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Sérendipité.

Les rythmes de la production urbaine au prisme de l’accélération sociale.

Illustration : litteronly, « Rhythm », 09.04.2009, Flickr (licence Creative Commons).

Quels sont les liens entre les mutations contemporaines des rythmes sociaux et les modalités de production des espaces urbains ? La rapidité du rythme des sociétés transforme en profondeur leur mode de fonctionnement. On peut faire l’hypothèse que les opérations sur l’espace menées dans le cadre d’actions d’aménagement, d’urbanisme et de politiques urbaines ne sont pas étrangères à ces évolutions, hypothèse que soutient cet article.

L’idée que les sociétés modernes sont entrées dans un phénomène d’accélération sociale avancée est soutenue par de nombreux auteurs, sous diverses formes et dénominations (Virilio 1977) (Koselleck 1985) (Nowotny 1992). Cette accélération a été conceptualisée de manière plus systématique par Harmut Rosa, qui considère le temps non pas comme une variable sociale comme une autre, mais comme étant située au cœur de la théorie sociale. Les années 1970 marquent un tournant dans les rapports au temps des sociétés : le temps nécessaire à l’accomplissement de certaines actions s’est réduit, mais l’écart se creuse de manière significative entre ce temps nécessaire et l’accélération générale des phénomènes sociaux. L’accélération sociale avancée qui en résulte repose à la fois sur une augmentation de la vitesse d’action et sur une transformation de l’expérience du temps. Cette situation conduit à une « compression du présent » des sociétés, qui est à la fois un effet et une nouvelle phase du processus d’accélération, ce que François Hartog désigne comme l’émergence d’un régime présentiste (Hartog 2003). La survalorisation du présent est très visible dans différents domaines d’activité : la production organisée en flux tendus, le management devenu flexible, les médias commentant l’information en temps réel et diffusant des images en permanence… Des critiques s’élèvent pour dénoncer la trop grande vitesse des sociétés contemporaines, qui mène à un sentiment d’impuissance, à la dissolution des attentes et des identités, à la difficulté voire à l’impossibilité de développer un projet de vie. Elle nuit à l’autonomie, ainsi qu’à la démocratie, qui nécessite du temps pour sa réalisation.

Par ailleurs, les chercheurs s’attachant à l’articulation entre la question spatiale et celle de l’accélération tendent à opposer les catégories de temps et d’espace, comme si l’existence de celles-ci entrait nécessairement en concurrence. Les débats se centrent sur le statut et l’importance de l’espace face aux mutations temporelles. Certains, comme Edward Soja (1989), appellent à une revalorisation du rôle joué par l’espace dans les processus sociétaux, celle-ci devant se faire aux dépens d’une subordination du temps. Ces analyses s’ancrent dans une vision très réductrice du temps : tantôt pris comme synonyme d’une durée abstraite, tantôt ramené à un simple déroulement chronologique, enchaînement linéaire du passé, du présent et du futur. Or, le temps constitue l’une des dimensions de la société, correspondant à l’ensemble des relations établies par les jeux de succession et de durée (Lussault 2003, p. 900). Considérer la question du temps nécessite que l’on s’intéresse aux usages du temps, à sa construction sociale, à ses représentations. À l’opposé, pour d’autres auteurs, comme Paul Virilio ou Hartmut Rosa, les transformations des rythmes des sociétés sont si vives que l’espace perdrait de son importance, voire qu’il serait anéanti par le temps. Or l’espace tend à être appréhendé par ces auteurs de manière simplificatrice, le ramenant principalement à une étendue matérielle. La problématique spatiale est pourtant complexe, comme l’ont montré de nombreux géographes, l’espace correspondant à l’ensemble des relations sociétales créées par les jeux de distance (Lussault 2010). L’accélération, souvent illustrée par la vitesse des transports, est loin de se limiter à la question de la réduction des distances physiques et recouvre bien d’autres aspects spatiaux.

Temps et espace constituent deux dimensions sociétales dont on peut étudier les différentes configurations (Lévy 1998). Saisir ces configurations est loin d’être simple. L’une des entrées permettant d’appréhender les liens entre les mutations temporelles et les modalités de production de l’espace consiste à interroger le temps à partir des acteurs de la fabrique urbaine. Dans des disciplines centrées sur l’espace, comme la géographie ou l’urbanisme, le temps est, le plus souvent, compris comme un allant de soi. Il en résulte que l’on s’interroge rarement sur la construction collective du temps. Pourtant, la compréhension des dynamiques se trouve dans les jeux entre les acteurs qui les forment et les organisent. Ces jeux d’acteurs sont le résultat, toujours provisoire, des actions en cours (Callon 2006). Les acteurs temporalisent le temps et celui-ci est un produit de l’interaction établie en situation, de la pratique sociale sans cesse en train de se faire et de se défaire. L’étude de cette construction sociale apparaît d’autant plus importante que « [L]e temps et l’espace sont des domaines privilégiés de l’agencement volontaire, de l’aménagement par les sociétés de leurs propres composantes » (Lévy 1998, p. 26). Envisager le temps comme une production sociale signifie qu’il faut prêter attention à la pluralité des représentations et des usages du temps, aux conséquences de cette pluralité (décalages temporels, actions de coordination des différents temps, conflits temporels, etc.), mais également à la construction de ces différents temps.

Cependant, considérer le temps comme un produit ne suffit pas. En effet, il n’est pas seulement le résultat d’une conjonction d’actes : il fait intégralement partie de l’action. Nous proposons de considérer le temps comme un actant essentiel de la fabrique urbaine. La notion d’actant est issue de la sémiotique (Greimas 1966) avant d’être introduite en sociologie par le courant dit de la sociologie pragmatique (Akrich, Callon et Latour 2006) (Boltanski 1990), puis en géographie (Lussault 2007). Un actant désigne tout ce qui a une faculté à agir. Il constitue une réalité sociale qui peut être humaine ou non-humaine, matérielle ou immatérielle, pourvu qu’elle soit dotée d’une capacité d’action. Les actants sont ainsi très nombreux dans la société, et de tout ordre : objets, institutions, idées, personnages, etc. Considérer le temps comme un actant de la production de l’espace urbain permet de souligner qu’il n’est pas extérieur aux événements et que, loin d’être un simple support de l’action, il constitue un acteur à part entière.

On peut donc voir le temps comme étant tout à la fois un produit et un acteur, puisque l’actant « n’est pas la source d’une action, mais la cible mouvante de tout un essaim d’entités qui fondent sur lui […] l’origine de l’action est source d’incertitude » (Latour 2007, p. 67). La portée de l’actant est ainsi construite et limitée par le dispositif de la situation. Les acteurs sont situés dans des dispositifs qui génèrent des contraintes mais qui peuvent aussi leur donner un pouvoir habilitant. Ainsi, si le temps, sous des formes diverses, agit sur les acteurs, ceux-ci se jouent aussi des temporalités pour servir leurs objectifs. Le temps peut être au service des stratégies des acteurs pour, entre autres, des objectifs spatiaux.

L’idée développée ici est que l’accélération des sociétés est en prise avec plusieurs aspects de la production de l’espace. Deux de ces aspects seront abordés dans le cadre de cet article. D’une part, l’évolution des rythmes sociaux mène les acteurs de la fabrique urbaine à considérer la question des rythmes urbains, qui avait jusque-là été relativement ignorée. D’autre part, les rythmes de la fabrique urbaine elle-même sont bouleversés par les évolutions temporelles en cours.

Une fabrique des rythmes urbains.

Qu’entendre, au préalable, par « rythmes urbains » ? L’expression est rarement interrogée, comme s’il était naturel d’accoler les deux termes ensemble. L’emploi de la notion de rythme est particulièrement utile pour approcher les phénomènes temporels. Le rythme est la forme principale grâce à laquelle le temps apparaît à l’homme. En effet, si l’on suit Gaston Bachelard, « le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant » (1931, p. 13) [1] et ce sont les rythmes, ces « systèmes d’instants » (Bachelard 1950, p. IX), qui accordent et organisent la multiplicité des instants, instaurent les connexions et établissent l’harmonie. Ils permettent de reconstituer la continuité des phénomènes temporels. Ainsi, « la synthèse du temps relève d’un processus rythmique, qui seul permet de faire que les instants soient à la fois liés (durée) et séparés et de rendre compte ainsi bien de la conservation, de la répétition que de la différenciation, de la nouveauté et de la singularité du contenu temporel » (Wunenburger, 1997, p. 262). Le rythme est une forme, constituée de successions d’éléments composées d’éléments différenciés et d’alternances : entre temps forts et temps faibles, temps brefs et temps longs, sons et silences. Le rythme suppose aussi des retours du rythme sur lui-même, des répétitions, des retours à intervalles réguliers et reconnaissables de phénomènes ou d’événements. Mais la périodicité seule ne suffit pas pour produire cette synthèse du temps. Il ne se conçoit pas de rythme sans un mouvement qui tend vers l’avenir, sans une synthèse du passé qui offrirait une certaine structure à l’avenir, une projection, une perspective d’actes. Ainsi, si les répétitions sont semblables, elles ne se reproduisent pas à l’identique.

Le rythme est aussi la forme temporelle du quotidien, qui structure la quotidienneté, selon Henri Lefebvre et Catherine Régulier (1985) (1986) (Lefebvre 1992). Il forme la trame du temps relativement persistante qui permet le déroulement de la vie collective. Il comprend des successions d’actes, de faits et gestes, des alternances d’absences et de présences, d’heures pleines et creuses, liées à des règles et des normes sociales. La régularité du rythme participe à l’élaboration de points de repère communs qui imposent les modalités temporelles quotidiennes, à la fois dans la vie sociale et personnelle.

Mais le rythme suscite aussi des attentes, des espérances, des perspectives et des projections sur l’avenir, tout comme des événements inattendus, de l’imprévu et de l’exceptionnel. Les changements, les bouleversements, les variations, l’inhabituel ne trouveraient guère de sens sans les habitudes quotidiennes, la routine ordinaire, le banal qui revient chaque jour. Le rythme porte l’idée d’une capacité de changement offerte aux membres de la société. Il « permet de retisser sans cesse, pour ne pas dire repriser, le tissu social sans cesse défait » (Sauvanet 2000, p. 141). Il est l’expression des modalités et des modifications diverses du temps social.

Les « rythmes urbains » peuvent être considérés comme l’expression spatiale des temps sociaux. Les rythmes de l’espace sont d’abord « urbains », de par la singularité des changements temporels qui se manifestent à l’occasion du passage de la ville à l’urbain (Webber 1964) (Choay 1994) (Lefebvre 1971). Ce dernier est marqué par la rupture historique engendrée par l’éclatement de la ville traditionnelle. L’industrie a dissous les villes et les fait grossir de manière disproportionnée (Lefebvre 1971). Elle a créé des centres qui concentrent richesse, puissance et information, a favorisé des ségrégations multiformes et a désorganisé les rapports sociaux. La ville tend à disparaître mais la réalité urbaine, elle, tend à se généraliser : elle apparaît précisément à cause de l’éclatement de la ville. On assiste à la fin des modèles singuliers de vie commune qu’offrait la ville d’un côté et la campagne de l’autre (Choay 1994). Pour les auteurs s’attachant au sujet, le passage de la ville à l’urbain affecte non seulement les organisations spatiales, mais aussi les organisations temporelles, bien que ce dernier aspect ait été moins développé. L’urbain constitue à la fois un espace et un temps « différentiels » : « Le temps et l’espace de la période agraire sont accompagnés de particularités juxtaposées, celles de sites, des climats de la flore et de la faune, des ethnies humaines. Le temps et l’espace de l’ère industrielle ont tendu et tendent encore vers l’homogénéité, vers l’uniformité, vers la continuité contraignante. Le temps et l’espace de l’ère urbaine deviennent différentiels » (Lefebvre 1971, p. 79). Lié aux divers réseaux et flux qui se superposent (des flux des marchés de produits jusqu’aux échanges de symboles), l’urbain engendre de nouveaux modes de vie, basés sur des organisations spatiales et temporelles singulières et des rythmes de vie spécifiques.

Depuis les années 1970, le stade avancé de l’accélération sociale semble entraîner une progressive remise en question des grands rythmes urbains traditionnels. Dans de nombreux pays, on observe une intensification des activités durant les temps « secondaires », c’est-à-dire de moindre intensité, creux, faibles, socialement peu centrés sur le travail et la production. La nuit, le dimanche, la pause-déjeuner ou encore une partie de l’été dans les villes non balnéaires sont, par exemple, des temps collectifs secondaires, socialement normés et moins animés que d’autres moments, qui connaissent un affaiblissement de leurs qualités. En France, par exemple, les ouvertures des commerces et services le dimanche font régulièrement l’objet de débats publics et les fermetures commerciales entre midi et 14 heures sont de plus en plus rares dans les villes.

La problématique de l’extension temporelle des activités humaines des pays industrialisés vers la nuit a été posée dès la fin des années 1970 (Murray 1978). Que ce soit dans le contexte américain ou européen (Gwiazdzinski 2005), l’activité nocturne s’intensifie, par l’augmentation du nombre d’entreprises fonctionnant en continu, des activités décalant leurs horaires vers le soir, le développement du fret nocturne, du travail salarié, de services et magasins accessibles 24h/24, de médias fonctionnant en continu, d’Internet, d’une économie de la nuit. On observe une demande de fermetures plus tardives des commerces ou services de la part de la population, en particulier en ce qui concerne les les bars, les transports en commun et les administrations (Gwiazdzinski 2005). La nuit est un espace-temps spécifique, mais elle tend à s’inscrire dans le prolongement du jour aux plans social et économique. Si les villes européennes proposent, durant la nuit, une offre urbaine réduite, des services limités et un espace public restreint, il n’en demeure pas moins que la nuit urbaine connaît une intensification des activités. Des disparités géographiques se forment, en particulier entre le centre-ville, qui concentre la majeure partie de l’offre commerciale, des loisirs et des services accessibles la nuit, et la périphérie, qui regroupe de grandes zones d’activités et des centres commerciaux déserts et quelques polarités localisées (grands complexes de boîtes de nuit, industries, marchés d’intérêt national…).

L’intensification des activités urbaines est, elle aussi, aisément observable le dimanche dans plusieurs pays européens (Lemarchand, Mallet et Paquot 2016). Les évolutions législatives sont nombreuses à partir des années 1980. Dans la majeure partie des pays occidentaux d’influence chrétienne, le repos des salariés le dimanche avait été instauré au tournant des 19e / 20e siècles. La reconnaissance du dimanche comme temps de repos avait peu été remise en cause jusque-là, sauf dans de rares exceptions, comme aux États-Unis. On observe désormais une banalisation progressive du travail salarié le dimanche, avec une tendance à l’harmonisation des législations entre les pays de l’Union européenne (Boulin et Lesnard 2017). Tous les commerces ne sont pas ouverts le dimanche dans les espaces ciblés par la loi. Néanmoins, le paysage commercial de certaines villes, comme Paris, évolue considérablement ce jour-là [2]. En France, le rythme hebdomadaire est principalement fondé sur l’alternance entre le dimanche et les autres jours de la semaine. Le dimanche reste un jour spécifique, d’abord dédié au repos et aux activités familiales et de loisir. Mais le travail et les pratiques de consommation se renforcent de manière progressive, tandis que l’offre urbaine tend à s’étoffer dans les grandes villes. Ces évolutions ont cours dans un contexte de débats sociaux vigoureux au niveau national, réanimés de manière continuelle depuis les années 1980.

L’évolution des rythmes journaliers et hebdomadaires figure parmi les éléments les plus visibles de la transformation des rythmes urbains. Peu à peu, un temps linéaire semble se former (Lefebvre et Régulier 1985). Celui-ci redéfinit les rythmes et participe à un processus d’atténuation des spécificités naturelles et culturelles de certains temps.

Ces changements de rythmes urbains modifient les politiques urbaines, dans leurs objectifs, la définition de leurs stratégies, les actions, les discours. Les effets de ces changements génèrent, en effet, certaines problématiques, contribuant à la définition d’enjeux nouveaux pour les acteurs publics. Ces enjeux sont d’ordre social : inégalités liées au travail en horaires décalés, processus de gentrification ou de paupérisation liés à la présence d’activités festive nocturnes, conflits temporels entre populations aux intérêts divergents (par exemple la nuit entre résidents, sortants, gérants de lieux festifs ou de loisirs), entre autres. Les enjeux sont également économiques. Dans un contexte de compétition interurbaine généralisée, l’attractivité des villes apparaît comme un élément à part entière de cette compétition, notamment en soirée et le week-end.

L’émergence de ces problématiques conduit les acteurs publics à mettre à l’agenda la question des rythmes urbains. Traditionnellement, ces derniers ne sont pas un objet fort de préoccupation. Cela ne signifie pas pour autant que ces acteurs n’agissent pas dessus ou qu’ils n’ont aucun pouvoir en la matière. Dans le cas français, les exemples dans ce domaine sont, en effet, diversifiés : définition des horaires des administrations, de lieux culturels ou des transports en commun ; possibilité d’encadrer les horaires de certains commerces ; aménagement de l’espace ayant des conséquences directes sur les emplois du temps des habitants et l’existence de conflits temporels ; création d’informations en temps réel.

Mais l’évolution des rythmes urbains conduit les acteurs publics à aborder des problématiques temporelles de manière plus directe et plus explicite. En particulier, plusieurs instruments et outils se sont diffusés depuis les années 1980 en Europe, visant à agir sur les rythmes urbains ou sur des temporalités particulières. La création d’instruments spécifiques par les acteurs locaux traduit la volonté d’intégrer des enjeux qui ont été soulevés et de traiter des problèmes qui ont été préalablement reconnus, socialement et politiquement. Cette création peut être comprise comme un indicateur de changement dans la conduite de l’action publique locale.

Ces instruments n’abordent pas la question des rythmes urbains de la même manière. Certains l’approchent de façon plutôt englobante. C’est le cas des politiques dites « temporelles » (Mallet 2013), apparues en Europe au tournant des années 1980/1990. Elles visent à améliorer la qualité de vie des habitants et à réduire les inégalités sociales face au temps et à l’accélération des rythmes. Pour cela, elles mettent en évidence des points de tensions sociales (inégalités, conflits, etc.) et tentent d’apporter des solutions. De manière très différente, le label Cittaslow se donne pour objectif d’agir sur les rapports au temps de la société (Mallet 2018). Le terme « slow » fédère ici un ensemble de valeurs s’articulant autour de la question du temps. L’idée de garder une maîtrise de ses propres rythmes, de ne pas être bousculé par les rythmes accélérés de la société domine. Elle s’exprime au travers d’approches en termes de qualité de vie, de bien-être, d’échelle locale, ou encore de développement durable. Qu’il s’agisse des politiques temporelles ou des Cittaslow, chacun à sa manière se donne pour objectif d’agir sur les rythmes sociaux et urbains. Ils restent toutefois des instruments encore marginaux de l’action publique.

D’autres instruments, plus nombreux, visent à agir sur des temporalités spécifiques. La nuit, tout particulièrement, devient un objet incontournable des politiques urbaines. Les instruments et outils sont nombreux à avoir été développés ces dernières années. Certains visent à réguler les nuits urbaines, avec, par exemple, l’établissement de chartes de la nuit, la tenue d’États généraux de la nuit, la constitution de Conseils de la nuit, la diffusion de correspondants de nuit et autres médiateurs engagés sur le terrain, etc. L’évolution va dans le sens d’une régulation publique moins dirigiste, quand bien même les dispositifs réglementaires plus fermes n’ont pas disparu. Le conflit devient prioritairement pensé en termes de conciliation possible, plutôt que par l’acceptation de l’expression de positions contradictoires (Guérin 2017). Les pouvoirs publics visent une tranquillité publique alliée au développement économique via l’animation festive de la nuit, garantie d’une bonne image et d’une attractivité pour la ville. Le développement des activités nocturnes, longtemps demeuré tabou pour les acteurs publics (Deleuil 2002), l’est de moins en moins. Les discours sur l’importance du loisir nocturne et les actions visant à le promouvoir sont beaucoup plus courants qu’il y a une dizaine d’années, et ce malgré l’augmentation des conflits durant la nuit. Les acteurs politiques sont moins frileux à l’idée de développer une animation nocturne des espaces urbains. Le divertissement et la culture sont placés au centre d’un nouveau marché pour les acteurs économiques et pour les acteurs publics désireux de rendre leur ville plus attractive, dans un contexte de concurrence interurbaine [3]. L’éclairage public, quant à lui, est confronté à l’affirmation récente d’enjeux environnementaux. Les années 1990 et 2000 ont été marquées par la diffusion de l’urbanisme-lumière et des plans-lumière. Elles ont connu une vague importante de mise en lumière du patrimoine bâti et édifices remarquables dans les centres urbains. Les injonctions au développement durable et à la transition énergétique, ainsi que les difficultés financières des collectivités amènent celles-ci à réinterroger leurs pratiques en matière d’éclairage public. En parallèle, les appels à une meilleure prise en compte de la nuit urbaine, des pratiques de la ville nocturne, des rythmes, des représentations et des perceptions de la nuit urbaine par les habitants se sont multipliées (Mallet 2009) (Narboni 2012) (Challéat et Lapostolle 2017).

La mise en place d’événements urbains a, quant à elle, constitué une action privilégiée des collectivités depuis quatre décennies. Les manifestations sont de natures variées : fêtes, festivals, parades, événements sportifs, grands événements internationaux, etc. L’événement est employé pour redonner une attractivité à une ville ou asseoir son rayonnement, pour contribuer à la redécouverte de ses espaces en les revalorisant, pour changer l’image d’un lieu et privilégier certaines formes de sociabilité. Il s’inscrit dans des logiques concurrentielles et participe à la poursuite d’une « singularisation urbaine » basée sur des projets « à fort potentiel d’image, censés apporter aux villes renommée, supplément d’âme et impact médiatique » (Gravari-Barbas et Jacquot 2007). Les espaces urbains européens offrent dorénavant toute une gamme d’événements variés. Mais la diffusion de ces « mises en événements » par les pouvoirs publics interpelle désormais. Intrinsèquement, celui-ci doit être un élément perturbateur, en mesure de faire surgir du nouveau dans le quotidien, dans l’ordinaire, le banal. La récurrence et la régularité des événements, notamment, laissent craindre le risque de ne plus engendrer l’effet de rupture du cours du temps propre à l’événement. Dans les villes européennes, la plupart des événements génèrent des temporalités sociales qui constituent d’abord une proposition de participation à la vie collective, publique, en même temps qu’elles rythment la ville de façon régulière. La participation à cette ville-là, ainsi que l’intégration à ces rythmes urbains, relève du choix. Tout comme les espaces de la ville (Lefebvre 1971), les organisations événementielles se sont diversifiées et ont éclaté. Elles peuvent être comprises comme une illustration de la « ville à la carte », proposant une diversité de choix aux usagers de la ville.

Une analyse par les instruments visant à agir sur les rythmes urbains ou sur des temporalités spécifiques – c’est à dire temporellement orientés – constitue une entrée nécessaire pour comprendre les relations entre les changements temporels de la société et les actions urbaines. L’ensemble des instruments évoqués ici montrent combien l’évolution des rythmes sociaux conduit les acteurs locaux à s’y intéresser et que ces acteurs contribuent à faire évoluer ces rythmes. Toutefois, l’entrée par ces instruments n’est pas suffisante pour comprendre la contribution des pouvoirs publics locaux aux changements de rythmes urbains, tant les enjeux soulevés que les instruments déployés sont inscrits dans des dispositifs plus larges et qui les dépassent. Il reste difficile de saisir à quel point les changements temporels modifient les actions des pouvoirs publics, car le temps forme un objet transversal qui touche à presque toutes les actions. Or les acteurs agissent le plus souvent en régime de justesse (Boltanski 1990) : prêtant peu attention à la question des rythmes urbains, opérant de manière routinière, selon des pratiques standardisées.

C’est surtout lorsque certains problèmes surgissent que les acteurs sont amenés à saisir la question en justifiant leurs actions : à l’occasion, par exemple, de conflits d’usage, de critiques, de pétitions, d’une proposition de loi au niveau national. Ils doivent alors s’expliquer dans les débats publics, éclaircir leurs positions, revoir ou affiner leur stratégie. Or, dans un contexte d’accélération sociale, on peut supposer que les problèmes et les enjeux soulevés s’accentueront.

Les rythmes de la fabrique urbaine.

Interroger les relations entre les évolutions temporelles de la société et les modalités de production de l’espace conduit également à questionner la construction temporelle des pratiques des urbanistes. Faire évoluer l’espace est inhérent à l’agir urbanistique, traditionnellement marqué par des actions via des opérations de requalification urbaine, de reconversion, de renouvellement ou de rénovation. Cela impose un travail sur les rapports d’un espace au passé, au présent et au futur : dans l’élaboration des scénarios et dans l’étude prospective, dans la définition de ce que l’on va conserver, réhabiliter, construire. Ces actions et décisions engagent inévitablement un rapport au temps. Toutefois, de précédentes enquêtes auprès d’acteurs de projets urbains français montrent des ambigüités à ce sujet : s’ils sont sans cesse amenés à prendre en compte le temps, celui-ci tend à être considéré comme une donnée évidente du projet, et non une problématique en soi (Mallet et Zanetti 2015).

Or, on peut faire l’hypothèse que l’accélération sociale amène les urbanistes à revoir les modes traditionnels de temporalisation de la fabrique urbaine.

D’une part, la montée en puissance de certaines conceptions urbanistiques qui proposent un rapport particulier au temps est aisément observable. Adaptable, flexible, réversible, tactique, transitoire, évolutif, éphémère, temporaire, malléable… : depuis quelques années, les qualificatifs associés aux mots « urbanisme » et « aménagement » se multiplient (Lydon et Garcia 2015) (Pradel 2007) (Mehrotra et Vera 2017). Tous ces termes ne sont pas à prendre sur le même plan. Certains sont plus explorés que d’autres par les chercheurs, certains connaissent plus de succès que d’autres. Ils ne renvoient pas, non plus, aux mêmes significations. Ces conceptions proposent, en outre, des rapports au temps variables. Cependant, elles présentent certaines similitudes, en ce sens qu’elles posent toutes la question du rapport de l’urbanisme au temps. Par exemple, l’urbanisme tactique invite les habitants à participer, grâce à des réseaux sociaux numériques, à la fabrique de la ville sur des temps courts, à la construction de projets ponctuels et peu onéreux (Mould 2014) (Silva 2016). L’urbanisme transitoire vise l’appropriation provisoire d’espaces vacants (friches, délaissés urbains, emprises ferroviaires, logements…) par des usagers, conçue comme une étape dans un projet, pour contribuer à sa définition, ou le temps qu’il se réalise (IAU 2018). L’urbanisme malléable renvoie, quant à lui, à l’idée d’une ville qui peut être aisément modifiée, en étant d’abord centrée sur la prise en compte de l’intensité urbaine, c’est-à-dire des variations des usages selon différentes échelles de temps (Gwiazdzinski 2007). L’urbanisme événementiel pose l’événement comme un outil d’aménagement à part entière. Il renvoie à l’aménagement d’un espace de façon spécifique durant une courte période, mais vise des objectifs sur un plus long terme, les temporalités de l’événement étant censées « déborder » l’événement lui-même (Boullier 2010).

Ces quelques exemples s’inscrivent dans un foisonnement d’initiatives récentes, fondées sur des temporalités courtes ou reconsidérant les rythmes traditionnels des projets urbains. Les expériences prennent des formes très diverses, s’éloignant des standards temporellement structurés de l’urbanisme et de l’architecture, et tenant compte des usages (animation d’un site par des activités culturelles ou sportives, potagers urbains éphémères, mobiliers modulables des espaces publics, évolutivité fonctionnelle et technique des bâtiments construits, par exemple). Dans tous les cas, ces initiatives proposent de repenser les modes de faire. Non seulement la gamme des acteurs de l’urbanisme s’élargit (collectifs de jeunes architectes, acteurs issus du monde du numérique ou du management, entre autres), mais ces nouvelles méthodes décadrent également les professionnels de l’urbanisme de leurs pratiques et représentations habituelles (compétences techniques et cognitives, référents théoriques, modes d’intervention). Elles induisent des projets se construisant de manière plus progressive, en fonction des ressources, des spécificités et des besoins. Ces conceptions nouvelles partagent l’idée que la ville est en mutation permanente et qu’il est difficile pour les planificateurs et les programmateurs de prévoir en amont des projets et, sur le long terme, l’ensemble des ressources, besoins et usages futurs. Les méthodes employées se veulent plus incrémentales et itératives, les propositions plus aptes à s’adapter aux changements et à se confronter à l’incertitude (Ramirez-Cobo et Zepf 2017). Cette évolution des modes de faire est encouragée par les temps de plus en plus courts de l’action publique, l’urgence des mandats électoraux, l’austérité budgétaire et la reconnaissance croissante de la légitimité des acteurs privés pour définir, financer et mettre en œuvre les aménagements (Douay et Prévôt 2016). Elle est aussi facilitée par l’appropriation du numérique et le développement des smart cities (ou villes intelligentes) – qui connaissent elles-mêmes une diffusion considérable au niveau international : les temporalités des smart cities sont particulières, visant à dépasser les rythmes de l’action publique traditionnelle et favorisant la réactivité en temps réel et l’immédiateté (Batty 2013).

D’autre part, l’accélération sociale peut aussi avoir des conséquences moins visibles sur les manières de concevoir et de conduire les projets urbains. Des instruments et outils visant à accélérer le rythme de la fabrique urbaine peuvent notamment être intégrés dans des projets urbains au long terme.

Citons l’exemple du macro-lot, dont l’utilisation se banalise en France depuis les années 2000. Cette grande unité foncière est composée de plusieurs entités fonctionnelles et formelles, avec une distribution mixte des programmes et un montage d’ensemble particulier (Lucan 2012). Dans le système du macro-lot, les architectes et maîtres d’œuvre peuvent être choisis lors de consultations restreintes, sur dossier et audition, alors que, dans les lots traditionnels dont la maîtrise d’ouvrage est assurée par des acteurs publics, un appel d’offre public et un concours doivent obligatoirement être faits. C’est ensuite l’architecte-coordinateur qui assure la cohérence des macro-lots entre eux, en organisant des workshops réunissant les différents maîtres d’ouvrage. Dans le montage du projet, le macro-lot permet donc d’économiser la durée prise par l’appel d’offre et le concours. Par ailleurs, différentes opérations peuvent être réalisées de façon simultanée, ce qui, là aussi, fait « gagner du temps ». Mais cette modalité de production urbaine interroge la ville alors construite, et le devenir de cette ville sur un plus long terme (Lucan 2012). Accompagnant les évolutions économiques plus générales, leur montage financier autorise une montée en puissance des acteurs privés dans la fabrique de la ville, notamment des grands groupes nationaux de la promotion immobilière et de la construction, réduisant le rôle des collectivités locales. Les macro-lots se justifient également par une certaine possibilité de rendement offerte par leur forme urbaine : leur grande taille rend possible des économies d’échelle et l’on observe ainsi le développement de mutualisations (de parkings et autres espaces communs). Surtout, cette modalité de production, composée d’une configuration d’acteurs spécifiques et engendrant une forme urbaine particulière, interroge l’évolution de l’espace urbain créé. Elle est efficace dans la recherche de résultats à court terme mais pose des questions sur le long terme, en matière d’évolutivité des projets.

Les dimensions temporelles de nombreuses démarches, instruments et outils de la production urbaine mériteraient d’être interrogées. Le régime présentiste modifie, en effet, le sens des conduites à projet dans différents domaines de la société. On assiste au passage de conduites d’anticipation, aux temporalités linéaires et orientées, à des conduites de présentification, aux temporalités démultipliées, éclatées et brouillées (Boutinet 1990). Dans le domaine de l’urbanisme, l’affirmation de l’urbanisme de projet semble aller en ce sens. On assiste depuis les années 1990 à un renouvellement des manières de faire le projet urbain, mais aussi des façons de concevoir la planification, qui se veulent ouvertes à un plus grand nombre d’acteurs et plus flexibles.

Dans ce contexte, l’enjeu de la coordination des différents rythmes s’affirme (Grosbellet 2016). Deux grands risques sont identifiables : d’un côté, celui d’un décalage entre un processus de production accéléré, accordant une plus grande place aux acteurs privés et aux intérêts économiques, et les temporalités habitantes, plus lentes ; d’un autre côté, celui d’une contradiction entre ce processus et les objectifs formulés en termes de développement durable. Une réflexion sur les « acteurs métronomes » (Grosbellet 2016), sur la manière dont se synchronisent les acteurs, sur la construction des différents horizons temporels, sur les instruments et outils de maîtrise du temps, et sur la portée des actions en termes de rythmes urbains devient de plus en plus fondamentale.

Résumé

L’idée d’une accélération sociale avancée domine dans les écrits contemporains en SHS. Toutefois, les liens entre cette accélération et les modalités de la production de l’espace urbain restent encore peu explorés. Cet article repose sur l’hypothèse que l’accélération des sociétés est en prise avec plusieurs aspects de la production urbaine. Deux éléments sont développés dans ce texte. D’une part, l’évolution des rythmes sociaux amène les acteurs de la fabrique urbaine à considérer la question des rythmes urbains. D’autre part, les rythmes de la fabrique urbaine elle-même sont bouleversés par les évolutions temporelles en cours.

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Notes

[1] Reprenant la phrase de l’historien Gaston Roupnel (1871-1946).

[2] Voir, par exemple, l’étude de l’APUR, « Les zones touristiques internationales à Paris. Diagnostic initial sur les commerces », ou celui de l’Insee, « À Paris, un emploi salarié sur cinq dans les zones touristiques internationales ».

[3] Voir, par exemple, le rapport de Renaud Barillet et Frantz Steinbach, remis au ministre des Affaires étrangères et du développement international : « Pôle d’excellence touristique. 22 mesures pour faire de la vie nocturne un facteur d’attractivité touristique à l’international » ; ou encore la note rapide de l’IAU : « L’animation nocturne des villes, un potentiel à conforter ».

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