Les rubriques de l’actualité se font depuis quelques années l’écho d’erreurs de navigation aux conséquences tantôt cocasses, tantôt dramatiques. C’est ici en mars 2019 une voiture qui a fini dans le Vieux Port de Marseille (La Nouvelle République, 2020), allongeant la liste de ces conducteurs ayant eu une confiance excessive dans leurs GPS. Il faut dire que cette cale de mise à l’eau pour les bateaux, sur le quai Marcel Pagnol et près de la Capitainerie, s’est révélée un terminus maritime pour bien des véhicules terrestres… Ailleurs, comme en septembre 2020, on rend compte de ce propriétaire de Renault Kangoo, « induit en erreur par son GPS » (Le Progrès, 2020) qui l’a conduit à se retrouver à contresens. C’est parfois le dimensionnement des véhicules (RTBF, 2015) qui n’a pas été pris en compte, amenant ce camion dans des passages inadaptés ou ce bus sous des ponts trop bas. Quand elles ne sont pas intégrées, les fermetures saisonnières, dans le cas des cols de montagne en particulier, produisent des formes de naufrage routier aux conséquences parfois sévères. En février 2021, Harland Earls (Le Point, 2021) s’est ainsi trouvé coincé une semaine dans les montagnes enneigées de la Sierra Nevada (Californie). Localisé grâce… au GPS de son téléphone portable, il finalement été secouru par hélicoptère ! Pour qui suit les applications de navigation « les yeux fermés », certaines homonymies ou des fautes de frappe amènent à des détours qui peuvent prêter à sourire (Le Figaro, 2013) même les moins doués en géographie euclidienne. Ainsi ces touristes rendues à Lourdes… dans le Finistère ! ou cette Belge partie chercher quelqu’un à la gare de Bruxelles et retrouvée… à Zagreb.
En dehors des transports routiers, les autres modes ne sont bien sûr pas exempts d’erreurs de navigation. On évoque ici volontiers le cas du vol Ryanair FR 9884 qui, le 26 mars 2006, s’est trompé de destination en confondant l’aéroport de Ballykelly et celui de Derry (Irlande du Nord). C’est dans ce cas (paradoxalement ou logiquement) souvent quand on abandonne le vol aux instruments (IFR ou Instrument Flight Rules) pour la navigation à vue (VFR ou Visual Flight Rules) que survient ce genre de mésaventure. Le vol à vue nécessite en effet une connaissance a priori, fine et approfondie, du terrain. Dans le domaine maritime ou dans les traversées des étendues désertiques, de très faibles erreurs de cap peuvent aussi devenir très significatives sur de longues distances. Citons également l’issue tragique de ce vol de la Korean Airlines en 1983 qui avait malencontreusement dévié au-dessus de l’espace aérien de l’URSS où il avait été abattu par un chasseur soviétique.
Toutes ces erreurs sont bien sûr de natures différentes ; elles posent des questions de fiabilité des techniques, de confiance des usagers et de compétences spatiales.
De la “case « simple visite »“ à la “case « arrivée »“… ou comment faire son chemin dans celui tracé par les applications de navigation ?
L’affaire de l’accident du Boeing 747 de la Korean Airlines (Rochère, 1983) survenu entre les îles Sakhaline et Hokkaïdo a d’ailleurs été un tournant. Elle a participé à la décision du président Reagan d’élargir l’accès au système de navigation au-delà du domaine militaire. C’est ainsi que l’usage civil du GPS (ou Global Positioning System) s’est peu à peu développé. Cette technique date en fait des années 1960 à partir desquelles la Marine américaine a commencé à utiliser de manière concrète les satellites grâce à un premier système appelé « Transit ». Géolocalisation et géopolitisation vont souvent de pair et la question de l’autonomie en matière de positionnement par satellite a d’emblée été cruciale. Si le GPS passe en 1995 de quatre à vingt-quatre satellites utilisés, des systèmes alternatifs sinon concurrents voient le jour avec le russe Glonass (Global Orbiting Navigation Satellite System) ou l’européen Gallileo, issu à partir de 2001 d’un partenariat public-privé. Il y aurait aujourd’hui plus de 2000 satellites, dont un bon nombre à des usages de géolocalisation, qui encombrent l’orbite terrestre (Bernier, Lazzarotti, Lévy, 2020). Le passage de ces technologies au civil a, dès le début de cette période, concerné l’industrie automobile. C’est ainsi qu’au début des années 1980 la Toyota Celica XX est la première voiture à embarquer à son bord un « ordinateur de navigation », produit d’une collaboration avec Honda et dont le nom a tout pour impressionner : l’Electro Gyrocator ! L’intégration d’outils standardisés va ensuite concerner d’abord le haut de gamme, comme en 1990 avec Eunos, déclinaison luxueuse de la marque Mazda. Le CCS ou Car Communication System disposait alors déjà de caractéristiques équivalentes aux GPS actuels. Mais la généralisation de cette technologie embarquée a vraiment commencé à la fin des années 2000, au point de devenir un équipement de base dans la plupart des véhicules neufs. Cette fonctionnalité est de surcroît désormais systématique sur les smartphones dont les puces GPS renseignent de nombreuses applications sur nos faits et gestes. …Et nous aident éventuellement à nous déplacer « depuis notre position » ou depuis des coordonnées choisies vers une destination connue, l’objectif étant d’obtenir un trajet de référence.
Le recours à ces outils numériques est logique quand on connaît l’adresse de départ et/ou d’arrivée mais que l’on recherche un itinéraire précisément défini. Dans le détail, la mobilisation du navigateur GPS sert surtout à « prendre la bonne route », à gérer une difficulté sur le parcours ou l’arrivée précise à destination. Sauf cas particulier, ces méthodes ne s’inscrivent donc pas dans le registre de la quotidienneté et de la routine. Inversement, l’expression (qui vaut aussi pour les piétons) selon laquelle « la voiture connaît le chemin » indique plutôt une répétitivité des parcours qui exclut d’emprunter de mauvaises voies. Un défaut de concentration assumé donc dans ce cas et qui peut être source d’une augmentation des risques pour les actants puisque les parcours habituels et routiniers sont ceux qui enregistrent le plus d’accidents. Le déclenchement des applications dédiées passe désormais systématiquement par un consentement au partage des données de localisation voire davantage. De fait, c’est un acte volontaire de transmission de maîtrise lié à une suspension de métrise, c’est-à-dire la maîtrise de ses propres métriques. Cette passation temporaire de compétence concerne en particulier la « compétence de parcours » et la « compétence de placement » si l’on veut bien faire nôtre le vocabulaire de Lussault (2013, pp 45-47).
Quantité de GPS gratuits pour iOS et Android, en ligne et hors ligne, sont désormais disponibles sur le marché. Parmi les applications les plus connues : GoogleMaps (très efficace dans la recherche d’itinéraires adossée aux services comme les stations essence ou les restaurants), Mappy (performants pour les comparaisons intermodales et les calculs de coûts), HereWeGo, anciennement HereMaps (forte de partenariats efficaces avec TripAdvisor, BlaBlaCar ou Expedia), MapMe (avec des cartes régulièrement mises à jour à l’aide des données actualisées des contributeurs à OpenStreetMap) ou encore le désormais incontournable Waze (dont l’une des forces est les informations remontées en permanence par la communauté des utilisateurs pour optimiser les parcours). Dans ces derniers cas, on a affaire à une co-production collective et instantanée de connaissances, mises à la disposition d’une communauté d’usagers et utiles au moment même de l’actualisation du mouvement. En temps et en espace réels en quelque sorte. Il s’agira d’être au fait d’un véhicule arrêté, d’un objet ou d’animal mort sur les voies, d’un nid de poule, de travaux, d’un accident, d’une déviation, d’un embouteillage ou encore d’un événement météorologique localisé. Notons que pendant le premier confinement de 2020, Waze avait choisi « par civisme » de ne plus signaler les contrôles de police. Le système de navigation Coyote, payant quant à lui, a fait de cette option un de ses principaux arguments commerciaux. Une panoplie équivalente est disponible dans le monde de la navigation maritime : Navily, Boating HD Mers et Lacs, iNavx, AquaMapMarine, TZiBoat… Les conducteurs disposent également de toute une gamme de sites internet, souvent dans un registre préparatoire et d’initialisation du déplacement. C’est le cas de ViaMichelin, super calculateur multicritères d’itinéraires capable de proposer des choix optimaux.
Et c’est bien la question finalement soulevée par tous ces outils. L’optimum recherché est programmé par et pour des individus pour s’assurer la plus grande fluidité de leur insertion dans le trafic, leur plus grand confort et généralement la plus grande rapidité d’exécution au moindre coût financier. Étendue à tous les usagers des réseaux, cette démarche serait-elle au bout du compte compatible avec le bien public quand on s’intéresse aux environnements traversés ? Tout cela ne conforte-t-il pas l’exclusivité et l’individualisme automobile ? Et, même si on a toujours la possibilité de désactiver ces systèmes, n’est-on pas perdant à réduire à ce point le potentiel de sérendipité dans le champ des découvertes et des rencontres ?
Devenez nul en géographie ?
Cet abandon de compétences, même à éclipses, augmenterait qui plus est le risque de devenir nul en géographie. La publicité pour la moto BMW R 1200 RT placée en ouverture de cet article est à cet égard sans équivoque, elle qui valorise ainsi l’équipement d’un système de navigation embarqué dès 2009-2010. Sur l’affiche de cette campagne de presse, l’observateur retrouvera une contiguïté monumentale artificielle avec un message infralinguistique évident : l’abolition sinon des distances en tout cas de la difficulté à rejoindre des points très éloignés les uns des autres. Car l’image est édifiante. Elle procède à une juxtaposition sémiotique : la Tour Eiffel, l’obélisque ou les pavés pour évoquer Paris, le Colisée pour Rome, le Gherkin et le bus à impériale pour Londres, les réservoirs de toit pour New York, la mosquée du Dôme du Rocher pour Jérusalem, la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence et le Campanile à Venise et même, au fond, la Tour Skylon du côté canadien des chutes du Niagara. L’option GPS dont est doté le véhicule est ici présentée comme une garantie et un confort, plus qu’une aide à la conduite, la solution à tous les défis spatiaux ! Que nenni ! On peut en effet défendre l’hypothèse d’une antiphrase et d’une réclame à bien des égards trompeuse. De fait, il faut « bien connaître sa géographie » pour avoir identifié tous ces lieux à visiter, les connaître et les reconnaître, organiser une suite logique dans un itinéraire. Il pourrait paraître symptomatique de ne pas voir d’opérateur motard ou d’opératrice motarde sur l’image, comme une forme de neutralisation de la pratique du voyage. Mais c’est au contraire à une personnalisation poussée du mouvement qu’invite cet attirail technologique. Car il faut bien s’être approprié les cartes, les lieux et leurs assemblages pour construire son circuit. C’est à cette condition et à cette condition seulement que le cruising ou le touring sans limites pourra bel et bien s’actualiser dans un unstoppable tour… Dans tous les cas, la dérive ou drifting est un choix proscrit.
La gestion récente des panneaux de circulation et des alertes va d’ailleurs dans le même sens. Les routes ont ainsi vu fleurir une signalétique inédite (généralement un cercle rouge barrant un GPS) qui invite les conducteurs et les conductrices, de camions ou de voitures, à ne pas suivre les indications éventuelles de leurs GPS. Sur les réseaux sociaux, des comptes dédiés (@RantyHighwayman ou @ShowMeASignBryn sur twitter par exemple) montrent l’arrivée de ces nouveaux signaux et relaient de nouvelles pratiques mobilitaires. Les configurations locales conduiraient manifestement à l’accumulation d’erreurs de navigation telles que l’usage du GPS doive être déconseillé. Retour à la « case départ » donc, sans passer par le navigateur, en mobilisant les fameuses « bonnes vieilles méthodes », « à l’ancienne »… D’où la nécessité de ne pas perdre tous ces savoir-faire et ces compétences permettant de se repérer et de se déplacer. Bruno Poucet, chercheur au Laboratoire de Neurosciences Cognitives à l’université d’Aix-Marseille évoque (Numérama, 2018) en particulier le cas des Inuits, dont les plus jeunes membres ont pris l’habitude de se reposer sur l’utilisation du GPS dans leurs déplacements. Ils seraient plus sujets à des accidents du fait de l’altération des compétences d’orientation qui en résulterait. Et d’autres de ses collègues d’affirmer, à l’inverse, que les chauffeurs de taxis londoniens auraient développé un hippocampe (cette partie du cerveau agissant comme un GPS interne) plus gros que la moyenne. Les travaux de Nicholas Carr (2008, 2011) sur l’automatisation ont aussi pu insister sur la tendance à couper les individus de leurs environnements qui en résulte. Il en ressortirait des formes de perte d’autonomie et d’enfermement. Certains auteurs comme Éric Sadin (2018) en profitent pour avancer des discours réactionnaires valorisant des états pré- ou post-numériques. C’est sans doute jeter un peu vite le bébé avec l’eau du bain numérique. Car il ne s’agit pas d’une substitution mais d’une délégation de compétences. Avait-on plus le sens de l’orientation avant l’Internet ? Rien n’est moins sûr ! Si l’individu mobile intègre ces technologies à son apprentissage, les outils d’aide à la « navigation » reposent plutôt sur une externalisation et une contractualisation spatiale qui font de lui un passif-actif. C’est un contrat de confiance spatiale.
Des parallèles pourraient être faits avec la voiture autonome, car les enjeux principaux ne sont sans doute pas où on pourrait d’abord les croire. Ils résident avant tout dans la production d’une information précise et actualisée, dans l’accès à cette information et dans sa gestion par les acteurs de la mobilité. C’est la condition pour éviter de « se faire mener en bateau » et « éviter la sortie de route ».