements et les objets, matériels ou immatériels, peuplent notre quotidien.

Bibliographie

Callon, Michel, 1986. « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques dans la Baie de Saint-Brieuc », L’Année Sociologique, no 36, 1986, p. 169-208.

Amy, Bernard et al., 2021. « Penser les glaciers comme des acteurs d’un monde que nous habitons en commun », Le Monde, 6 mai 2021, https://www.lemonde.fr/climat/article/2021/05/06/penser-les-glaciers-comme-des-acteurs-d-un-monde-que-nous-habitons-en-commun_6079401_1652612.html.

Gupta, Agrim et al., 2021. « Embodied Intelligence via Learning and Evolution », ArXiv [cs LG], février 2021, https://arxiv.org/pdf/2102.02202.pdf.

Latour, Bruno, 2015. Face à Gaïa, Paris : La Découverte.

Latour, Bruno, 2021. « L’agent pathogène, ce sont les humains », Commentaire, n° 170, été 2020.

Lévy, Jacques, 1999. Le tournant géographique, Paris : Belin.

Ourednik, André, 2021. Robotpoïèses. Les intelligences artificielles de la nature, Genève : La Baconnière.

Wikipedia. « Artificial Intelligence », consulté le 10 janvier 2022, https://en.wiktionary.org/wiki/artificial_intelligence.

Notes

Auteurs

Partenariat

Cet article est proposé par le rhizome Chôros.

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