Le bronzage comme analyseur de la société chinoise contemporaine.
Corps et espace entretiennent des interactions à de multiples niveaux, qui ont fait l’objet d’analyses en géographie et sociologie selon un rythme qui s’est accéléré dans les dernières décennies – de manière pionnière dans le monde anglo-saxon, et plus récemment en France (Champagne 1975) (Longhurst 1997) (Pinçon-Charlot et Pinçon 2007) (Di Méo 2010) (Barthe-Deloizy 2011) (Coëffé 2014a) (Jounin 2014). Le corps constitue, en effet, la première échelle de la spatialité des individus, entendue comme l’ensemble des actions spatiales, manières dont les acteurs font avec l’espace, agencent la distance avec les objets humains ou non humains (Lussault 2007). C’est le lieu par et à travers lequel chaque individu entre en relation avec le monde qui l’entoure, la peau constituant une interface entre l’intériorité et l’extériorité, un « objet spatial » permettant à chacun de faire l’expérience de la limite entre le dedans et le dehors, le subjectif et l’objectif. Le corps en général et la peau en particulier ne sont donc pas que des réalités biologiques : ils permettent à l’individu d’exister (sortir de soi) en société, de marquer matériellement et symboliquement sa place dans le monde (Le Breton 1997). La peau constitue « la part visible de notre corps » : elle permet de communiquer avec le monde extérieur non seulement par le toucher, mais aussi par « l’image qu’elle véhicule », si bien qu’elle « nous expose au regard de l’autre » (Emériau 2008, p. 225). La peau est alors un marqueur des normes sociales et culturelles historiquement construites, renseignant sur les tensions qui peuvent exister entre ce que les agents sociaux et les sociétés considèrent comme « normal » et « anormal ».
De récents recueils de matériaux empiriques récoltés en Chine du Sud (île de Hainan) ont permis de questionner des mises à l’épreuve de normes corporelles, en lien avec des codes de beauté historiquement et culturellement situés (Coëffé, Guibert et Taunay 2012) (Coëffé, Guibert et Taunay 2014). En effet, si la peau blanche en Chine est un référent esthétique socialement partagé (Li et al. 2008), bronzer peut être analysé comme une pratique détournant cette convention et révélant en creux, par les énonciations d’une déviance, ce qui est considéré comme « normal » du point de vue du marquage chromatique de la peau au sein de la société chinoise. Le bronzage, transformation chromatique de la peau au travers de son exposition aux ultra-violets (produits par le soleil ou de manière « artificielle »), peut en effet prendre des significations différenciées selon les individus et les groupes sociaux, à l’aune de variables telles que le sexe, l’âge ou la position sociale, mais aussi selon le contexte dans lequel il est rendu visible. Si le bronzage a pu constituer en Occident [1] une déviance sur le temps long, avant d’être symboliquement codé de manière positive au cours du premier tiers du 20e siècle (Andrieu 2008) (Ory 2008), en étant porté notamment par l’invention du « polynésiannisme » (Urbain 2014), rien ne nous autorise a priori à dire que cette norme esthétique inscrite dans l’ordre de la parure est partagée en tout lieu, y compris au travers de son éventuelle mondialisation. Nous faisons pourtant l’hypothèse qu’une déviance supposée (une pratique a priori sanctionnée socialement au sein d’un groupe donné) ne déclasse pas forcément l’individu saisi par un tel régime normatif : ce dernier pourrait, dans certaines configurations, investir une pratique jugée déviante ici pour en tirer, là et à moindres frais, des profits économiques, symboliques.
L’objectif de cet article est alors de comprendre, à travers le cas du bronzage, les usages sociaux du corps, notamment dans des espaces publics en contexte chinois (en République Populaire de Chine : RPC). Par « espace public », nous entendons les lieux par et à travers lesquels tout un chacun peut circuler sans avoir à se justifier sur sa présence. Un lieu « public » est caractérisé par le fait que « tous ceux qui s’y trouvent peuvent et doivent penser que tous les autres membres de la société pourraient l’y côtoyer » (Lévy 1999, p. 239). En conséquence, un lieu « public » suppose un « régime de visibilité » (Lussault 2007, p. 40) et peut être appréhendé comme « un espace sensible, dans lequel évoluent des corps, perceptibles et observables, et un espace de compétences, c’est-à-dire de savoirs pratiques détenus non seulement par des opérationnels et des concepteurs (architectes ou urbanistes), mais aussi par des usagers ordinaires. […] Il y a des manières de faire savoir ce que l’on fait, de rendre observables nos orientations, de montrer comment l’on gère sa place » (Joseph 1998, p. 31-35).
Si la question du bronzage a déjà été traitée à l’échelon français, notamment dans une perspective historique (Ory 2008) et sociologique (Kauffman 1995), elle a fait l’objet de beaucoup moins d’attention dans des espaces extra-européens, en particulier en Chine, où la peau blanche est une donnée structurante, mais où la pratique du bronzage est donnée à voir, même de manière encore confidentielle. Clé d’entrée pour une compréhension plus fine de la société chinoise contemporaine, la réflexion sur le bronzage informe sur la manière dont des individus s’autorisent, ou non, à transgresser une norme structurante des pratiques de plage, qui produit dialogiquement un stigmate [2] au sens de Goffman (1975). Deux cas particuliers à Qingdao (pratique du « facekini », un masque couvrant le visage, ouvert au niveau des yeux, de la bouche et du nez) et à Shanghai (salons de bronzage par exposition aux ultra-violets – UV) viennent compléter des analyses déjà publiées (Coëffé, Guibert et Taunay 2014) sur la pratique du bronzage à Hainan. Après une partie contextualisant l’importance sociale de la peau blanche en Chine, nous analyserons le poids des socialisations pour expliquer la logique selon laquelle des individus choisissent de rester dans la norme pendant que d’autres, pour des raisons sociales et/ou symboliques, s’engagent hors de la norme, voire à contre-norme, c’est-à-dire qu’ils contestent la norme dominante et instaurent la déviance en norme au sein d’un groupe social spécifique. Un dernier temps soulignera l’importance de la dimension spatiale et notamment les « effets de lieux » (Bourdieu 1993), c’est-à-dire la force des lieux (ceux de la mondialité, ici) dans la construction de la dialogique norme/déviance, l’espace n’étant pas considéré ici comme un support neutre de l’action, mais comme une ressource préfigurant, conditionnant des pratiques, qui en retour « font avec » cette dernière jusqu’à la transformer (Lévy 2013a) (Lussault 2013).
Encadré méthodologique.
Les résultats présentés dans cet article sont essentiellement le fruit de travaux menés dans le cadre du programme de recherche « Bronzer en Chine : une norme corporelle émergente ? » (2014-2016). Visant à comprendre pourquoi certains individus transgressent une esthétique érigée en canon de beauté – la peau blanche –, six chercheurs [3] ont travaillé sur trois plages en République Populaire de Chine : Dadonghai (province de Hainan ; 2014 et 2016), Zhujiajian (province du Zhejiang ; été 2015), Qingdao (province du Shandong, juillet 2015). Alors que les cas 1 et 2 ont fait l’objet d’entretiens semi-directifs (une vingtaine au total, à l’égard de plageurs et de porteuses de facekini, respectivement), nous avons sur l’île de Zhujiajian passé un questionnaire traitant des pratiques de plage et des rapports au soleil et à la peau blanche (913 personnes interrogées en juillet et août 2015). Les responsables des cinq salons UV recensés à Shanghai ont également été interrogés par entretiens semi-directifs en juillet 2015. Si les enquêtes qualitatives et quantitatives précitées ont eu pour ambition de contextualiser (spatialement et socialement) les usages sociaux du corps, des questions portaient sur les représentations sociales des Chinois interrogés, notamment sur les sens conférés à la pratique du bronzage. Des observations (avec prises systématiques de photographies) non participantes ont été également menées à Dadonghai, puis à Shanghai, afin d’appréhender, de manière plus « sensible », les pratiques corporelles et les hexis en jeu d’une part, ainsi que les spatialisations différenciées de pratiques d’autre part.
L’esthétique chinoise de la peau blanche comme toile de fond.
En Chine, île de Taïwan exclue, la convention esthétique dominante est celle d’une peau blanche, laiteuse et associée à l’idée de pureté. Cette esthétique, présente dans des textes philosophiques anciens (tel le Dao De Jing, « livre de la voie et de la vertu », dont la rédaction est symboliquement attribuée à Laozi au 5e siècle avant Jésus-Christ, et qui inspirera plus tard les principaux concepts du Fengshui), semble également prendre origine lors du règne de Wu Zetian, au 7e siècle (dynastie des Tang : 618-907), seule impératrice régnante de Chine, dont les représentations artistiques dévoilent une peau d’une extrême blancheur. Les pratiques de plage qui se développent, selon une intensité inédite, à travers différents littoraux du pays, impliquent pourtant un dévoilement du corps engageant parfois une transformation chromatique de la peau, qui vient mettre à l’épreuve la norme de la blancheur.
La peau blanche, une convention genrée.
Selon Howard Becker, une norme permet d’articuler une situation et les comportements qui sont appropriés à celle-ci, de sorte que selon les contextes, « certaines situations sont prescrites (ce qui est « bien »), d’autres sont interdites (ce qui est « mal ») » (1985, p. 25). Les normes peuvent alors être construites selon des modalités variées : certaines sont « édictées formellement par la loi » quand d’autres traduisent des « accords informels, établis de fraîche date ou revêtus de l’autorité de l’âge et de la tradition » (Becker 1985, p. 26).
La parure chromatique de la peau est ordonnée en Chine à travers la seconde modalité, ce qui n’enlève rien à la prégnance de cette norme, qui infuse l’ensemble de la société, comme le donne à voir sa publicisation. La mise en valeur de la peau blanche incarne ainsi en Chine la relation dialogique entre normes et déviances. Dans l’espace public des villes du pays, les publicités pour des cosmétiques féminins couvrent souvent les abords des principaux centres commerciaux, proposant régulièrement de nouveaux produits qui promettent aux femmes la fabrique d’un « capital corporel » (Wacquant 2002, p. 234) et plus particulièrement « épidermique », répondant aux canons de la blancheur de peau, et signifiant en creux la répulsion associée au hâle (voir encadré 1).
Ces contraintes sociales, exercées sur le corps féminin notamment et plus ou moins intériorisées à l’état de nature – un habitus, selon Bourdieu (2002) – sont le produit de processus culturels qui ne peuvent être envisagés sans la prise en compte de leur historicité : les plus « belles » femmes sont, depuis la dynastie des Tang jusqu’au dernier empereur de la dynastie Qing, celles qui restaient étudier à la maison, dans une pièce dédiée, à l’abri du soleil (Schein 1994). Sur le temps long, la société chinoise a privilégié la préservation de la peau de jeune fille au teint uni de porcelaine (Emériau 2008), l’exposition trop importante au soleil faisant apparaître des taches brunes sur la peau des « Asiatiques » [4]. Au cours du 20e siècle, les conditions de contestation de cette norme sociale et culturelle ne sont pas réunies, si bien qu’après la fin de la dynastie des Qing (qui se termine en 1911), l’histoire voit se succéder en moins de quarante ans (jusqu’en 1949, date de proclamation de la RPC) les deux guerres sino-japonaises, la deuxième guerre mondiale puis la guerre civile entre les armées communistes et nationalistes. Les politiques initiées par le Président Mao Zedong jusqu’à sa mort en 1976 (Grand Bond en Avant, 1958-1961 ; Révolution Culturelle, 1966-1976) ainsi que leurs lourdes conséquences humaines (l’historien Michel Bonnin avance un chiffre d’au moins 40 millions de morts dus aux famines et sévères conditions de vie pendant ces deux périodes) laissent également peu de temps aux loisirs, d’ailleurs interdits pendant la Révolution Culturelle. Le rapport au corps et à la peau blanche ne se trouve questionné qu’à partir de l’ouverture économique amorcée au début des années 1980, cette dernière ayant permis un développement des pratiques touristiques en Chine (Taunay 2009).
Les pratiques de plage se développent massivement sur les littoraux au tournant des années 2000, après que des semaines de congé soient attribuées à tous les salariés en 1999 (Taunay 2010). Or, le tourisme et les loisirs, en contexte occidental et, par hypothèse, au moins dans d’autres mondes culturels, produisent des spatialités et des temporalités qui autorisent (selon des configurations différenciées) la « dé-routinisation », c’est-à-dire le « relâchement contrôlé des contraintes » qui peuvent peser dans la quotidienneté, notamment dans la sphère du travail et des sociabilités de la vie « ordinaire ». Ces contraintes informent l’activité émotionnelle et les conduites corporelles plus largement (Elias et Dunning 1994).
Le questionnaire passé pendant les mois de juillet et août 2015 sur trois plages de l’île de Zhujiajian [5] a permis de mesurer la prégnance de la blancheur de la peau comme convention esthétique dans l’ordre social des apparences corporelles. À la question « que pensez-vous du bronzage », 21% des interrogés répondent ne pas « comprendre », ne pas « savoir » ce qu’est le bronzage. Le mot même de « bronzage » pose problème. Deux sens différents, exprimés avec deux mots distincts, existent en chinois mandarin. Le premier (shai) correspond à l’exposition quotidienne au soleil, à l’extérieur de chez soi par exemple. Le deuxième correspond à un « bain de soleil » (ri guang yu), à une exposition intentionnelle, qui se traduit en acte par le fait de troquer ses vêtements habituels pour un maillot de bain par exemple. Dans le questionnaire, nous avons choisi le vocable « bain de soleil » pour faire émerger les représentations que les enquêtés associaient au « bronzage ». Nous avons constaté qu’il n’y a pas encore en Chine, pour une majorité d’individus, d’intériorisation – d’incorporation – de cette pratique sociale, comme ce peut être le cas dans le contexte des plages occidentales ; 5,5% des répondants ayant par exemple déclaré que le « bain de soleil » (ri guang yu) équivaut à l’« exposition au soleil » (shai). Au contraire, à la question « Que pensez-vous de la culture chinoise selon laquelle il convient de conserver une peau blanche ? », 59% répondent que c’est « normal » (avec des contrastes de genre : 57,3% des hommes valident cette affirmation, pour 42,8% des femmes), 17% que « c’est bien » (68% des hommes et 32% des femmes) et 11% que « ça ne se discute pas, c’est comme ça ». Dans ce dernier cas, ce sont les femmes qui sont plus nombreuses à porter cette affirmation – 59,2% contre 40,8% pour les hommes –, soulignant l’intériorisation d’une norme inscrite dans des rapports sociaux de genre. Enfin, 17,3% des interrogés indiquent que le « bain de soleil », « c’est dangereux pour la peau » et 6,1% disent qu’il faut lutter contre cette pratique : « ce n’est pas bien vu, pas convenable ». Cumulé à ceux qui considèrent que « c’est une pratique occidentale dépréciée » (8,2%), le ratio agrège 14,2% des répondants, donnée qui masque toutefois des différences entre hommes et femmes, allant parfois jusqu’à une asymétrie stricte : là où la totalité des femmes déclarent le bronzage « laid », 100% des hommes affirment le bronzage comme un fait « naturel », autrement dit « normal », inscrit dans l’habitus (tableau 1) [6].
Le dévoilement des corps à la plage : de l’évidence au problème.
Bien que la peau blanche soit structurante des usages identifiés sur les plages enquêtées, de plus en plus de touristes chinois dévoilent leur corps en différents lieux littoraux de RPC. C’est ce que donnent à lire les pratiques déployées sur l’île de Hainan, régulièrement représentée en Chine comme le « Hawaï chinois », et qui opère comme un lieu privilégié de la « dé-routinisation ». La mise en tourisme de l’île a d’ailleurs été rythmée par l’accès d’un nombre croissant de Chinois à la pratique du tourisme : Hainan accueillait 760 000 visiteurs en 1987, mais 3,61 millions en 1995, 9,29 millions en 2000 et 14,7 millions en 2005 (Goulard 2014).
Plusieurs phases d’observation non participante révèlent toutefois que le temps passé à la plage est court, personne n’y installant d’ailleurs sa serviette, marqueur en Occident d’une appropriation au moins éphémère de l’espace (Urbain 1994) et médiation entre le corps et le « sol » permettant la posture allongée. Si nous trouvons en contexte chinois des éléments biophysiques présents aussi au travers des usages « occidentaux » de la plage (mer, sable, soleil notamment), le rapport que les Chinois entretiennent avec ces derniers est singulier et semble se rapprocher davantage des usages vietnamiens par exemple (Peyvel 2008). En effet, un comptage réalisé sur la plage de Dadonghai à Sanya (province de Hainan) fin 2014 montre que sur un peu plus de 700 personnes comptabilisées, seuls sept individus étaient allongés, soit à peine 1% (Taunay et Vacher 2018) [7]. Alors que dans le contexte des plages occidentales (en période estivale essentiellement), la pratique du repos rythme en partie le temps social, les différentes enquêtes menées montrent que la plage est un espace de « jeu » (au sens d’activité ludique) et que l’exposition au soleil est très éphémère, quand elle existe. Enfin, il ressort de cette enquête que plus de la moitié des « plageurs » polarisent leurs pratiques au seuil de l’espace marin ou en immergeant une partie de leur corps dans l’eau, quel que soit le moment de la journée, ces derniers faisant de la plage un lieu de la balnéarité. À l’inverse, quelle que soit la plage observée (à Zhujiajian, à Sanya, à Qingdao), personne ne se trouve là où en France se placerait la majorité des plageurs, de sorte que l’estran est agencé en tant qu’espace de passage, de mouvement, où presque personne ne s’arrête ni ne s’étend. Si toutefois à Qingdao des individus allongés sur le sable sont visibles, l’exposition délibérée au soleil (mais médiée par une protection, cf. encadré 2) reste une pratique genrée : ce ne sont que des hommes qui s’allongent au soleil sans protection contre le hâle (encadré 2). A contrario, des femmes qui portent un facekini ou une combinaison intégrale traversent cet espace pour se rendre aux casiers en vue de se changer (voir encadré 2).
Comment comprendre cet usage du facekini ? Les entretiens menés en 2015 à Qingdao montrent que, historiquement, cette invention vestimentaire relève d’un effet d’aubaine. La créatrice du facekini, Shifan Zhang (résidente de Qingdao, 60 ans, cheffe d’entreprise spécialisée dans l’invention et la confection de produits de plage), dit avoir pensé ce masque comme une protection face aux méduses présentes dans l’eau de mer :
« En 2004, j’ai ouvert une boutique de vente de vêtements et maillots de bain. À ce moment-là, j’ai trouvé beaucoup de personnes piquées par des méduses. Sur la première plage de Qingdao, il y a tellement de visiteurs. À la fin de l’été, en août, des méduses apparaissent en grand nombre. Elles entrent malgré la protection anti-requin. Donc les visiteurs sont gravement piqués. J’avais remarqué qu’ils avaient été durement touchés pendant ma vente de maillots de bain. À partir de ce moment-là, j’ai eu l’idée de porter un vêtement » [8].
Elle développe par la suite six générations de masques, déposant même un brevet à partir de la quatrième génération afin de parer aux copies. Au début, lorsque des femmes ont commencé à porter un facekini, des individus (sur la plage et dans l’eau) mobilisaient des discours et des gestes moqueurs, si bien que cette pratique était mise au pilori par les plageurs. Lors des entretiens (2015), même si cet usage vestimentaire à la plage devient visible et médiatique (à la télévision, sur internet), plusieurs catégories de personnes sanctionnent encore symboliquement les porteuses de masques par leur stigmatisation au sens de Goffman. Des vendeurs sur la plage et aux abords de celle-ci parlent en premier lieu de « tête de diable » et n’acceptent pas de vendre ces masques : « non je n’ai pas ce truc de tête de démon ! On ne voit que les yeux, on ne sait pas qui c’est ! » (Entretien non formalisé avec une vendeuse de maillots de bain dont la boutique est localisée sur la plage, le 15 juillet 2015). Pour ceux qui les vendent, les produits ne sont jamais mis en valeur sur les étals, mais sont sortis de sous le comptoir à la demande. La pratique du facekini est encore choquante selon les détracteurs du masque, même si elle est moins décriée qu’auparavant. Ici comme ailleurs, le stigmate n’existe pas en soi, mais en tant que processus relationnel, si bien qu’il ne trouve son existence que dans la valeur qu’on lui donne, laquelle est envisagée par rapport à d’autres attributs pouvant être jugés « banals » (Goffman 1975, p. 13). La disjonction entre les plageurs qui exposent leur corps (les hommes) et les vendeuses sur la plage, entièrement protégées du soleil, est en ce sens révélatrice de la tension entre normes et déviances corporelles en Chine contemporaine.
Rester dans la norme, entrer à contre-norme.
Malgré le blâme que cela peut potentiellement et rationnellement engendrer, des Chinois s’autorisent à bronzer. La présente recherche a permis de mettre à jour plusieurs régularités sociales, reliant contre toute attente les porteuses de facekini et les individus engagés dans la pratique du bronzage. Alternant profits symboliques (conserver une peau « claire ») et blâme (porter le facekini), une partie des femmes enquêtées à Qingdao se caractérisent par des propriétés pour le moins singulières. L’acceptation difficile du blâme social est en effet indissociable des trajectoires sociales et des profits engendrés par la pratique du bronzage, ce que souligne aussi la recherche au sein des salons UV à Shanghai.
Du blâme social à la compétence technique.
Les femmes qui font usage de facekini ont suscité une attention particulière dans l’enquête. Elles sont très majoritairement âgées de 50 à 70 ans et appartiennent à des catégories sociales populaires. La distribution fait notamment apparaître une surreprésentation d’ouvrières, toutes habitant à Qingdao. Une partie d’entre elles porte des masques usagés, voire confectionnés à la main (cf. encadré 3). Le blâme symbolique associé au port du facekini est alors contrebalancé par un profit éminemment symbolique, lui aussi chez les femmes concernées : elles seules (avec quelques hommes) savent nager (voir encadré 3).
L’analyse des entretiens indique que la raison profonde du port du masque est systématiquement dissimulée, les différentes femmes interrogées mobilisant toutes en premier lieu l’argument des méduses. Plus tard dans les discussions, elles indiquent toutefois ne pas souhaiter être dépréciées à la vue du bronzage que causerait la natation pratiquée quotidiennement. Certaines femmes plus âgées sont plus directes sur le sens attribué au port du masque. Le cas de Mme Wu [9], âgée de 73 ans et qui nage depuis le début de ses 60 ans, illustre bien ce constat. Ancienne ouvrière dans une entreprise de fabrication de médicaments, elle a elle-même cousu son facekini et le porte depuis six ans. Maintenant atteinte par des problèmes de santé, elle a dû arrêter la natation. Elle vient cependant tous les après-midis avec son mari à la plage et précise spontanément porter un facekini pour, selon elle, « se protéger du soleil : sur le corps c’est pas grave, sur le visage c’est pas beau ».
Les porteuses de facekini restent, en effet, plus longtemps dans l’eau que celles qui ne font pas usage de ce masque. Grâce au facekini, et en acceptant le coût symbolique du stigmate, elles peuvent ainsi développer une « technique du corps » (Mauss 2007), la natation, qui peut fournir des émotions désirables et constituer un capital en termes de compétences acquises, susceptibles d’être transmises socialement. Ce rapport plus « technique » à la mer est complètement différent de celui des jeunes femmes, équipées de leurs bouées, qui discutent en bord de mer et se prennent fréquemment en photo. Ces dernières renseignent, en fait, sur une pratique encore dominante, liée au processus de littoralisation des loisirs en Chine : les individus y valorisent, pour le moment, davantage le « bain » que la « natation ». Dit autrement, et en reprenant les catégories de Jean-Didier Urbain (2014) s’agissant des pratiques estivales « méditerranéennes » jusque dans les années 1920-1930 au moins, les Chinois que nous avons pu observer s’apparentent à des « baigneurs » plus qu’à des « nageurs » et, de ce point de vue, « ils trempent » plus qu’ils ne « plongent » (Urbain 2014, p. 163). Toutefois, il n’est pas question ici de confondre notre démarche comparatiste avec une vision ethnocentrée et téléologique des processus en cours, laquelle nous disposerait à interpréter les pratiques observées comme préfigurant l’avènement de pratiques qui infusent désormais en Occident : les « baigneurs » d’aujourd’hui en Chine n’annoncent pas par nécessité les « nageurs » de demain.
Lors d’un entretien, une porteuse de facekini nous montre, quant à elle, comment elle nage et nous propose même des brassards (flotteurs). Pendant la discussion (dans l’eau) et sans sollicitation particulière de notre part, elle nous donne spontanément des conseils, mettant en récit son rapport « technique » à l’eau. Alors qu’un des membres du collectif en situation d’enquête redonne plusieurs fois les brassards, l’interrogée les lui remet à chaque fois aux bras, comme si ces objets fonctionnaient en tant que technologie spatiale nécessaire à la maîtrise de la natation en mer. Cette femme, ancienne employée de la bibliothèque de Qingdao, a aujourd’hui (en juillet 2015) 70 ans. Elle met son facekini depuis dix jours (après avoir vu une information sur ce type de masque à la télévision) et apprend maintenant à nager.
Au final, la plage principale de Qingdao est un espace socialement mixte. Hommes, femmes, distribution variée des catégories d’âges et des propriétés sociales, touristes, autochtones, expériences différenciées de la plage, etc. : il en résulte des usages sociaux hétérogènes et composites. Les modalités de faire avec son corps, de s’engager corporellement sur le sable ou dans l’eau renvoient à des apprentissages et des socialisations multiples et plurielles (Guibert et Arab 2016). Cet éventail de dispositions culturellement acquises témoigne de rapports au corps, de techniques ou, dans un autre registre, d’appréhensions, de peurs qui sont autant de manières d’être à la plage en Chine. L’utilisation du facekini témoigne toutefois d’un processus qui vise à renforcer l’orthodoxie des « rapports de genre », que ce soit dans les pratiques de plages ou dans le rapport à l’esthétique corporelle.
En apparence différente de celle de la plage, notamment car la dimension publique y est moins structurante [10], la fréquentation des salons UV à Shanghai rejoint pourtant le processus social expliqué au sujet des porteuses de facekini à Qingdao.
L’acceptation difficile du blâme social : les Salons UV à Shanghai.
Seuls six salons UV existent en 2015 à Shanghai, ville de plus de 20 millions d’habitants. Leur existence témoigne toutefois de l’apparition d’un phénomène qui, bien que marginal numériquement, n’en constitue pas moins l’indice d’une transformation des usages corporels pour un petit nombre de Chinois. La pratique, tout d’abord, coûte en moyenne 100 yuans pour une utilisation de dix minutes : « Pour quatre fois par mois, il faut 400 à 500 yuans. À Shanghai, ce n’est pas une très grande dépense » indique ce gérant d’un salon UV [11]. Ici comme à la plage, la pratique en elle-même est cependant, selon lui, un défi à la norme culturelle chinoise de la peau blanche : « Les femmes chinoises préfèrent la peau blanche. D’ailleurs, leurs parents ne veulent pas qu’elles aient une peau bronzée. Mais pour les hommes, ce n’est pas un problème. Vous voyez que beaucoup de femmes marchent avec une ombrelle. C’est pourquoi il y a moins de femmes dans ce salon ».
Bien que numériquement minoritaires, des femmes sont toutefois présentes dans les salons UV. Le phénomène existe d’ailleurs depuis au moins 2006 (« Dix ans », indique un propriétaire de salon), date d’un article paru dans le China Daily : « Some are prepared to go beyond the pale » [12]. Selon le discours qui y est tenu, au milieu des années 2000 déjà, la majorité des pratiquants était composée de Chinois, de plus en plus jeunes, ce que confirme le gérant cité ci-dessus : « Au début les étrangers représentaient 70% à 80% de la clientèle. Maintenant c’est moitié-moitié. Ce sont plutôt les jeunes qui ont entre 20 ans et 30 ans ». Pourquoi cette pratique existe-t-elle et quelles en sont les significations ? La première réponse, partagée par les employés et gérants de tous les salons interrogés, indique qu’il s’agit d’une pratique mise en œuvre selon une temporalité marquée. L’activité est en effet plus intense en été : « Généralement de plus en plus de gens viennent à partir de mai. En été, on peut exposer la peau. C’est plus sain » indique une employée de salon [13]. Il ne s’agirait donc pas de préparer son bronzage pour l’été, mais bien de prendre soin de soi durant la saison estivale, l’ordre sanitaire pouvant être mobilisé comme raison légitime, acceptable, jusqu’à mettre en veilleuse d’éventuelles intentions esthétiques stigmatisantes. Cette pratique n’est toutefois souvent que temporaire, discontinue, en particulier chez les femmes les plus jeunes. L’employée précédente déclare ainsi avoir utilisé le salon « pendant un an », mais les injonctions culturelles et celles de son entourage proche ont eu raison de son engagement esthétiquement « déviant » : « Lorsque mon petit ami m’a dit qu’il n’aimait pas la peau brune, j’ai abandonné. Maintenant, ma couleur est naturelle ». Cet argument est revenu régulièrement dans les entretiens, confirmant la prégnance de l’ordre normatif de la peau blanche. Selon le gérant ci-dessus, seules les femmes plus âgées (« celles qui ont plus de 45 ans »), mariées et ayant déjà un enfant poursuivraient dans cette trajectoire à « contre-norme ». Le principe de précaution (les représentations liées aux dangers de l’exposition de la peau aux UV) pourrait s’affaiblir ici lors de l’entrée dans la parentalité, le « bronzage » pouvant être représenté comme un marqueur de jeunesse, reportant éventuellement l’impératif sanitaire sur la progéniture (De Singly, Giraud et Martin 2016).
Pourquoi certains individus choisissent-ils pourtant de fréquenter les salons UV à Shanghai, s’engageant de la sorte dans une trajectoire contraire à l’ordre normatif ? Pour le gestionnaire d’un salon, « À Shanghai, il est plus facile d’accepter le bronzage (…) Shanghai est relativement bien développée. Les gens ont la possibilité d’accepter ce type de consommation. Deuxièmement, les gens de Shanghai ont l’horizon ouvert, ils peuvent contacter plus d’étrangers et de choses étrangères. Donc, ils ont plus de facilités à accepter des choses nouvelles ». Le bronzage à Shanghai ne conduirait alors pas au même type de blâme que celui observé à Qingdao pour les porteuses de facekini. Cependant, à Shanghai, ne bronze pas qui le décide individuellement. Lors de nos entretiens, il s’est avéré que nombre de pratiquants des salons UV ont découvert le bronzage quand ils ont commencé à fréquenter des salles de sport, dans une optique hygiéniste et de modélisation musculaire de leur corps. C’est ce que dit clairement une employée : « Quand vous voyez un homme ou une femme avec la peau bronzée dans la rue, vous pensez d’abord qu’il fait du sport » [14]. Pour le gestionnaire d’un autre salon, il y a « plus d’hommes. Beaucoup plus » [15] (salon 3, 13/07). Lui-même déclare avoir découvert le bronzage il y a dix ans dans une salle de fitness, par l’intermédiaire d’amis sur place. Le modèle du corps musculeux et la pratique qui l’autorise sont donc antécédents au bronzage, mais également complémentaires de celui-ci : « Au début, la majorité des clients chinois aiment faire du fitness. Ils croient que ça les rend beaux. Puis, ces clients chinois viennent bronzer » [16] (salon 1, 12/07). Ce lien entre un corps musclé et beau parce que bronzé est revenu dans chacun des entretiens menés à Shanghai et de manière la plus édifiante dans le dernier d’entre eux : « Depuis qu’ils ont assez d’argent les Chinois font de plus en plus attention aux sports. Le bronzage s’associe toujours avec le sport. Ici, de nombreux clients aiment faire du sport, que ce soit au gymnase ou en plein air. Les gens qui n’aiment pas s’entraîner sont moins bronzés » [17]. Comme à Qingdao, il y a donc un lien entre l’acceptation du blâme social et les profits générés par le hâle. Et comme dans la province du Shandong, cette pratique est le fait d’une minorité : « Le bronzage est une chose pas très populaire. Shanghai est si grand. Il y a seulement quelques salons comme celui-ci. Si c’était populaire, il y aurait certainement plus de salons » [18]. À tel point que trois des salons enquêtés à Shanghai appartiennent au même propriétaire, peut-être parce que ce type d’établissements reste peu viable ailleurs que dans cette ville-Monde : « Notre patron a envisagé d’ouvrir d’autres salons dans d’autres villes. Mais d’après l’enquête, le bronzage est moins connu et acceptable » [19]. Un propos repris le même jour dans un autre salon, qui n’appartient pas à la même personne : « Il y a [des salons] à Shanghai et dans d’autres villes côtières, telles que Guangzhou, et la province du Fujian. Mais ces affaires dans les petites villes vont mal » [20]. La pratique des salons UV répond donc à des critères sociaux et temporels. Mais plus généralement, sont-ils spécifiques à la ville de Shanghai ? Quelles sont les configurations spatiales qui rendent possible cet usage corporel ?
Bronzer ici et pas ailleurs : les lieux de la mondialité comme ressources.
Ce qui est possible à Shanghai ne l’est pas à Qingdao, et inversement. L’engagement dans tel ou tel choix ne peut donc se comprendre indépendamment des lieux par et dans lesquels les pratiques sont déployées.
Pratiques du rivage et engagements différenciés dans le bronzage.
Le rapport technique à la mer des porteuses de facekini, différent des jeunes filles au bord de l’eau, constitue un premier exemple de la dimension spatiale des usages de la plage. Quand des facekinis sont observés là où l’eau est peu profonde, il s’agit d’une pratique de groupe. Les femmes qui portent ce masque et nagent avec des hommes, là où la profondeur de l’eau dépasse deux mètres, sont dans une pratique plus individuelle. Le facekini est ensuite une pratique uniquement aquatique, ou bien réalisée depuis le lieu où les baigneuses se changent, certaines d’entre elles enlevant leur masque dès la sortie de l’eau. Il existe donc bien des lieux où le « masque » s’utilise et d’autres où il n’est pas porté, sans qu’aucune interdiction tacite ne le mentionne. Il y a là un « sens pratique », les porteuses de masque sachant comment se comporter dans telle ou telle configuration sociale. Plus généralement, l’organisation spatiale de la plage montre des différences importantes selon les individus et laisse peu de place au bronzage. Les hommes allongés sur la plage et qui bronzent (voir encadré 2) ont tous entre 50 et 60 ans. Ils sont localisés seulement sur une petite partie de la plage et forment un entre soi masculin : aucune femme ne s’allonge à même le sable. Le bronzage est donc une pratique marginale sur l’espace de la plage, comme le confirme l’enquête menée à Zhujiajian : 47% des interrogés déclarent venir à la plage pour se promener (68,5% des hommes et 31,5% des femmes), 39% pour contempler la mer ou la plage (le rapport est là inversé, 43,2% des hommes le déclarant, contre 56,8% des femmes). Le bronzage n’apparaît qu’en deuxième réponse possible à cette question, à hauteur de 2,1% (avec un déséquilibre de genre, 42,9% pour les hommes et 57,1% pour les femmes) [21]. Exposer volontairement sa peau au soleil en s’allongeant à même le sable contrevient donc à la logique spatiale des plages observées, stigmatisant celui ou celle qui place son corps dans cette position.
Cet usage genré du bronzage s’atténue pourtant au sein d’un collectif dont les pratiques et les représentations sont associées à un sport dit « nautique » (ou de « glisse », dans le jargon indigène en France) qui a été approprié récemment par un petit nombre de Chinois : le surf. Cette pratique est déployée à travers quelques lieux en Chine, notamment sur l’île de Hainan où sont notamment organisées, depuis quelques années, des compétitions comptant pour le championnat du monde de longboard féminin (Guibert et Taunay 2013). Or, ici, les enquêtés, qu’ils soient hommes ou femmes, partagent une identification au bronzage qui s’inscrit parmi les codes esthétiques de la pratique, laquelle est historiquement liée à l’invention du changement chromatique de l’épiderme (du « blanc » au « hâle »), notamment depuis les récits de London exaltant les corps bronzés et musculeux des surfeurs à Hawaï au début du 20e siècle (Coëffé 2014b) (Équipe MIT 2005) (Équipe MIT 2011). Une surfeuse est particulièrement emblématique de cette incorporation normative : Darci Liu, une femme d’une trentaine d’années qui a résidé à Sanya (une des principales villes de l’île de Hainan). Mariée depuis 2007 à un homme originaire de Californie, qu’elle a rencontré à Canton et qui pratique lui-même le surf (auquel elle a été initiée), Darci Liu précise, au moment où elle devient médiatisée et invitée à plusieurs compétitions internationales en Asie [22], qu’être bronzé est un attribut des surfeurs, un élément d’identification sociale à un groupe spécifique, mais mondialisé, et qui produit en retour des effets psychologiques positifs (se sentir « heureux ») :
« Je suis une surfeuse, maintenant si je suis blanche c’est une honte, cela veut dire que je ne surfe pas beaucoup. Je ne dis pas qu’il faut être bronzé, mais que si tu es bronzé, cela montre que tu es très heureux, que tu surfes souvent. Si tu es un surfeur, ne pas être bronzé c’est quelque chose de blessant. Cela fait alors peut-être très longtemps que tu n’as pas surfé » (Entretien réalisé le 23 juin 2013) (Coëffé, Guibert et Taunay 2014).
Les individus enquêtés acceptent donc ici une éventuelle stigmatisation au regard des canons de beauté chinois, en étant conscients qu’ils peuvent retourner le stigmate au sein du groupe des surfeurs, même si ces derniers forment un petit groupe circonscrit autour d’une pratique restant encore très confidentielle en Chine, contrairement au contexte français, où la Fédération Française de Surf dénombre 680 000 pratiquants en 2018 [23]. En même temps, ces surfeurs sont pour la plupart dotés d’un « capital spatial » (Lévy 2013b) et d’un capital culturel accumulés au travers d’une mise en contact avec l’altérité, rendue possible par la multiplication d’expériences mobilitaires à travers le monde, notamment en Occident, et par des relations denses avec des étrangers occidentaux. Darci Liu indique également qu’une classe de jeunes aisés et « branchés », souhaitant se différencier par une peau bronzée, apparaît, selon elle, dans les plus grandes métropoles chinoises :
« Maintenant il y a aussi une partie des gens, par exemple à Shanghai, à Pékin, des gens qui recherchent la mode, qui regardent souvent les magazines, qui s’intéressent à toutes les choses à la mode, ils savent que maintenant le bronzage est une forme de beauté en vogue. Ces personnes à la mode recherchent le bronzage, chaque génération regarde maintenant de manière différente ce point-là ».
Les multiples « branchements » et connexions à la mondialité passeraient alors de manière privilégiée par l’urbanité des lieux.
Les lieux du bronzage, des espaces urbains mondialisés ?
Les lieux à travers lesquels est mise en œuvre et en scène la pratique du bronzage ne sont donc pas anodins : la pratique informe le lieu tout autant que la configuration spatiale organise les usages (Lussault 2007) corporels. Shanghai est une ville-Monde, une mégapole (Sanjuan 2009), lieu de convergence de la plus grande diversité sociale et culturelle en Chine, lieu à la fois mondialisé et mondialisant, comme le révèle par exemple l’organisation de l’exposition universelle de 2010 qui y a pris place. Les points d’ancrage des salons, même si les prix affichés sont qualifiés d’« abordables » par certains responsables d’établissements, renseignent sur une pratique destinée à une clientèle particulière : tous les salons sont localisés dans des centralités de la ville, à l’endroit où se concentrent les classes aisées. Enchâssés dans des quartiers résidentiels ou des espaces commerçants, les lieux concernés sont protégés par des limites disjonctives opérant un dehors/dedans, dans des résidences gardées notamment, qui fonctionnent comme des enclaves (voir encadré 4). Cette localisation et cet agencement spatial informent sur la pratique d’une minorité connectée aux flux de mondialité et valorisant le culte du corps en tant que pratique hédoniste.
Autrement dit, à l’échelle de la mégapole, tous les salons sont insérés dans des nœuds intensément reliés aux autres métropoles du Monde, y compris occidentales, favorisant donc la circulation de normes « externes », mais susceptibles d’être captées localement. Pour autant, aucun des salons n’a été ouvert ni n’est tenu par quelqu’un d’autre qu’un ressortissant chinois. Enfin, tous les entretiens confirment que la population fréquentant ces lieux est majoritairement chinoise. L’appropriation de pratiques « allochtones », ici le bronzage à travers les salons UV, ne serait pas un processus inédit à Shanghai, comme le montre le cas du karaoké, circulant depuis le Japon vers Hong Kong, puis de Hong Kong vers Shanghai et Pékin [24]. Cela dit, rien ne nous autorise à penser que la pratique du bronzage puisse se diffuser à la même échelle que le karaoké, consommation culturelle qui ne s’est pas heurtée au même socle de représentations reproduites sur la longue durée. Pour le moment, cette « innovation » culturelle reste confidentielle, émergeant à l’intérieur de quelques interstices positionnés à l’abri des regards du plus grand nombre, comme le donne à voir l’agencement des lieux qui autorisent la pratique de l’exposition aux UV (voir encadré 4).
La pratique des salons UV serait-elle possible ailleurs que dans les métropoles les plus intensément connectées à la mondialisation (les autres salons se situent à Pékin, Canton et Chengdu, villes également cosmopolites) ? La mondialité des lieux et la disposition des individus à s’y brancher ne sont en tout cas pas pour rien dans le rapport que ces derniers entretiennent avec leur corps. En ce sens, que la pratique du facekini apparaisse à Qingdao, dans une ville créée lors de l’attribution de concessions étrangères dans la deuxième moitié du 19e siècle, et non autre part dans un lieu littoral créé plus récemment, est peut-être un indice supplémentaire. Le fait que ce soit ici (et non ailleurs) qu’est apparu le facekini, par et dans un lieu où l’histoire touristique littorale s’est déployée sur la longue durée – les Allemands ont créé la ville entre 1896 et 1917, à proximité d’un village initial de pêcheurs –, devrait constituer, à l’avenir, une problématique féconde.
Comprendre et expliquer le bronzage des Chinois par l’urbanité, la mondialité et les modes de socialisation pluriels.
Bien que socialement structurante, la convention esthétique de la peau blanche est mise à l’épreuve, voire dépassée dans différents espaces de la Chine. Nos travaux d’enquête menés dans plusieurs lieux ont révélé le rôle décisif des connexions à la mondialité des individus socialement disposés à s’engager dans des usages corporels liés au bronzage, qu’il s’agisse de surfeurs et surfeuses chinois de l’île de Hainan (Coëffé, Guibert et Taunay 2014) ou des gestionnaires de salons UV ainsi que de leurs usagers à Shanghai. Urbanité et mondialité, d’une part, et modes de socialisation pluriels d’autre part constituent, en fait, des propriétés à la fois connexes et cumulatives, rendant possible la circulation de référents et usages corporels, mais aussi leur appropriation par des individus dont les propriétés sociales autorisent ces pratiques hors des normes en vigueur. Cela dit, les spatialités donnent à voir, dans le même temps, des pratiques du bronzage différenciées, inégalement « légitimes » selon les groupes sociaux et pouvant être informées par des logiques de genre, voire de « domination masculine ».
Le bronzage émerge régulièrement au sein d’interstices dont la forme plus ou moins enclavée renseigne sur un processus de normalisation encore balbutiant. Se pose dès lors les questions relatives aux transformations à venir des régimes de représentation de la population chinoise à l’égard des usages sociaux du corps, dans le cadre de configurations sociales et spatiales singulières, que ce soit en Chine ou dans des pays étrangers habités de manière plus ou moins durable par des Chinois.