Un nouveau monde requis.
Des considérations sur la manière dont progresse internationalement un urbanisme de projet adossé à des systèmes de normalisation et de certification de la qualité va procéder un questionnement sur le devenir des villes, en l’occurrence, dans cet article, sur une ville phare du sud de l’Europe, Lisbonne. Que celle-ci figure comme l’un des plus fidèles répondants contemporains des enjeux de l’évolution urbaine placée sous contrainte de la crise économique et financière qui s’est enracinée en Europe, c’est peu dire. En un peu plus de deux décennies, sortant à peine d’un processus de transition démocratique fortement régénérateur (Camarinhas 2011), Lisbonne s’est affirmée comme une métropole ambitieuse, présentant l’image d’une résilience face à la crise, marquée par des projets de requalification de son centre et d’ouverture au tourisme international, de recomposition de la mixité et d’encouragements aux démarches participatives, de lutte contre l’engorgement de la circulation automobile et de renforcement de son réseau écologique, de déploiement d’une économie créative et de promotion de son identité, passant notamment, nous y reviendrons, par une conséquente politique d’animation des espaces publics (Masboungi 2013). Tout en voyant exploser la part contributive des programmes européens de développement et des opérateurs privés internationaux, l’environnement urbain lisboète a été assez rapidement aménagé pour accueillir la métropole internationale qu’elle est devenue. Et cet effort d’aménagement doit être placé sous le signe d’un gouvernement urbain qui a largement vu son autorité glisser vers la normativité des standards de qualité internationaux (Thévenot 1997) (Thévenot 2017), qu’ils touchent aux équipements techniques, aux bonnes pratiques urbanistiques, aux relations de service au public ou plus largement à la qualité de vie des habitants. Intégrant et ciblant une batterie d’indicateurs objectifs et mesurables conçus pour équiper l’expertise, un tel gouvernement a déployé massivement certaines modalités d’évaluation de l’urbanité et, indirectement, certaines conceptions normatives du bien vivre-ensemble qui contribuent à instaurer un ordre de réalité prédominant, dont il convient de faire l’analyse. C’est notamment en nous penchant sur la réhabilitation récente d’un quartier historique de l’hypercentre lisboète (la Mouraria) que nous allons conduire notre réflexion. À l’arrière-plan de cette transformation, on verra œuvrer non seulement des mesures sensiblement autoritaires de mise en conformité aux référentiels européens de qualité, qui touchent de plein fouet les pays en crise (enjoints à « rattraper leur retard »), mais aussi un mouvement d’oblitération et de réduction de l’hétérogénéité constitutive des cultures urbaines, car ces mesures privilégient et redessinent progressivement, et manifestement, l’expression autorisée d’un monde requis [1].
Genèse et diffusion marchande des standards internationaux de qualité de vie urbaine.
Lisbonne, capital foncier lucratif.
L’accent placé sur le cas de Lisbonne doit nous amener à discuter d’un monde urbain transfiguré, qui se recompose sous l’emprise d’une volonté puissante d’accompagner la modernisation du Portugal. Celle-ci a notamment reposé sur des mesures politiques affranchies de la souveraineté démocratique nationale et subissant l’impulsion d’un effort d’intégration européenne. Il faut noter que la crise économique d’ampleur mondiale qui culmina à la fin des années 2000 a induit un net infléchissement des opérations d’urbanisme et d’embellissement dans la métropole lisboète. En 2011, devant la dégradation de la conjoncture soulignée par les agences internationales de notation, le premier ministre socialiste du Portugal, José Sócrates, implora l’aide de l’UE. Ce recours entraîna une cure d’austérité réclamée par la Troïka (Commission européenne, FMI, Banque Centrale Européenne) pour résoudre les problèmes du déficit public et de la compétitivité de l’économie nationale (Accornero 2015) (Pereira 2012). À côté de l’adoption d’un ensemble de mesures de rigueur (coupes budgétaires, réduction des pensions, privatisations, etc.), des réformes fiscales et juridiques vinrent modifier substantiellement la politique du logement, le statut relatif du foncier et, plus loin, les modalités d’occupation et de rapport à l’espace urbain.
Selon le géographe Luís Mendes, qui mène une investigation particulièrement fine et poussée sur l’évolution des quartiers du centre de Lisbonne, c’est au point de convergence d’un ensemble complexe de plusieurs facteurs que l’urbanisme lisboète a pu être réorganisé autour de la libéralisation du système financier et de la valorisation du foncier (Mendes 2017). Tout d’abord, il convient de considérer qu’une grappe de mesures datant du régime autoritaire de l’Estado Novo avait bloqué les loyers et interdit les expulsions de locataires, dissuadant les propriétaires d’engager des travaux d’entretien ou de rénovation. Si une population précarisée résidente jouissait alors d’un coût de location extrêmement faible, une portion très délabrée du parc immobilier situé au centre historique, de la petite bâtisse pombaline délaissée à l’ancien palais menacé d’effondrement, se retrouva progressivement vidée de ses occupants. Dès les années 1980, un fort consensus s’établit autour d’une nécessaire réhabilitation urbaine permettant à Lisbonne, et plus largement au Portugal, de se tourner franchement vers un environnement international susceptible d’ouvrir des voies profitables d’expansion, liées au progrès de la globalisation. Les pouvoirs publics encouragèrent, dans un premier temps, une politique de valorisation patrimoniale (cf. infra) qui, au tournant des années 2000, vint composer avec une stratégie municipale de promotion urbaine ciblant conjointement les domaines du tourisme, de l’entrepreneuriat et de l’immobilier. Dans ce contexte, la légitimité grandissante d’un renforcement de la régulation du territoire urbain par un impératif de concurrence appuya logiquement l’ambition de faire disparaître certaines lourdeurs héritées de l’ancien régime autoritaire. Une série de mesures fiscales et réglementaires, portant l’assentiment d’un État libéralisé et incitateur, vint renforcer la référence au marché en allant dans le sens d’une flexibilité accrue, y compris dans les rapports locatifs où les propriétaires ont alors hérité de lois favorables leur permettant de contractualiser sur des durées très brèves ou de rompre le bail pour des raisons de travaux ou d’insolvabilité du locataire. La facilitation de l’accès à la propriété privée, l’attractivité financière rehaussée pour les investisseurs (notamment étrangers), l’incitation aux opérations de reconstruction ou de restauration immobilière, la fluidification du marché de la location (incluant un effacement notoire des droits du locataire et une stimulation particulière de la location touristique) font dire à Luís Mendes que le marché, et la liberté de concurrence, se sont assez férocement affirmés comme le principe unique d’organisation du territoire et de la vie urbaine (Mendes 2017, p. 488). C’est alors autour de ce principe que se décèle une coalition subtile et partiellement implicite entre l’État, la municipalité, les propriétaires fonciers et les promoteurs immobiliers. Une alliance conçue pour que puissent être générés de très lourds mouvements d’investissement pour acquérir, assainir, édifier, réhabiliter et finalement faire fructifier un patrimoine immobilier presque entièrement converti en capital foncier lucratif et appropriable privativement.
Transformation du rapport à l’espace, nouvelles frontières territoriales.
C’est dans une telle conjoncture que l’attractivité internationale acquise par Lisbonne a pu se manifester le plus catégoriquement, suscitant subitement des opportunités d’affaires et de profits, séduisant les capitaux étrangers qui se mirent à circuler activement et favorisant un relatif « effet de ruissellement » attendu, à travers l’émergence d’un tissu économique positionné sur des secteurs porteurs. Les quartiers historiques du centre-ville ont été directement concernés par un cortège d’objectifs positionnant Lisbonne dans la lignée des métropoles créatives réputées à l’échelle européenne ou mondiale. Parmi ces quartiers, celui de la Mouraria vit récemment s’installer un pôle entrepreneurial contenant un FabLab (FabLab Lisboa), un centre d’innovation (Centro de Innovação Mouraria), une multiplication de commerces agréés et d’enseignes mondialisées, etc. Mais l’emprise des mesures fiscales et réglementaires sur la réalité du centre-ville lisboète a induit une phase de restructuration urbaine si considérable et soudaine qu’on peine actuellement à en mesurer les véritables conséquences sociales, ne fût-ce que le niveau des flux concernant l’arrivée d’investisseurs ou de nouveaux locataires, ou bien le départ, plus ou moins forcé, des anciens résidents des quartiers historiques. On peut cependant laisser à Luís Mendes le soin de récolter un ensemble d’effets dévastateurs, parmi lesquels une croissance vertigineuse des prix d’achat de l’immobilier, accompagnée par une flambée des loyers (et plus largement du coût de la vie), la disparition rapide de nombreux commerces anciens ou la montée des procédures d’expulsion visant les locataires en difficulté financière. Mais la teneur critique de son analyse ne se laisse toutefois pas contenir dans ce constat, désigné au fil de son article comme relevant d’un « fondamentalisme marchand » ou d’un « virage néolibéral » : une conséquence de ces transformations régulatrices, en termes de rapport à l’espace, s’apparente selon lui à une forme de « gentrification touristique et commerciale », vigoureusement prédatrice et profondément déstructurante au niveau social. Il faut dire qu’à l’instar de bien des métropoles du sud de l’Europe, le tourisme reste souvent considéré comme une panacée censée soigner tous les symptômes des crise émergentes. En étant largement favorable aux investisseurs étrangers, le régime de taxation a contribué à stimuler une réhabilitation urbaine du centre historique lisboète, orientée vers les attendus patrimoniaux et esthétiques du tourisme international et vers les exigences de qualité de vie de ce dernier. Mais il s’est alors dessiné, en creux d’un afflux touristique massif et inédit dans la capitale, une phase brutale de ségrégation résidentielle et de fragmentation spatiale (Mendes 2017, p. 504). Il en a découlé un raffermissement des discontinuités territoriales, l’affirmation d’un tracé net relevant de « nouvelles frontières de gentrification » (Mendes 2015, p. 9), et l’apparition de formes d’enclaves du « mieux-être », dont sont chassés, brutalement ou progressivement, les populations que Luís Mendes regroupe sous la triple désignation des « pauvres », des « immigrés » et des « personnes âgées » (Mendes 2017, p. 504).
Il n’est pas surprenant que l’analyse perspicace de Mendes sur le centre historique lisboète se positionne dans la perspective des travaux de David Harvey (Harvey 2011). En avançant une étude sur les formes prédatrices d’accumulation de richesses résultant d’une valorisation du foncier, ce dernier ne met pas seulement l’accent sur le fait que la ville devienne un fabuleux stimulateur d’accumulation de capital, il pointe aussi comment se bouleversent les conditions matérielles de la vie sociale, notamment depuis un processus de dépossession et d’éviction des plus défavorisés. Ceux-ci sont, en définitive, privés de leur ville, soit parce qu’ils en sont expropriés ou chassés en conséquence d’un niveau de vie devenu pour eux insoutenable, soit parce que leur quartier, sous l’effet de transformations majeures, a perdu à leurs yeux son agrément et son climat d’inclusion, soit enfin parce qu’ils se retrouvent confinés dans des « zones d’exclusion », désorganisés et impuissants devant des relations dominantes de classe. La position critique de Harvey culmine dans le constat selon lequel la ville finit par être réduite à un simple résidu homogène et anémié de cette domination. C’est à ce point de culminance qu’il peut alors s’inquiéter du fait que l’urbanisation ait vidé les cités de toute vitalité démocratique, par contraste avec l’image privilégiée d’une unité organique politisée et constituée d’espaces sociaux hétérogènes et fragmentés mais en interaction constante.
Déplacement de la question de la prédation capitaliste.
La posture critique de Harvey ne semble cependant pas totalement pouvoir rendre compte des transformations subies par les quartiers centraux de Lisbonne. D’une part, certains des points d’appui normatifs qu’il avance à l’arrière-plan de sa critique des politiques urbaines néolibérales ont été eux-mêmes identifiés par une dense production de connaissances sur la ville et ont fait l’objet d’une boucle de réflexivité et d’une tentative de prise en considération, par exemple dans le projet urbain AiMouraria initié en 2010. Ce projet suppose notamment de développer une politique d’intégration et de cohésion sociale cherchant à promouvoir la diversité des publics et à lutter contre les processus d’exclusion sociale. D’autre part, l’analyse de David Harvey ne prend sens qu’à partir d’un déterminisme historique rendu possible par l’association étroite de trois opérations distinctes : un principe d’organisation du monde entièrement placé sous l’emprise des lois du marché dont profite une classe de promoteurs et de spéculateurs, un rabattement de l’espace habité sous la figure de la propriété foncière valorisable et une primauté nette accordée à la question de la production et de l’accumulation de capital, aux dépens de la question de l’usage du milieu urbain. C’est essentiellement un monde centré sur les rapports antagonistes de classe, et dont l’espace d’expérience est circonscrit par les pratiques prédatrices opérées sur la ville, qui est alors donné à voir.
Le schéma critique proposé par Harvey induit une certaine distorsion dans l’appréhension du phénomène qui nous intéresse ici même, à savoir la transformation des formes d’engagement dans un milieu de vie partagé, recomposé et reconfiguré par une action urbaine intégrant des initiatives patrimoniales, sociales et culturelles. Ces dynamiques de recomposition et de reconfiguration supposent d’abord de s’interroger sur la manière dont elles s’avèrent être favorables (ou non) à certains modes d’usage (habitation, occupation, circulation) de l’espace urbain. Non pas pour exclure du raisonnement la question de l’emprise marchande, à propos de laquelle sourd un ressort critique pertinent, mais pour comprendre d’abord comment cet ordre marchand, plaçant les choses de la ville dans un registre concurrentiel, trouve à s’affirmer dans un monde déjà largement préparé à recevoir son déploiement, ensuite comment il se rend alors compatible ou non avec des modalités d’usage préexistantes et enfin comment, de fait, il entre en composition ou en tension avec d’autres formes et principes d’ordonnancement du vivre ensemble dont les métropoles actuelles sont porteuses. Nous allons nous restreindre, dans notre analyse, à considérer deux autres formes de mise en ordre prégnantes aujourd’hui dans la métropole : l’une se rapporte à l’introduction massive de mesures volontaires de certification, impliquant un gouvernement par les standards de qualité de vie urbaine, généralement placés sous le contrôle d’instances inter- ou supranationales ; l’autre demeure anciennement fondée sur une juxtaposition de quartiers qui donne à voir un emboîtement de petites communautés de voisinage relativement autonomes politiquement et vivant dans un étroit rapport de proximité. La première creuse des voies de compatibilité et de continuité avec l’ordonnancement marchand (son déploiement spatial s’effectue en partant de territoires attractifs, comme les centres anciens, les tissus gentrifiés ou les fronts d’eau aménageables), formant une composition qui procède d’un libéralisme normalisateur (Thévenot 1997) (Breviglieri 2015) (Breviglieri 2018) et que j’ai désigné plus haut par l’expression de ville garantie. La seconde, sur laquelle nous allons ensuite nous pencher se trouve bien souvent placée en opposition à cette dernière et constitue (grossièrement) les traits d’une configuration urbaine localement spécifique et entretenant une relation d’attachement durable au quartier. Le principe d’ordonnancement qui soutient cette configuration tend aujourd’hui à être menacé de disparition en raison de l’avancée hégémonique du libéralisme normalisateur, bien qu’elle contribue à manifester des formes de persistance qui imprègnent certains mouvements récents de lutte urbaine.
À la faveur de cette ouverture analytique sur ces dynamiques délicates de compositions entre formes plurielles d’ordonnancement, qui ne peuvent pas être réduites à un face-à-face hostile entre des classes sociales, la discussion pourra traverser, sans les disjoindre, un ensemble de questions donnant sens au destin des métamorphoses de l’usage de la ville : quels nouveaux traits phénoménologiques viennent marquer le vouloir-vivre-ensemble et le désir de vivre bien, comment s’investit l’espace public et s’y modifie l’éventail des possibles, comment sont réélaborés les sujets de mémoires et redéfinies les lignes de monstration du passé, dans quelle mesure les limites d’inclusivité et le sens d’appartenance se redéfinissent-ils, pourquoi certains styles de vibration de l’ambiance urbaine sont-ils privilégiés et comment cela recompose-t-il alors la cartographie du sensible ?
Standard et diversification de l’offre urbaine.
C’est donc, pour commencer, sur cette continuité de principes organisateurs, faisant tout particulièrement ressortir une qualification à la fois marchande et fonctionnelle de l’environnement urbain et légitimant le couplage des deux entités hétérogènes que sont le standard de qualité certifié et le bien marchand concurrentiel, que vient se greffer notre réflexion. Comment un tel assemblage, placé sous l’égide d’un libéralisme normalisateur, se rend-il possible ? Doit-on y voir une forme de collusion qui imprègne le rapport idéologique contemporain à la ville, manifestant un relent particulier de l’intégrisme néolibéral de notre temps ?
Pour emprunter ce détour analytique, et afin d’approfondir la métamorphose récente des pouvoirs autorisés qui régissent le gouvernement urbain, il convient de clarifier l’usage du vocable « standard ». Cette clarification nous permettra de revenir plus en détail sur la manière dont s’institue la reconnaissance des standards de certification garantissant la qualité de vie urbaine, composée à la fois d’une diversité d’opportunités marchandes capitalisables et de l’utilisation d’un monde fonctionnel et connexionniste. C’est sur la base de cette composition que l’on spécifiera l’usage du terme « néolibéralisme », qui souffre d’une situation obscurcie par l’ampleur du champ de ses occurrences (Diaz-Bone 2016). Le standard a longtemps désigné un objet de la planification fonctionnelle, soutenue par des conventions de qualité industrielle (Boltanski et Thévenot 1991). Le modèle de ville caractérisant la modernité industrielle suppose que le standard équipe l’infrastructure urbaine en constituant l’opérateur central d’économies d’échelle. Celles-ci vont alors permettre de réduire les coûts de production de ses matériaux, afin de favoriser l’élévation rapide des densités et l’efficacité technique de l’espace bâti accompagnant la réorganisation productive de l’urbain. La valorisation de la standardisation déployée dans la modernité industrielle a ainsi contribué à établir le règne passager des grands ensembles, dont la monotonie répétitive, la désolation paysagère et les méfaits sociaux (isolement et violence anomique, enkystement communautaire, etc.) ont depuis été largement décrits à partir des ressorts critiques de la sociologie et de la géographie urbaine. Il n’est pas d’opération urbaine, actuellement, qui ne tienne pour hantise un tel registre de qualification, susceptible de valoriser la standardisation des productions architecturales à l’échelle industrielle et l’uniformisation des modes de vie qui lui répondent. Le débat tournant autour de ces maux est ancien, mais toujours actuel à Lisbonne. Que ce soit dans les années 1960, où la pénurie de logement a justifié la construction des premiers grands ensembles lisboètes (Olivais Norte et Olivais Sul), plus tardivement devant la multiplication de cités de transit servant à gérer le passage des habitants des bidonvilles vers les quartiers de relogement, ou plus récemment encore avec l’émergence de zones d’urbanisation nouvelle, l’intégration du standard industriel à la conception des logements et à un urbanisme productif n’a cessé de susciter des réactions critiques, tantôt dirigées vers des effets d’exclusion ou de stigmatisation liés au regroupement et au parcage des populations précaires, tantôt orientées vers la médiocre qualité des conditions de vie permises par les habitations (Nunes 2013). Mais dans la conjoncture lisboète des dix dernières années, où se sont combinés fonds d’investissement privés, action publique libéralisée, subventions et expertises européennes, dispositifs participatifs et déréglementation en matière foncière, la diffusion et les effets de ces critiques ont nettement contribué à pousser le standard au cœur du fonctionnement du marché. Comment ce mouvement, qui a vu une grande diversité de standards de qualité se rendre présents sur le marché et parallèlement équiper une gouvernance urbaine, s’est-il opéré ?
On doit à l’école de l’Économie des Conventions d’avoir analysé le rôle joué par les standards de qualité dans le renforcement d’une régulation marchande de plus en plus mondialisée (Eymard-Duvernay et al. 2003). Celle-ci repose sur l’intervention d’organismes certificateurs, légitimés internationalement, pour intensifier son pouvoir de valorisation et étendre son champ d’exercice (Eymard-Duvernay 2012). Le champ de l’urbanisme et de l’architecture n’y échappe pas. Dès la fin des années 1980, la recrudescence soudaine des procédures de certification et des labels de qualité a ainsi participé à la remise en cause de la production industrielle de masse, symbolisée par les grands ensembles, et elle a contribué aux politiques de diversification de l’offre architecturale, traduisant des stratégies de positionnement dans des espaces devenus plus concurrentiels et plus sensibles aux préférences individuelles et aux goûts éclectiques des habitants. Le standard de qualité et les programmes de certification associés à l’urbanisme s’affirment ainsi être étroitement liés à ce que d’aucuns ont identifié comme l’affirmation récente et prononcée d’une « variété architecturale », d’une « mixité des formes urbaines » ou d’une diversification du bâti (Lucan 2012).
Pour être autorisés à intervenir et à s’inscrire dans la réalité du réaménagement ou de la construction urbaine, ces standards de qualité doivent rendre intelligibles des solutions ou des processus d’adaptation aux divers problèmes que rencontre la métropole contemporaine, tout en légitimant une forme objective d’évaluation du bien auquel ils sont censés contribuer. De nouvelles sensibilités au risque, associées à des perspectives réalistes de catastrophes écoystémiques et imbriquées à d’indécises controverses publiques, font émerger un souci de stabilisation du monde. Laura Centemeri précise finement comment s’établissent alors des conventions d’équivalence inédites et de nouveaux dispositifs stabilisateurs produisant de la commensurabilité (Centemeri 2015). Ces dynamiques contribuent à reconfigurer le paysage des biens communs légitimes et fondamentaux à la ville (durabilité, interculturalité, égalité des chances, connectivité, etc.). Or, après les avoir placés dans l’axe d’une commensurabilité générée par un réseau étendu d’observatoires de la vie urbaine, la gouvernance intègre la présence de ces biens communs fondamentaux sous la forme réduite de choses (biens et services) certifiées, rendues accessibles dans le commerce. Laurent Thévenot a longuement analysé ce processus d’intégration et de réduction du bien commun, en soulignant la manière dont ces opérations de standardisations bouleversent les formes d’évaluation qui gouvernent nos démocraties actuelles (Thévenot 1997). En définitive, ce mécanisme marque bien l’avènement d’une « opération politique (…) qui contribue à un élargissement sans précédent de l’emprise du marché (…) à partir de sa capacité à réduire les autres caractérisations conventionnelles du bien commun à des qualités mesurables des produits et services marchands faisant l’objet de certification par des standards » [2].
Les standards de qualité, qui permettent d’évaluer uniformément tout ce qui se joue au niveau de la construction comme de la rénovation, sont donc eux-mêmes partie prenante d’un véritable processus de marchandisation, au point de convergence où se rencontrent intérêts publics et privés, dont la coalition esquisse l’un des visages proéminent du capitalisme contemporain. Ils se présentent parfois sous l’aspect de la contrainte qui conditionne l’accès réglementaire au marché, parfois sous le jour de la propriété optionnelle qui permet de diversifier l’offre sur ce dernier, souvent sous les traits de ces deux visages réunis. Par extension, les villes garanties, édifiées sous l’influence grandissante de ces standards internationaux de qualité, deviennent elles-mêmes des marchandises consommables certifiées (Breviglieri 2013). En se mettant donc au service d’une concurrence, ces attributs de certification de la qualité de la ville participent du développement de l’espace commercial à l’échelle de la mondialisation des flux de marchandises. La plus-value que perçoit le gouvernement urbain, induite par l’accumulation de labels obtenus au profit d’un assemblage judicieux de produits certifiés (la ville la plus… verte, divertissante, intelligente, durable, résiliente, etc.), se mesure par l’établissement de coefficients d’attractivité qui exercent sur le marché international un effet de séduction et de captation des capitaux humains et financiers. C’est pourquoi, plongées dans un système de concurrence qui les oppose, les villes deviennent particulièrement sensibles aux effets de réputation et se laissent volontiers être modelées par des sociétés de conseils en communication et des bureaux d’études producteurs d’images. Non sans liens avec cette économie de la réputation, on assiste alors à un formidable essor d’outils communicationnels mis au service du gouvernement du projet urbain, plaçant, en son centre, une information à la fois lissée par le discours lénifiant de la sécurité et connotée par une culture de l’événementiel dont nous parlerons plus loin.
Une imprégnation internationale puisant dans le libéralisme anglo-saxon.
Mais quel élément dynamique pourrait expliquer la progression géographique actuelle de cette proposition de ville dont la qualité de vie est garantie par des organismes de certification, et comment caractériser cette avancée vers les régions méditerranéennes ? Il est possible de tenir les opérations de front de mer, telles qu’elles ont proliféré ces deux ou trois dernières décennies sur le pourtour méditerranéen, pour une forme de vecteur accompagnant et nourrissant cette progression. La diffusion des aménagements de fronts de mer s’inscrit schématiquement dans un mouvement de circulation, certes mondialisé, mais dont le point d’émergence et le fil directeur proviennent de certaines opérations phares de reconversion urbaine de la seconde partie du 20e siècle (citons par exemple Baltimore et San Francisco). Ces opérations ont éclairé et gagné, pour ce qui nous intéresse, d’abord le contexte britannique dans les années 80, le nord puis le sud de l’Europe continentale avant de se diffuser ailleurs, par exemple en direction de l’Afrique du Nord. Le voyage aux sources de ces opérations urbanistiques ne nous conduit pas seulement aux projets grandioses de redressement et de réorientation économique que les pays anglo-saxons ont traités, après la crise des années 70, par un libéralisme économique rigoureusement anti-étatique. Il nous plonge aussi dans un monde où se sont enracinés les principes et valeurs du libéralisme politique, marqué par une conception normative et spécifique de l’espace public (fondée, entre autres choses, sur une opposition irréductible à l’espace privé). Cette dynamique de régénération des métropoles s’est, au passage, considérablement imprégnée de la politique de la communauté européenne, à partir de laquelle la gouvernance par les standards de certification s’est massivement déployée à l’horizon d’une restructuration de l’action publique [3].
On a ainsi pu parler d’une « européanisation de la requalification urbaine » (Rivière 2011, p. 114), que les pays du Sud de l’Europe ont vécu sous l’angle très contraignant (et peu valorisant) du nécessaire rattrapage d’un retard de développement. Un retard à combler accompagnant désormais le défi de surmonter un cycle d’austérité budgétaire pour atteindre des objectifs de cohésion territoriale et de justice spatiale pointés par la diffusion de directives et de référentiels d’harmonisation. La course à l’éligibilité pour obtenir les dotations nécessaires afin d’enclencher les programmes de réaménagements urbains, puis l’enjeu de la sécurisation des investissements massifs engagés dans ces grands projets ont alors favorisé le recours à des consultants internationaux proches de l’expertise. Ces facteurs ont fonctionné, au milieu de procédures d’appel d’offre et de marchés stressés par la crise économique qui laminait les pays méditerranéens, comme un formidable levier de motivation pour se mettre en conformité aux standards harmonisés et aux normes techniques imposées par la Communauté européenne. Les différents protagonistes édifiant, aménageant ou reconvertissant l’espace de la ville ont alors adhéré au cadre normatif transnational et au pilotage par la subvention, dans un mouvement paradoxal de choix sous contrainte consistant à pouvoir opérer une sélection et un collage de « morceaux choisis » (Söderström 2012) parmi les options architecturales et urbanistiques garanties par la certification internationale et révélées par la réussite antérieure de certains projets (Verdeil 2005). Notons au passage, mais nous n’aurons pas les moyens d’approfondir ce cas précis, que l’aménagement des berges du Tage à Lisbonne répond parfaitement de cette dynamique. Entre les deux ponts (Vasco de Gama / 25 de Abril), les berges sont en effet appréhendées par « touches successives » (Masboungi 2013) initiées par la reconversion des anciens docks en zone de loisir, puis par l’établissement progressif d’infrastructures portuaires et de loisirs remises aux normes ; l’installation d’un nouveau terminal de croisière, l’introduction d’espaces végétalisés et d’une plage minérale au quai de l’Arsenal, l’implantation d’un site (Lx Factory) dans une ancienne usine de textile pour y favoriser l’événementiel, les activités créatives et la revalorisation du foncier dans le quartier d’Alcântara, etc.
Cette politique de la certification concerne l’ensemble des infrastructures techniques urbaines, la confection des aménagements de l’espace public ou du bâti, mais elle infléchit aussi la nature de certains services destinés au public. On a vu émerger, dans le quartier de la Mouraria à Lisbonne, une police de proximité s’inspirant du réseau « Cités culturelles » du Conseil de l’Europe, qui développe un code des bonnes pratiques et contribue au déploiement d’un benchmarking et des effets contraignants qu’il suppose (Bruno et Didier 2013). L’activité des fonctionnaires de police se découvre une zone de responsabilité livrée au projet de devenir la « « vitrine » d’une politique de sécurité visant à l’amélioration de l’espace public » (Van Harten 2012). L’augmentation de la visibilité des comportements policiers, objectivés par la recrudescence d’indicateurs de performance induits par le benchmarking, répond aussi d’une volonté de collaboration plus affirmée avec les travailleurs sociaux, les aménageurs urbains et les sociétés immobilières. L’extension de la zone de responsabilité policière, loin de se restreindre au diagnostic et à la correction des nuisances subies par les citadins, répond, en amont, à une mobilisation par les conseils locaux et à une participation à des projets de quartiers incluant une pluralité de partenaires civils. Insensiblement, la police s’investit dans l’accomplissement des bonnes pratiques, alignées sur des standards transnationaux : procédures de consultations des habitants, mise en place de jeux de rôles impliquant la présence de migrants, gestion préventive et coordination des événements festifs et culturels, traitement collectivisé des nuisances, amélioration de la qualité des systèmes de fermeture des logements et de l’éclairage des rues, dégagement et entretien des mailles labyrinthiques de ruelles caractérisant le centre ancien, aide à l’orientation du large public itinérant de touristes, etc. On a donc vu apparaître, dans certains espaces publics du centre historique de Lisbonne, une police de proximité relativement avenante, fréquemment formée à la protection des droits de l’homme et au dialogue interculturel, dont on peut estimer qu’elle s’est rendue progressivement conforme aux principaux objectifs d’attraction touristique de la ville et aux standards de bonnes pratiques favorisant une cohésion sociale à l’échelle du quartier. On peut admettre que le transfert de l’autorité policière vers ces standards, et l’extension de sa zone de responsabilité, laisse entrevoir la profonde mutation des principes d’ordonnancement survenue dans la vie urbaine lisboète. À l’horizon de celle-ci, on voit pointer un schéma libéral de cohésion sociale pour lequel la ville s’aménage au prix d’une normalisation [4]. Nous reviendrons plus précisément sur ce point dans la seconde partie du texte. Avant cela, il importe de passer en revue un troisième principe d’ordonnancement encore perceptible à Lisbonne, fondé sur une disposition historique à la petite communauté de voisinage. Ce principe subit une action d’érosion devant l’avancée puissante du libéralisme normalisateur de la ville garantie, mettant à l’épreuve sa capacité de résistance et la puissance d’absorption de ce dernier [5].
Une disposition historique à la petite communauté de voisinage.
Lisbonne, ainsi que l’évoque Michel Chandeigne à la veille de l’Exposition internationale en 1998, a toujours voulu conserver l’image d’une ville cosmopolite, « cœur d’empire colonial, (…) port atlantique ouvert sur le monde, (…) elle est restée une mosaïque « multi-ethnique » (…) développant une sociabilité complexe et subtile qui évoque les vieilles cités du monde arabe auquel elle a appartenu pendant des siècles » (Chandeigne 1998, p. 11). Chandeigne souligne aussi que la capitale portugaise semble être restée maintenue en son état par une « force d’inertie qui est son génie propre », ceci expliquant qu’elle était demeurée « si peu adaptée au fléau moderne du tourisme de masse » (Chandeigne 1998, p. 11). C’est ce tableau sensiblement enchanté que vient bouleverser la stratégie de réaménagement urbain qui déjà, à l’orée des années 1990, vise à développer son attractivité internationale, dont l’un des piliers doit être sa mise en valeur touristique. Il faut bien considérer que se présente, à travers ce bouleversement, une modalité significative de permutation des formes légitimes et autorisées de mise en commun de l’espace urbain. Derrière l’impression de lenteur et d’immuabilité qui se dégage de l’image passablement révolue de Lisbonne relevée par Chandeigne, un détour s’impose pour envisager les critères élémentaires d’intégration et les principes de coexistence qui semblaient alors prédominer. Des modalités anciennes du rapport à la ville se sont, en effet, historiquement fondées sur les figures variées du lien transgénérationnel et des relations interpersonnelles étroites, enracinées dans une petite échelle géographique : le voisinage, le quartier (bairro) et la paroisse (freguesia) y demeurent l’unité de base de la communauté urbaine, où s’organisent les services de l’état civil et un ensemble d’initiatives (caritatives, solidaires ou festives) puisant dans l’interconnaissance de gens proches. La relative stabilité résidentielle, permettant de consolider des formes d’entraide à travers des liens de proximité, a constitué la base des systèmes mutualistes de prévoyance collective qui se sont développés au milieu du 19e siècle, accompagnant la montée en puissance des revendications ouvriéristes (Halpern Pereira 1994) (Rocha da Costa Saraiva 2011). Le plus souvent limitées à l’échelle de ces unités restreintes de voisinage, ces « sociétés de secours mutuel » (associações de socorros mútuos) vinrent croiser des dispositifs associatifs antérieurs plus directement affiliés à l’Église (misericórdias), contraignant l’État, d’abord méfiant, à établir une réglementation juridique relative aux activités associatives. Dans un article intitulé « Mon voisin est mon parrain. Usages et représentations de la proximité résidentielle à Lisbonne au tournant du 20e siècle », Frédéric Vidal apporte un éclairage saisissant sur l’importance des formes d’interconnaissance nourries dans la proximité spatiale d’un voisinage durable pour fixer les règles élémentaires autour desquelles peut s’organiser la vie en ville (Vidal 2009). En accédant fréquemment au statut du parrainage ou du compérage, le voisin, ou la voisine, est institué comme témoin au service d’une procédure administrative d’identification ou de vérification des identités civiles des parents et de leurs enfants. De sorte que le milieu urbain s’avère « structuré selon le modèle de la petite communauté de voisinage ou de quartier » (Vidal 2009, p. 104) et que les conditions légitimes d’appartenance à la communauté citadine supposent de pouvoir intégrer, par affiliation, la petite échelle de cohabitation que l’on peut considérer comme figurant une famille élargie, organisée et protégée par le dévouement religieux et par un paternalisme ambiant. Cela n’empêche pas un certain brassage des populations, mais la présence de l’étranger intégré aux communautés sédentaires de voisinage ne peut que s’inscrire dans une temporalité longue, induisant nécessairement des formes violentes de collisions et des influences croisées très profondes, car supposant une intrication progressive des manières d’habiter l’espace.
D’évidence, Lisbonne a gardé trace de cette structure urbaine composée d’unités locales homogènes de petite échelle, où l’exigence d’enracinement suppose de réussir à pénétrer l’intimité familière du milieu habité par quelques familles proches les unes des autres. La riche ethnographie menée par Francis Rigal sur la place du Rossio permet précisément d’illustrer ce point (Rigal 2016). L’hyper-centralité de cette volumineuse place publique pourrait laisser croire à la prédominance d’un pur espace anonyme de circulation, où les passants n’entretiennent entre eux que des rapports d’indifférence mutuelle. Or, l’auteur nous livre la description d’une multitude d’épisodes ponctuels soulignant la présence d’une structure existentielle permanente, bien différente de ce modèle de coexistence froide et distanciée. Un champ complexe de relations habituelles, nourrit par d’innombrables salutations et d’incessants bavardages, fait que toutes les personnes qui fréquentent le lieu semblent pouvoir s’identifier entre elles, au point que « l’anonymat a du mal à trouver sa place » (Rigal 2016, p. 171). Les modalités attentionnelles permises dans l’entourage habituel et les formes d’identification exercées alors sur autrui consolident un degré d’intimité et un sol de confiance qui deviennent le schème dominant de la relation : Adriano croise Mariana et lui indique que la personne qui passe au loin est le patron du bar du coin de la place, qu’elle connaît bien pour y prendre un petit café chaque matin où elle rencontre souvent Alfonso qu’elle a vu avec Mendoza, un angolais dont le cousin, Nelson, a pour habitude d’occuper le banc à la lisière du parvis, etc [6]. Un tel niveau de vigilance partagée, où l’attention au familier et à son propre liant se déploie considérablement, constitue aussi une forme d’échange constant, facilitant l’imbrication d’une mosaïque de différences personnalisées, apparentées entre elles et devenues habituelles au fil du temps. Elles permettent d’évaluer quasi intuitivement le climat intérieur de la place, en y distinguant la manière dont les gens bougent avec plus ou moins d’aisance, mais en identifiant aussi systématiquement les liens de parenté, d’amitié ou d’alliance réinjectés au fil des anecdotes qui pourvoient au bavardage ordinaire. Finalement, nous livre Francis Rigal à propos de la place du Rossio, personne n’y est véritablement fondu dans la masse et l’on y observe un lieu où « s’entrelacent l’intimité consolidée d’un être ensemble et une ville qui se laisse apprivoiser » (Rigal 2016, p. 177).
Imbrications et collisions des rapports à la ville.
Schématiquement, ce rapport transformé à la ville de Lisbonne se tient donc rivé à un certain brouillage référentiel où s’entrecroisent trois principes d’ordonnancement, à partir desquels s’affirment des dispositions relationnelles élémentaires au monde urbain : l’enracinement durable au sein d’un proche voisinage, la prédation d’opportunités capitalisables, l’utilisation fonctionnelle d’un aménagement urbain standardisé pour un public indifférencié d’individus. Chaque dimension propose une forme de conception et d’évaluation de l’espace commun habité et traversé, configure un schéma spatialisant qui se projette dans des édifices bâtis et des territoires aménagées, privilégie des modes de relation, d’usage et de commerce entre les entités urbaines existantes, enfin imprime une certaine tension entre ouverture et fermeture du vivre-ensemble. La société libérale ouverte de profil multiculturel, dont le principe se découpe clairement à l’arrière-plan actuel des politiques urbaines de Lisbonne, semble aujourd’hui refléter le projet d’une alliance étroite supposant l’assemblage des deux dernières dimensions, autrement dit, le standard de qualité certifié et le bien marchand concurrentiel. Les conditions de cette compatibilité viennent d’être abordées. On va désormais considérer que cette alliance parasite et s’effectue en partie aux dépens de la première dimension, qui envisage que la ville soit disposée à la mise en forme de relations de voisinage proches et durables, dans une vie de quartier relativement homogène et fonctionnant comme une matrice identitaire puissante.
Le fourmillement récent de Tuk Tuk (tricycles avec cabine) qui sillonnent du matin au soir les quartiers d’Alfama, de Graça ou du Castelo, répond de cette alliance en proposant des circuits touristiques garantissant les fonctions normales d’une ville attractive contemporaine : « un service d’excellence » permettant de « découvrir Lisbonne de façon amusante », tout en alliant « la tradition de l’hospitalité des portugais, la sécurité et la tranquillité nécessaire (…) » [7]. Mais en s’infiltrant dans les dédales de ruelles, faisant pétarader bruyamment leurs moteurs, ils repoussent chez eux nombre d’habitants qui ont pour habitude d’investir la rue pour palabrer entre voisins ou de se tenir assis sur le perron des portes ; ils corrompent aussi le fond sonore habituel du quartier sur lequel, montant de l’espace public et pénétrant dans l’habitation, s’ordonne en partie la vie intérieure dans un lien étroit entretenu avec le dehors. La déperdition relative de ces prises familières sur le monde de la rue ne traduit pas seulement le rétrécissement troublant d’un milieu de vie, elle altère ce qui constitue un fond d’ambiance habituel et un ancrage sensible, permettant de se situer dans l’étendue indéfinie de la ville et d’ouvrir l’avenir confiant d’un champ d’expériences sensorielles qui, d’une certaine façon, prolonge et enrichit l’espace habité. Insensiblement, les perrons se rendent inutiles et sont généralement effacés dans la conception des nouvelles bâtisses, où la ligne de démarcation entre l’habitation clôturée et la rue se voit renforcée, tandis que se renforce le prix attaché à la propriété privée.
Les gestes naissants de résistance civile et de lutte urbaine que connaît actuellement Lisbonne soulignent la fragile compatibilité des trois formes d’ordonnancement et de relation à l’espace urbain mentionnée plus haut. Loin de refléter un espace de neutralité, cette composition est traversée par des fronts de collision et des points de tension, révélés par des mobilisations militantes qui en contestent le bien fondé et soulèvent certaines de ses ambiguïtés. On lit par exemple, dans un tract diffusé par le squat du 69 de la Rua Marques da Silva, une manière d’articuler, depuis la recomposition d’un espace familier de cohabitation militante, une dénonciation touchant aux deux dimensions du marché concurrentiel et de la puissance prescriptive du standard certifié : « (…) il nous importe d’approfondir un débat critique sur la ville et ses transformations qui ont des conséquences pratiques. En ce sens, l’occupation de cette maison ne se limite pas à la retirer des mailles de la spéculation (…) mais d’en faire un espace de jouissance (…) où les possibilités d’usage sont encore ouvertes et seront discutées dans une assemblée horizontale » [8]. Ce mouvement militant d’occupation, baptisé Assembleia de Ocupação de Lisboa (AOLX), revendique clairement la prise d’un immeuble livré à la spéculation immobilière et aux conséquences des politiques d’austérité. Il entreprend d’y abriter ceux qui en sont les victimes, tout en faisant revivre autour d’eux un entourage autoprotégé où s’épanouit une convivialité cheminant de proche en proche [9]. À y regarder de près, ce geste militant d’occupation ressortit d’une initiative fomentée localement, exploitant un tissu d’affinités de voisinage afin de valoriser un mode de vie articulé aux propriétés endogènes du quartier. Et il n’est pas sans importance que la stratégie de publicisation de l’acte contestataire, menée conjointement dans l’espace public urbain alentour et sur le terrain des réseaux sociaux, passe par le rattachement du mouvement à des formes artistiques, artisanales et agricoles traditionnelles qui en relèvent la dignité relative, tout en marquant un investissement affectif important pour le quartier [10]. Elle configure bien, à cet égard, l’élaboration d’une fabrique locale du commun, coupée des attendus de la concurrence marchande et de la standardisation des modes d’existence.
Libéralisme multiculturel et prétention à une nouvelle dignité urbaine.
La forte inscription du cosmopolitisme dans l’histoire de la composition politique, économique ou architecturale de Lisbonne va nous permettre d’aborder une seconde phase de réflexion sur les transformations de cette métropole. On a pu se rendre compte, dans un premier temps, de la progression récente d’un modèle de ville garantie, articulé aux principes régulateurs d’un libéralisme normalisateur. Sa force d’absorption et la manière dont il structure la gouvernance urbaine actuelle mettent en péril un modèle plus ancien, et en partie obsolète politiquement, configuré par la mitoyenneté de petites unités de proches voisins, inscrites dans la continuité de la société coloniale communautaire européenne. Parmi les propriétés de ce modèle ancien, nous avons souligné que, loin d’être absente, la figure de l’étranger y occupe une place qui ne s’épuise pas dans une relation de défiance réciproque soulevée par le soupçon d’envahissement, mais qu’elle suppose aussi la possibilité d’une inclusion progressive, ouvrant alors la possibilité d’influences croisées relativement profondes. Il vaut la peine de souligner à quel point certains modes d’existence lisboètes présentent un maillage complexe, et demeurent en étroite continuité, avec certains traits saillants des cultures africaines présentes depuis les débuts du colonialisme portugais jusqu’aux vagues migratoires plus récentes. Ils ont profondément imbibé certaines caractéristiques d’existence encore perceptibles dans quelques quartiers de migration (Monteiro 1995) [11].
Ce registre cosmopolite s’avère aujourd’hui relativement daté. Il ne résiste en effet que difficilement, et sous des formes renouvelées composant avec la modernité avancée des démocraties occidentales, à l’affirmation progressive d’un cosmopolitisme multiculturel soutenu normativement par la ville garantie. Ce dernier véhicule, à terme, un libéralisme politique et économique connoté par une ouverture à un très large public international. Il transparaît diversement, que ce soit dans les textes normatifs internationaux qui nourrissent les recommandations de bonnes pratiques de gouvernance urbaine, à travers les documents publics diffusés par le Ministère du tourisme, les objectifs soulignés par les plans directeurs municipaux successifs ou encore la documentation produite par les réseaux associatifs. S’avise l’image d’une société libéralisée, accueillante à la diversité des publics, et qui positionne Lisbonne, à l’instar de biens des métropoles actuelles, au rang d’une ville attractive, ouverte au grand monde. Et derrière cette ouverture proclamée, dont nous verrons plus loin qu’elle nourrit certains paradoxes, se noue un déplacement de perspective sur de nombreux aspects de la vie en commun, comme sur la formule requise du séjour envisagé en son sein. Ainsi, la distinction cardinale autochtone/allochtone y perd de son à-propos, notamment à l’échelle du quartier ou de la freguesia où elle se montrait prégnante, dans la mesure où se multiplient les figures de sédentarité temporaire, qui rendent improbables ou fragiles les communautés ancrées durablement dans un proche voisinage : touriste de passage, étudiant.e du programme Erasmus, saisonnier de la restauration, retraité profitant des avantages fiscaux qui lui sont offerts, travailleur mobile en double résidence, migrant en phase de transit, etc. Les transformations que connaît Lisbonne depuis ces dernières décennies s’effectuent certes dans la continuité d’une tradition cosmopolite séculaire, mais, en tentant de donner une réponse appropriée au défi actuel d’un « dialogue interculturel », elles en dévient le sens. Nous progresserons alors vers l’idée qu’en se positionnant plus que jamais sous l’égide d’une métropole libérale multiculturelle, Lisbonne s’ouvre certes au passage du grand monde, mais, paradoxalement, au prix d’une réduction de l’amplitude de la différence admise de l’étranger qui vient, passe ou s’installe. Derrière ce geste d’ouverture, compensé immédiatement par un mouvement de réduction (donc de fermeture), sommeille une normativité qu’il nous reste à dévoiler [12].
Aménager pour étendre le sens de la culture.
Inscrit dans le sillon des dynamiques du capitalisme contemporain, le standard de qualité a non seulement contribué à normaliser les réseaux techniques urbains, mais il a permis aussi de déployer une politique de la différenciation de l’offre architecturale, susceptible d’encourager la marchandisation de l’urbanité et, non sans lien, de disposer la ville à l’accueil d’un large public international. Par ailleurs, si nous avons jusqu’à présent essentiellement tourné notre regard vers le pouvoir spatialisant d’une ville progressivement certifiée, il reste à considérer comment cette dernière met en jeu un rapport particulier au temps et à la condition historique. À cette occasion, tirant profit d’une littérature variée, nous allons nous laisser guider par trois structures narratives, dont la dimension référentielle nous renvoie aux principes d’ordonnancement organisant l’aménagement du vivre-ensemble (cf. supra). Chacune d’entre elles propose l’image d’un monde dissimulé derrière un récit de texture spécifique. D’abord un monde urbain figurant un creuset multiculturel (cf. infra). C’est un récit identitaire qui alors prévaut, exhumant des mythes fondateurs où sont interpénétrées des origines ethniques communes ou faisant valoir des échanges intercommunautaires réalisant une composition harmonieuse de propriétés culturelles stylisées. Ensuite un récit dont nécessite l’imaginaire de la ville garantie et qui, généralement, repose sur la comparaison manichéenne de figures urbaines mutuellement antagonistes qui médiatisent implicitement des fictions de cités idéales et les raisons légitimes d’une intervention pointant en leur direction. Enfin, il existe aussi une narration capable de retracer les empreintes laissés par l’usage attaché à un lieu intimement familier, laissant planer la figure vague d’une cité tournée vers son passé et survivant à sa propre périssabilité. Chaque récit ne fait pas que mettre l’accent sur des cosmologies animées par des entités et des phénomènes spécifiques, il laisse aussi envisager des possibilités combinatoires. C’est, à cet égard, la connexion imaginative entre les deux premiers récits qui vient le plus fréquemment coller aux projets imaginaires de la Lisbonne du 21e siècle, séduisante, cosmopolite et impérissable.
Nous avons choisi de procéder en partant des questions que posent conjointement, et de manière très vive dans les pays méditerranéens, l’économie touristique et les politiques culturelles dites de l’événementiel. Notons que les ambiances festives et populaires de Lisbonne, que nous allons évoquer, sont désormais programmées au prix d’un considérable effort préalable d’aménagement normalisé de l’espace. Et d’une certaine manière, c’est bien avec et autour de cet aménagement que la ville se prépare et se dispose à plonger le public international dans une ambiance qui, loin des fonctions subversives que les fêtes séculaires d’origine urbaine mettaient parfois en jeu dans tout le bassin méditerranéen, s’avère être, comme nous le verrons, tout à la fois plaisante, créative, interactive mais aussi modérément insolite et raisonnablement prévisible. L’effort d’aménagement urbain, articulé à une grammaire libérale du vivre-ensemble hospitalière au dialogue interculturel, s’accompagne d’une transformation notoire de l’offre culturelle. Celle-ci embrasse désormais l’implication des économies créatives et des réseaux associatifs de proximité, engagés dans une action de recomposition de la cohésion sociale qui passe par la mise en place de dispositifs susceptibles d’intégrer et de restituer de la diversité culturelle. Or, dans cette optique, le déploiement de mécanismes de communication gérés à l’échelle municipale a favorisé une production narrative sur la ville (Matthey 2014), lui réservant ainsi un traitement historique spécifique relativement stéréotypé, de manière à convenir aux objectifs municipaux d’attraction et d’ouverture aux visiteurs de passage. Cette offre transparaît remarquablement à travers le façonnement d’une dense culture de l’événementiel, spécialement ajustée pour « affecter les corps » et gouverner l’attention du public (Ernwein et Matthey 2019). Et celle-ci va donc composer avec la dimension de la diversité culturelle comme pôle organisateur des référents du discours historique véhiculé.
De son côté, la forme événement, ouverte à l’inopiné, à la créativité et à la participation d’un public rassemblé, va notamment permettre de contourner deux écueils qui émergent visiblement avec les politiques de l’UNESCO : celui de la patrimonialisation (le lieu de mémoire se réduisant au site topographique) et celui de l’abus de commémoration (la mémoire et sa transmission se retrouvant cristallisée dans un état définitif) (Ricœur 2000). Mais c’est précisément parce que l’événement convoque par définition de l’imprévisible et peut, en principe et à tout moment, menacer un ordre établi, que l’on doit se rapprocher de nouveau des propriétés affichées par la ville garantie. Car c’est en s’appuyant sur un arrière-plan de dispositifs certifiés qui conditionnent les autorisations à occuper l’espace public (l’obtention de labels de qualité touchant simultanément les aménagements urbains, les équipements techniques, les différents fournisseurs, les pratiques gestionnaires, les démarches d’acceptabilité sociale, etc.) que les organisateurs ont la possibilité de programmer l’événement et d’offrir la garantie de pouvoir le mettre en place. La forme de cohésion sociale, visant ici un agencement libéral multiculturel, ne s’inscrit pas dans un espace abstrait et indifférencié, mais bien dans un cadre matériel évalué pour qu’il atteste d’une certaine cohérence fonctionnelle. Une cohérence fonctionnelle qui, en soi, invite à une modalité spécifique d’engagement en personne et en commun, avec et dans le monde urbain.
De l’événementiel sans histoire ou la fête comme itinérance d’individus connectés.
Les fêtes de Lisbonne (Festas de Lisboa) qui investissent le centre historique donnent une occasion idéale pour déployer un tel registre d’hospitalité, puisant dans un imaginaire de la diversité culturelle. Le marketing urbain participe de cet objectif en produisant de nombreux récits sur des lieux ciblés, avec un souci de relater des climats attractifs afin d’orienter l’exploration des citadins visiteurs, de correspondre aux goûts génériques des consommateurs et d’ouvrir l’accès à certains territoires urbains de mauvaise réputation (comme le quartier Intendente, sur lequel nous reviendrons plus bas) :
« Les Lisboètes d’aujourd’hui, mais aussi les habitants du monde entier, se rejoignent, défilent et célèbrent ensemble la ville de Lisbonne. (…) Les danses folkloriques, les bals de quartier, les marches populaires et bien d’autres manifestations honorent saint Antoine, le saint patron de la ville et des fêtes de Lisbonne, en revisitant les traditions, religieuses et laïques, avec la même spontanéité que celle de toujours. (…) En Juillet, Intendente sera de nouveau en fête, avec un programme culturel qui (…) révélera des projets qui ont été développés au cours des dernières années par différents habitants du quartier. (…) Concerts, spectacles de danse, ateliers, installations, expositions, cours ouverts, excursions, marchés et foires, débats et conférences où tout le monde sera invité à connaître le patrimoine humain et architectural d’Intendente. (…) le samedi après-midi et le dimanche diverses aventures culturelles seront à venir déguster en famille » [13].
Avec le déploiement d’une politique culturelle de l’événementiel, on voit nettement affluer, médiatisant et scénarisant des événements dont l’objectif est d’animer l’espace public, ces brèves séquences narratives qui viennent se placer à l’appréciation individuelle du public citadin intéressé. Ces séquences narratives séduisantes, largement diffusées, ne font pas que rendre plausible l’unité d’une programmation, elles offrent aussi des éléments fictionnels renfermant de la prédictibilité : elles captent et orientent l’attention d’un large public, supposé choisir et circuler entre les options qui lui sont proposées.
La brèche qui s’est largement ouverte en faveur de la programmation d’événements festifs et artistiques, pourvoyeurs d’ambiances cosmopolites, participatives et spectaculaires, cherche aussi à permettre une forme de réappropriation du passé de la ville. Afin de sensibiliser un plus grand public et de favoriser, par la même occasion, l’attractivité de certains quartiers, cette réappropriation tend souvent à solliciter la puissance d’évocation et de rassemblement d’éléments mythiques et traditionnels. Leur portée rituelle et symbolique peut alors devenir l’épicentre même de l’activité culturelle et dessiner en creux le motif légitime du ralliement des divers publics. Mais c’est alors moins l’inscription dans la durée historique et l’effort rétrospectif qui sont recherchés que l’émergence de langages artistiques surgissant au contact du lieu autorisé, à travers une variété d’interventions et d’installations temporalisées par la durée de l’événement programmé. Dessinées ici pour un public multiculturel de passage, les mises en scène fondées sur le détournement ludique et créatif d’éléments traditionnels vont alors renoncer à la part conflictuelle et controversée des fondations historiques en cherchant à refléter des compositions heureuses d’héritages culturels, éléments syncrétiques affadis et largement standardisés, conçus pour faire reluire un label attractif de « ville cosmopolite ». Et si l’on considère que, de ces événements programmés dans l’agenda politique pour répondre à l’objectif de renforcer l’attractivité urbaine, nulle problématicité publique ne s’expose, nulle fracture sociale ne se rejoue, nulle trace de convictions censées faire débat n’émerge, nulles rivalités de vue ne persistent, alors cela signifie, en un sens, qu’ils demeurent vides de potentialités de formation historique. Cela implique aussi que l’horizon sommaire des séquences narratives séduisantes, que reflète la manifestation, conserve essentiellement un pouvoir spatialisant et climatique qui vise à faciliter l’intégration libérale d’un public international. Se dessinent alors, pour le public participant aux événements, des itinéraires culturels et festifs qui s’effectuent dans une tonalité d’ambiance implicitement consensuelle, reposant notamment sur les possibilités toujours plus grandes de connexions interindividuelles et sur un ensemble de réactivités émotionnelles passagères et discontinues, où l’adhésion avisée, plutôt que la division passionnelle, reste susceptible de conformer le public à l’ordre établi par l’espace référentiel normalisé et constitué sur un arrière-plan de dispositifs certifiés.
Panorama urbain d’options certifiées pour individus connectés.
La tonalité historique des séquences narratives adressées à l’occasion des festivités fait poindre, au-delà de la promotion d’une ambiance multiculturelle et participative, un catalogue d’options suggérant au public des plans d’action orientés dans l’espace (cf. infra). Ce catalogue d’options, donnant à voir un certain panorama fictif de la ville, ne permet pas seulement aux temporalités individuelles de se brancher les unes avec les autres selon des articulations multiples, il tend aussi à entériner l’émergence de la figure du sujet individuel, dont les capacités à l’autodétermination sont augmentées par une connectivité performante ; le smartphone jouant désormais le rôle d’une boussole numérique orientant et informant en temps réel sur la localisation et la fréquentabilité des lieux. Le citadin se retrouve alors en situation de construire son propre itinéraire individualisé, ici, un plaisant voyage urbain planifié, révisable et susceptible de mettre en résonance un ensemble de lieux mémorables inscrits dans une « complexité organisée » qui suscite l’attractivité même de la ville (Perry 2015). La programmation officielle de l’événement culturel et la combinatoire du choix individuel réajustable se croisent en temps réel, au gré des interactions entre individus et en fonction du système d’information et de guidage intégré aux cartes diffusées au public (carte interactive, lorsqu’elle s’allie les technologies de géolocalisation par GPS). C’est alors que prend forme, pour chacun des participants, choisissant entre les différentes possibilités offertes mais consentant implicitement à voir leur conscience rêveuse largement canalisée à travers ces systèmes implicites de guidage, un itinéraire individualisé et planifié dans l’espace référentiel commun standardisé fonctionnel qui normalise l’environnement urbain.
Mais l’examen de ces questions nous conduit aussi à tirer au clair un argument touchant aux métamorphoses spatiales de la forme urbaine et des modalités d’usage qui s’y rattachent. Cet argument fraye la voie suivante : la projection spatiale de la gouvernance urbaine que nous décrivons s’apparente à un panorama cohérent d’options certifiées largement traduisibles en biens et services marchands ou non-marchands, potentiellement accessibles à un très large public disposé au libéralisme multiculturel. La vastitude de ce panorama consonne avec une prétention réelle et ciblée à améliorer la qualité de vie, en garantissant notamment un bien commun fondé sur le principe d’une libre mobilité du citadin. Mais ce panorama d’options opère aussi à la façon d’une influence procédant dans le champ expérientiel du citadin : il organise un champ perceptif, polarise l’attention, fixe des contenus de conscience et finit par potentialiser des usages. De ce point de vue, il apparaît comme étant chargé de prédicats et de présupposés anthropologiques qui préfigurent normativement un mode d’existence et des manières d’investir et de s’investir dans une diversité de lieux, de services, d’équipements, d’animations et d’événements publics. C’est en partie autour de cette préfiguration normative que l’on interrogera plus tard les seuils d’hospitalité de la ville garantie et l’intégrabilité de certaines entités, pour qui l’évidence de pouvoir y demeurer pose problème.
D’une certaine manière, ce panorama cohérent d’options certifiées permet la projection d’un monde praticable et fonctionnel, dont une spécificité importante est qu’il contribue, notamment en raison d’un processus continuel de notation des performances, à l’empowerment d’un citadin autonomisé dans sa capacité d’exploitation du potentiel d’attractivité de l’espace urbain. Un monde praticable à propos duquel il importe de préciser qu’il est largement simulé et partiellement pris en charge par un ensemble de ressources computationnelles et algorithmiques qui visibilisent ses propriétés objectives et ciblent les motifs de s’en emparer en fonction des critères objectifs de goût et par la publication des retours d’expériences dédiés à l’évaluation. Ces ressources permettent à la plupart des visiteurs ou des citadins établis, investissant (dans) la ville, d’organiser à partir du web un classement et un arbitrage entre la variété des biens ou des services consommables et entre les lieux faisant valoir des attraits publics. Si ces dispositifs informationnels concourent à produire des incitations à agir, ils modulent au passage l’expressivité de la ville, souvent en fonction de modèles consuméristes, toujours en suscitant des filtres particuliers d’identification, de codification et d’anticipation de la réalité des choses.
Ces ressources et dispositifs servant de moyen essentiel pour activer la qualité de leur propre séjour, les individus sont alors, dans ce modèle de société libérale ouverte et multiculturelle, en situation de constamment devoir mettre à l’épreuve leur propre intégrabilité à l’environnement urbain global. Car ce sont là les compétences individuelles basiques, présupposées par cette configuration de monde ouvert au large public international (connectivité et collecte d’informations, mobilité et arbitrage raisonné d’opportunités, poursuite de la rentabilité et réalisme du choix préférentiel, etc.), qui vont devoir générer les énergies de cohésion, les élans de réappropriation de l’espace public ou encore les sentiments d’appartenance au milieu urbain. Ces énergies, élans et sentiments spécifient un rapport transformé à la ville et lui offrent simultanément une tonalité climatique, tandis que les compétences basiques mentionnées à l’instant potentialisent le ressort participatif tant attendu dans la perspective d’une cohésion sociale de type libéral.
Légitimation d’un patrimoine interculturel.
De nombreuses villes situées historiquement au croisement des civilisations méditerranéennes se sont engagées dans une course à la valorisation des centres anciens selon les conventions du patrimoine mondial, et certaines d’entre elles ont vu déferler des vagues d’aides techniques rationalisées par des avis d’experts. Dès le milieu des années 1980, la municipalité de Lisbonne a pu bénéficier « d’une série de lois qui renforcent sa légitimité en matière de politique patrimoniale (loi N°13 du 6.7.1985, loi N°107 du 8.9.2001) et lui offrent des outils d’intervention (exemptions, pénalisations fiscales) adaptés à de nouveaux contextes (Convention de l’UNESCO de 1972, Conférences de l’ONU sur les Villes en 1997) » (Galhardo 2013b, p. 26). En transportant un appareillage « normalisé et identique à travers la planète » pour accompagner la floraison de « patrimoines labellisés », les aides techniques et les modèles patrimoniaux promus par les grandes organisations internationales ont contribué, comme l’a souvent dénoncé Françoise Choay, à « un processus de muséification dont l’accélération induit une marchandisation planétaire » (Choay 2011, p. 86-87). Ce processus suppose un travail consistant de requalification fondé sur une grammaire (universelle) du patrimoine (Stavo-Debauge et Trom 2004). Celle-ci se destine à recouvrir d’un voile uniforme de vénérabilité les traces architecturales de la présence ancienne de cultures mémorables et à conjurer la menace de l’oubli. Elle réalise cela en déployant une narration qui témoigne de leur importance historique, en déplorant leur effacement par l’usage négligeant des habitants ou encore en relevant la visibilité comme la visitabilité du lieu réhabilité (Stavo-Debauge et Trom 2004). Mais il semble aussi nécessaire de prolonger la thèse critique de Françoise Choay, en considérant l’inflexion plus récente du discours et de la politique affichés par ces organisations internationales. La position de celles-ci est dorénavant tournée vers l’exaltation de la diversité culturelle et du dialogue interculturel, alors que le foyer de reconnaissance majeur portait préalablement sur la valeur universelle de sites remarquables (Nielsen 2013). C’est ainsi que la municipalité lisboète s’est, en premier lieu, occupée de restaurer son héritage architectural en le figeant dans un état digne de faire rayonner une valeur patrimoniale universelle, harmonisant au passage un paysage urbain rendu alors favorable à de possibles pressions foncières puis, en second lieu, mais sans complètement délaisser le précédent volet d’action, sa politique s’est déplacée vers la valorisation d’une multiculturalité renvoyant au principe d’inclusion défendu par les textes internationaux. Ce second volet marque au passage une véritable « promotion des ambiances multiculturelles » (Mendes 2017, p. 502). C’est précisément derrière ces ambiances ciblées qu’il faut pouvoir identifier le modèle de cohésion sociale de type libéral dont nous parlions précédemment. Envisagé dans sa plus grande généralité, celui-ci se fonde sur un projet politique de tolérance aux différences de « l’étranger qui s’en vient » et sur un format d’échange en public privilégiant une « civilité publique libérale » permettant l’expression individuelle d’une liberté de choix rapportée à « des options communément reconnaissables » (Thévenot 2008) (Stavo-Debauge 2017).
On se rend compte, au regard de l’histoire récente des actions municipales lisboètes, que la question d’une ouverture libérale aux figures diversifiées de l’étranger émerge graduellement, et de manière visible, à partir de l’instauration du plan stratégique de restructuration et de requalification urbaine établi au début des années 1990. Cette question a d’abord filtré discrètement à travers un effort pour rétablir une mixité fonctionnelle des tissus urbains, qui avait été altérée par une logique de zoning. Elle s’est donnée plus clairement à voir dans l’entrecroisement de mesures variées qui se sont exercées notamment au niveau symbolique (« éducation multiculturelle » dans les écoles publiques dès 1991, création d’un Haut-Commissaire pour l’immigration et les minorités ethniques en 1996, ouverture de l’emblématique Mercado Fusão faisant cohabiter une diversité de styles culturels sur la place Martim Moniz) (Resende 2005). Une impulsion politique a alors visé à valoriser une diversité culturelle brutalement alimentée par la provenance massive de ressortissants des anciennes colonies portugaises, par la densification des flux migratoires dans le cadre de la construction européenne et par des mesures importantes de régularisation des immigrés (Pereira-Ramos 2005).
Plus récemment, cet effort dirigé vers la reconnaissance de la diversité culturelle se retrouve au centre d’un cadre de référence transnational qui encourage les démarches volontaires et qui diffuse des indicateurs de performances et d’impact des politiques interculturelles applicables au niveau local (on pense par exemple aux objectifs conjoints de développement durable et de cohésion sociale associés à la démarche d’Agenda 21 local [14]). Dans beaucoup de cas de figure, comme celui de Lisbonne, la question est aussi imbriquée au déploiement sans précédent d’un secteur touristique friand de séjours de brèves durées [15]. La réception d’un flux de visiteurs particulièrement intensifié, visiteurs souvent appréhendés comme des « consommateurs cosmopolites » (Fainstein, Hoffman et Judd 2003) dont la demande se porte de plus en plus sur l’exploration des modes de vie locaux (locations d’appartements habités et participation à la vie de quartier), soulève un problème majeur de composition avec la persistance (menacée) du principe d’ordonnancement urbain fondé sur la petite communauté ancrée de proches voisins. Celle-ci constitue en effet, par définition, un sol d’enracinement beaucoup plus qu’un lieu de passage. C’est d’ailleurs au cœur même de ce problème qu’il faut entendre les manifestations actuelles de nombreux riverains du centre lisboète à l’encontre d’une présence permanente de touristes aux portes de leurs habitations. La gêne endurée a désormais pris la forme d’un puissant trouble public, à travers lequel s’énonce une vive réaction critique sensible à l’effacement d’une culture locale et aux nuisances induites par l’industrie touristique. Une réaction qui désormais proclame la reconnaissance d’un droit à un « espace public de voisinage » [16]. Aussi, les indicateurs de pression touristique qui permettent les comparaisons internationales ne font pas qu’alimenter le débat public sous couvert d’autorité scientifique, ils donnent prise à des initiatives locales qui œuvrent à des compositions parfois subtiles, le plus souvent dirigées vers des formules de circuits alternatifs sondant les modes de vie autochtones ou vers une légitimation de labels et de certifications destinées à garantir un « tourisme soutenable », soucieux de l’équilibre des microcosmes locaux.
Les récits édulcorés de la mixité culturelle.
Ces initiatives locales favorisent aussi l’émergence de récits édifiants ou mythologiques qui reflètent cette diversité culturelle appropriée pour la mise en valeur du patrimoine. Ces récits, nous le disions précédemment, agissent aussi comme des points de ralliement symbolique, soutenant la visibilité internationale des événements culturels et festifs. À cet égard, les opportunités de valorisation de la diversité culturelle lisboète se démultiplient à mesure que les politiques participatives municipales se renforcent et administrent des impératifs de consultation et de développement local (Galhardo 2013a). L’incitation politique liée à de telles démarches tend à enclencher des dynamiques variées de requalification de l’espace culturel, associant les habitants aux politiques de conservation du patrimoine (comme le prescrit clairement la Nouvelle Charte d’Athènes) et redessinant, par la même occasion, de nouvelles territorialités (Miglioretti 2016). À Lisbonne, ces territorialités émergentes tendent à s’écarter du découpage administratif de base (freguesia) pour renforcer le dessin des quartiers typiques (Bairro Alto, Alfama, Mouraria, etc.), reconnaissables par tout visiteur et mentionnés dans les différents classements touristiques internationaux. Cette dynamique de requalification « participative » des espaces culturels appelle notamment au déploiement d’opérations historiographiques, impliquant les riverains autant que les acteurs académiques, afin de crédibiliser les récits auxquels des entités culturelles diverses sont rattachées. Des archives sont exhumées, des collectes de marques historiques inscrites dans la pierre ou sur les façades du quartier s’organisent, des témoignages sont recueillis et un ensemble de traces est rassemblé dans le but d’objectiver, puis de sauvegarder, un patrimoine identitaire local. C’est en partie ce patrimoine qui viendra alimenter, au niveau des métropoles internationales, les logiques de différenciation stimulées par un espace devenu particulièrement concurrentiel. Un article de Jacques Galhardo nous éclaire très précisément sur la manière dont la réhabilitation du quartier de la Mouraria, espace concédé au 12e siècle par les chrétiens aux Maures, a pris appui sur le travail de requalification historique opéré par certains « leaders d’associations du quartier » (Galhardo 2014). Devenus pour l’occasion « entrepreneurs de mémoire », ces derniers ont contribué à faire valoir un « mythe du ghetto arabe » pour jouer la carte d’un dialogue interculturel opportunément introduit dans un quartier fortement stigmatisé par sa mauvaise réputation. Et c’est alors au prix de polémiques identitaires favorisées par les logiques participatives, stimulant l’affirmation d’une pluralité des mémoires locales présentes (gitans, migrants étrangers ou portugais se présentant comme « fils du quartier ») et s’intriquant à des conflits d’intérêt aiguisés par la mise en jeu de financements publics relativement lourds, que le mythe a pu acquérir un statut susceptible de structurer une nouvelle dynamique de reconnaissance opérant sur une vaste échelle.
De nouveau, dans les formats participatifs qui prédominent à Lisbonne (Galhardo 2013a) comme dans bien d’autres contextes urbains actuels, ces opérations historiographiques, qui ont ici appuyé la composition du récit mythologique, demeurent des artifices conçus pour s’articuler à des formats d’expression relevant d’une grammaire libérale du public. Si le pouvoir mobilisateur du mythe de fondation auprès de la société civile compose aussi étroitement avec la problématique du multiculturalisme libéral ciblée par la municipalité lisboète, c’est que la nature primitive et malléable de ce premier se prête, au cours du processus participatif, à une mise en forme spécifique. Tout d’abord, pour l’ouvrir à l’imaginaire d’un large public d’individus (Genard, Berger Vanhellemont 2016), il est expurgé des éléments reflétant les investissements et les attachements les plus intimement personnels aux lieux habités. Cette opération ne permet pas seulement d’augmenter le potentiel de publicisation du récit, il tempère en amont l’expression passionnelle des attachements. Le multiculturalisme trouve alors une expression facilitée, la démarche participative pouvant plus aisément faire place à une diversité de récits disposant d’une connotation identitaire et culturelle, sans que les mémoires n’y soient mises en rivalité entre elles. Le mythe édulcoré du ghetto arabe dispose ainsi d’une fonction de conciliation des différentes histoires croisées (Galhardo repère l’insistance du récit sur une coprésence pacifique du christianisme et de l’islam au 12e siècle). Enfin, et dans le but d’inciter la société civile aux démarches volontaires animées par des projections identitaires diverses, ces dispositifs de participation envisagent de combiner égalitairement des intérêts variés et de mettre en concurrence des porteurs de projets valorisant et animant le quartier – du concours de fado à la route des bistrots traditionnels, en passant par le festival musical pluriethnique (Galhardo 2014). Les projets figurent alors comme des options pour la politique culturelle : en tant qu’ils feront dans un premier temps l’objet d’une évaluation et d’un arbitrage par l’instance décisionnaire pourvoyeuse de garanties sur la qualité, et en tant qu’ils deviendront, dans un second temps, un bien commun multiculturel parmi d’autres, offert au public international.
Finalement, ces artifices narratifs ne font pas qu’assigner de nouveaux marqueurs de strates historiques qui, contribuant à orienter la restauration même du quartier, entrent dans la logique requise du dialogue interculturel, mais ils diffusent aussi des logiques de différenciation qu’ils normalisent au passage. Ces logiques disposent d’une puissante signification vectorielle, en présentant la ville sous l’angle de nouveaux contrastes et reliefs qui rendent signifiants de nouvelles conceptions de la qualité de vie urbaine. Mais derrière ces contrastes disparaissent des modes d’existence et de coexistence relevant d’autres liens capables d’investir le monde urbain, et dont la contribution à la vie citadine ne semble désormais plus vraiment souhaitable, ni appropriable.
Lisbonne reconsidérée : le reflet inversé des villes dégradées.
Le champ d’application de la gouvernance urbaine par les standards déploie un univers de représentation qui donne à voir une nouvelle hiérarchie de qualités évaluables. Autrement dit, cette gouvernance ne vise pas seulement à améliorer la réalité qu’elle tient en vue, elle cherche aussi à recomposer différemment l’ordre de légitimité des critères et des épreuves d’évaluation qui font qu’une ville peut être hautement estimée ou non. On peut suggérer que cette recomposition préside à une réorientation de la compréhension herméneutique de la texture urbaine, qu’elle imprime directement dans la sensibilité affective des citadins. L’encodage de la réalité et le classement des qualités que supposent les processus de certification participent d’un mouvement plaçant la ville devant des enjeux importants de perception sensible, de lisibilité, d’intelligibilité, et pour finir d’identité. Il semble toutefois que ce mouvement soit double : d’une part il contribue à la réification d’une autorité transmise au monde des choses porteuses de garantie (celles-ci apparaissant alors aux yeux du public comme des reliefs saillants devenus extra-sensibles dans le paysage urbain) et, d’autre part, il concourt à l’invention d’un nouvel imaginaire urbain modifiant la cartographie des contrastes sensibles. C’est pourquoi les récits et les connexions narratives touchant à la ville se réalisent autrement, avec d’autres moyens et en informant un ordre de reconnaissance modifié.
Si l’on se permet, comme nous le suggère Paul Ricœur, d’éclairer le lien qui concilie le temps raconté et l’espace construit, il importe alors d’interroger les récits contemporains qui anticipent les métamorphoses de la ville en traçant l’arrière-plan d’une certaine dignité urbaine (Ricœur 1998). Les stratégies concurrentielles de différenciation voient logiquement foisonner des récits comparatifs mettant en avant des modèles architecturaux ou urbanistiques remarquables qui contribuent à former un horizon de valeurs partagé et un lot de concepts directeurs, ressortissant à la fois au champ des normes techniques et au domaine du marché. À partir de la fin des années quatre-vingt, un ensemble de quartiers lisboètes sont mis à l’index et occupent une place de choix sur la scène médiatique et politique locale et nationale. L’ethnographie réalisée par Ana Paula Beja Horta sur le Bairro do Alto da Cova da Moura décortique la manière dont l’image de ce quartier de la grande périphérie lisboète a glissé progressivement vers des formes méprisables et inquiétantes (Beja Horta 2007). Comme le remarque l’auteure, c’est au prix d’un détour par la question des minorités culturelles défavorisées et discriminées qu’un « nouveau discours ayant comme référence la situation nord-américaine a façonné le débat public tendant à assimiler les enclaves immigrantes à des ghettos » (Beja Horta, p. 76). Le quartier a alors été rapproché de la figure honnie du Bronx, qui condense tous les malaises urbains, du repli communautaire à la criminalité, en passant par un état de délabrement avancé. Mais il est clair que l’accent placé sur la reconnaissance d’une minorité culturelle défavorisée, en l’occurrence les populations noires africaines immigrées de première ou de seconde génération, faisait, à l’échelle plus large de la métropole lisboète, le lit d’une politique de requalification urbaine conduite sous l’égide d’un libéralisme multiculturel.
On peut remarquer que les morceaux d’urbanité certifiés à l’aune de standards de qualité cohabitent souvent, et notamment dans les villes du sud, avec des territoires urbains qui contrastent particulièrement avec eux. Objets de fascination, ces derniers sont le plus souvent présentés tragiquement comme des lieux où siègent une hémorragie de pauvreté et une urbanisation sauvage : architectures défigurées par l’usure du temps ; cités de recasement et barres monotones de bâtiments anonymes mal entretenus et dépourvus de tout pouvoir de séduction ; bidonvilles dévorant illégalement l’espace périphérique, etc. Le cadre d’analyse manichéen, qui alimente la perception d’un enfer urbain entourant la ville garantie comme une nuée sinistre ou comme une pathologie dont on craint la contamination désastreuse, ne fait pas que légitimer une politique fondée sur la garantie du standard certifié, elle renforce aussi la méconnaissance et la stigmatisation des mondes et des modes de vie précarisés par la nécessité, tout en les pourvoyant d’une étrangeté radicale, menaçante, transgressive et impure. Il est alors frappant de voir à quel point ces deux éléments se rejoignent pour s’incarner à travers une demande sans précédent de mise en conformité, de sécurité civile, de clôtures privatives et d’architectures de protection qui instaurent physiquement, dans l’espace urbain, des éléments de démarcation et de contraste puissants. Il en surgit une limitation sensible et tranchée entre une poche urbaine calibrée aux formats des standards internationaux de qualité de vie, qui exhibe un monde certifié, et ce qu’il reste de la ville dont l’équivocité foisonnante et le potentiel de démesure tend à engendrer par contraste l’idée d’anomalie, aggravée par une image négative et par un climat anxiogène [17].
Derrière cette représentation en contraste s’érige l’image d’une dignité urbaine dont une propriété majeure est qu’elle reflète le négatif opposé de ces morceaux de villes dégradées (jugées indécentes, insalubres, informelles, etc.). Le gouvernement qui est au principe de la ville garantie intègre des objectifs selon leur fonction d’utilité mesurable, établissant l’ambition d’un projet urbain diamétralement et délibérément opposé à ces reflets d’épaves maudites. Il les juge depuis son armature normative pour en mesurer l’excès, en définir les problèmes et tenter de les rendre ensuite techniquement contrôlables. Assimilant par là un ensemble de cibles et de mesures prônées par les institutions internationales, il opère au codage et à la qualification objective et mesurable des carences urbanistiques. Cette re-description évaluative construit, autant qu’elle pérennise, un abîme de différences irréconciliables à partir d’un cadre de pensée manichéen dans lequel vient puiser un certain registre du mépris. Mais elle enclenche aussi une dynamique articulée sur deux temps : d’abord ce rabattement de la réalité sur les espaces mesurables du risque et sur des opportunités d’exploitation des ressources, puis une projection planifiée du développement urbain utilisant différents indicateurs de performance, y compris à travers des « procédures participatives » en quête d’accords conventionnels sur la qualification des besoins locaux (Charles 2013). La première étape suscite un appel de garantie qui crédibilise politiquement l’intervention urbanistique ; la seconde instrumentalise un format de garantie qui réclame un processus de normalisation des propriétés de la ville, légitimant le recours aux différentes procédures et instances de labellisation. Une telle dynamique est à l’œuvre lorsque certains projets s’introduisent dans ces territoires urbains suspects et litigieux pour y exploiter les intelligences constructives déployées par des habitants inventant et investissant leur quotidien dans des conditions extrêmement contraignantes. Il n’est alors pas seulement question de revaloriser une morale de la survie, elle-même fondée sur une économie locale de la débrouille (qui opère désormais comme un objet de fascination quasi folklorique), mais aussi de redéfinir des référentiels innovants de qualité pour faire place à de nouvelles options constructives standardisables et opérationnelles, dont il sera possible de tirer profit à beaucoup plus grande échelle.
Métamorphoses du quartier Intendente.
Aux pieds du quartier historique lisboète de la Mouraria fondé sur les pentes du château São Jorge, le projet de réactivation urbaine initié en 2011 entend « enclencher des processus de transformation vertueux », convoquant à l’occasion budgets municipaux et fonds européens Feder (Wengorovius Meneses 2013, p. 106). L’axe parallèle à l’Avenida Almirante Reis, situé dans le prolongement du Largo do Intendente, représentait, avant les récents travaux en question, un espace grouillant d’activités commerciales plus ou moins licites ; bars enfumés et pensions aux façades décrépies, échoppes minuscules où l’on vendait de tout un peu, boutiques et ateliers donnant sur la rue, petits trafics variés de receleurs installés à même les trottoirs envahis par des carcasses de véhicules garés en travers.
Le bourdonnement incessant de la foule occupée remplit un espace dans lequel on s’engouffre par la pente de la Rua dos Anjos qui très vite donne l’impression d’un passage étroit et désordonné où s’accumulent des tensions en tout genre, avivées par la présence d’éléments sensibles plus ou moins inhabituels, excentriques ou inquiétants (prégnance expressive de contrastes culturels, dealers insistants et toxicomanes fébriles, amorces de règlements de compte sous les yeux des passants, mendicité parfois agressive, prostitué(e)s aguichant le passant, etc.). On remonte alors au coude à coude la Rua do Benformoso criblée de nids de poule, des amas de ferraille ou de cartons récupérés à même le sol sous des balustrades écornées, et dont les variations de largeur dessinent encore des angles aigus, des recoins d’ombre et des resserrements foncièrement favorables à cette promiscuité admise, à cette pléthore de différences criantes, à ce trafic constant d’une masse colossale de choses variées. Ça et là, quelques gamins sont comme poissons dans l’eau, fanfaronnant et profitant d’une surveillance relâchée, affirmant une arrogante confiance dans un périmètre d’action en leur entière possession ; là-bas, au croisement de la Traversa da Cruz dos Anjos, ils sifflaient bruyamment en parasitant à peine l’attention des adultes ; ici, ils font de l’équilibre en paradant sur un petit muret délabré ; l’un deux bondit en ma direction et profite de son élan pour venir se figer devant moi, l’air provocateur, maître d’un lieu dont il devine chaque aspérité, faisant de ma présence une affaire d’empiétement de son territoire (notes du 21 février 2002) [18].
Revenant sur ces notes de terrain, l’accent vient tout naturellement se placer sur la densité du monde des choses et le fourmillant commerce humain qui le met en mouvement. Mais, envisagée depuis la grammaire du programme récent de réhabilitation, la Rua do Benformoso se décrit pourtant dans une perspective unilatérale et sans profondeur, comme un « ancien « tunnel » déserté » dans lequel il s’agit de « ré-activer l’espace public (…) afin de produire une attirance sur des publics toujours plus divers » (Wengorovius Meneses 2013, p. 109) [19]. La déclinaison d’objectifs affichés par ce programme ne fait pas que chercher à embellir le pavement et le bâti, promouvoir des structures sanitaires et sociales innovantes ou garantir un sentiment de sécurité pour le visiteur – éclairage ravivé, propreté assurée et présence d’une « police de proximité dont les « bonnes pratiques » s’orientent vers la gestion d’espaces publics interculturels » (cf. supra) (Van Harten 2012). Elle encourage aussi le déploiement d’un tissu associatif dense, immergé dans le quartier et, par là, en mesure de tirer profit de ses particularités, des frictions qui naissent de sa transformation, de sa réputation sulfureuse et des friches qui permettent l’installation temporaire de collectifs où s’explorent une certaine mutation de l’ordre urbain et où fermentent des projets militants et artistiques. On trouve encore quelques bars anciens et démodés qui projettent dans la rue le halo de leurs tubes au néon – ils s’égrènent en direction de la Baixa, comme des vestiges intriguant qui rappellent au passant le cachet malfamé du quartier.
Tout à côté, sur la place oblongue Largo do Intendente, dont le centre est désormais entaillé par une œuvre d’art signée par une artiste contemporaine lisboète, un espace associatif comme la Casa do Independente s’est installé dans une bâtisse historique et affiche son esthétique de monde alternatif, articulée au style devenu universel du squat urbain [20]. Mais l’association culturelle qui a investi le lieu, Ironia Tropical, promouvant remarquablement les arts visuels, les musiques contemporaines ou l’esprit civique qui habita l’édifice avant la dictature de Salazar, affirme aussi s’inspirer des cultures étrangères et des valeurs communautaires qui co-habitent dans le quartier. Aux yeux du programme de réhabilitation, il y a là le moyen de « valoriser un creuset multiculturel », de voir émerger des nappes de créativité où viennent puiser (et se montrer) investisseurs et entrepreneurs, de générer des événements et des initiatives afin de « réussir un mélange, trouver une nouvelle formule propre au quartier qui ne renie pas ses particularités et qui participe du rééquilibrage de l’attraction touristique de la ville » (Wengorovius Meneses 2013, p. 109). Mais l’initiative témoigne aussi d’une volonté militante d’apparaître, sous des perspectives variables, comme un espace familier d’habitation partagée, en lien avec le milieu rétréci et solidaire du quartier et de ses habitués. Elle compose avec des choses et des idées récupérées dans les rues voisines, offre des boissons et des repas défiant les prix de la concurrence, n’impose pas de rigidité fonctionnelle dans la configuration de son espace intérieur, etc. Il y a donc ici comme une figure de composition qui semble vouloir rendre compatibles différents rapports à la ville, car elle tente de se soustraire partiellement à l’emprise d’un format marchand et concurrentiel et aux logiques de mise en conformité aux standards certifiés conçus pour l’accueil du large public international de visiteurs anonymes. En quelque sorte, dans la continuité du geste plus radical commis par le squat de la Rua Marques da Silva (cf. supra), la Casa do Independente ouvre une brèche critique en avançant publiquement son art de la composition qui, tout en se glissant dans les possibilités ouvertes par la gouvernance urbaine locale, se protège, en un sens, de l’intégrisme néolibéral et de son arrogance impérialiste.
Rejets, disparitions et destins hostiles.
Ces formes de résistance, qui fissurent l’unité de la ville garantie en ouvrant des espaces luttant contre ses principes d’ordonnancement, soulignent en un sens le paradoxal défaut d’hospitalité de cette dernière. Le paradoxe tient au fait que le régime libéral multiculturel, désormais privilégié dans une métropole comme Lisbonne, prétend permettre l’accessibilité et l’ouverture non restrictive à toutes les différences, idée que l’on retrouve par exemple affirmée clairement dans les idéaux des « fêtes nouvelles » (Karakostaki 2018). Notre lecture des mutations récentes du centre urbain lisboète nous invite pourtant à discuter cette prétention. Certes, la ville clame son désir d’ouverture et sa puissance inclusive, et elle normalise son aménagement pour pouvoir recevoir un large public, mais en traçant toutefois un continuum des cultures très spécifique, valorisé sous l’angle de la diversité multiculurelle et du dialogue entre communautés étrangères, et cela sur un arrière-plan d’exigences capacitaires (ou de pouvoir d’agir) considérable. C’est sur ce second point que nous allons revenir plus en détail, considérant que ces exigences conditionnent implicitement, donc limitent en un sens, la qualité de l’hospitalité comme le sentiment d’appartenance éprouvé (Stavo-Debauge, 2017). Repartons pour cela d’une brève note de terrain réalisée sur le Largo do Intendente, dont on évoquait plus haut la récente « revivification », consacrée par une labellisation lui attribuant la qualité de « lieu de mixité et de dialogue interculturel » (Van Harten 2012) :
Au coin de rue où la Traversa do Maldonado vient buter sur le Largo do Intendente, je retrouve cet homme gisant à terre, sur le flanc du café das Joanas qui a ouvert récemment. Il tient sa place habituelle, presque allongé à même la pierre du sol, gênant les passants tandis qu’un consommateur attablé s’appuie sur un coude nonchalant en lui tournant le dos. Je capte quelques regards furtifs et indifférents dirigés vers lui. Sa silhouette inerte et délabrée semble d’une infinie lourdeur. Il ne quémande pas. J’observe son air absent, on pourrait y soupçonner la vanité du solitaire, mais c’est plus certainement d’épuisement dont il s’agit et d’une vie qui n’attache plus d’importance au monde alentour (notes du 17 juin 2014).
Comment donc entrevoir cet arrière-plan d’exigences capacitaires, et comment se tient-il relié au déplacement de certaines lignes de fracture sociale, comme à l’émergence de nouvelles structures de fragilité ? Nous avons tiré l’analyse vers l’idée que l’adoption des standards de certification internationaux contribuant à l’ordonnancement actuel du monde urbain se répercute jusqu’au champ d’expérience du citadin, lequel est invité à attester d’un pouvoir d’agir dans un espace en redéploiement où doit désormais préexister un public libéral et multiculturel. Cette invitation n’est pas sans contreparties attendues, sans sacrifices à consentir, ni sans prescriptions sur les pouvoirs et les modes de faire, de subir et d’agir. Pour se maintenir normalement dans un tel espace urbain, pour bénéficier pleinement des qualités de vie qu’il garantit, il faut donc être en mesure de répondre individuellement à cette invitation. Et par conséquent, celles ou ceux qui n’en ont pas les moyens techniques ou financiers, dont les ressorts psychiques et affectifs de la volonté à y participer font défaut, s’exposent tout particulièrement à un contexte d’exclusion dont les symptômes saillants révèlent l’épuisement des capacités requises, soit : le renoncement face à tout processus d’empowerment (ou de résilience) envisageable (Breviglieri 2012). Notre réflexion antérieure nous invite à spécifier ce contexte d’exclusion : la personne exposée est moins le sujet d’un effacement ou d’une mise à l’écart volontaire qu’elle ne pâtit de la collision récente des principes d’ordonnancement et de la mutation des rapports normalisés à la ville. Collision et mutation suscitées notamment par l’autorité nouvelle des outils de normalisation transnationaux et la transformation relative des institutions de gouvernance urbaine. La personne fragilisée subit en conséquence la disparition de son espace d’expérience habituel et notamment l’évanouissement des appuis sensibles et du spectre affectif relationnel qui lui sont liés en contribuant à son maintien dans le monde urbain. Dans le centre historique lisboète cet évanouissement correspond, pour une part, à une rupture dans la continuité transgénérationnelle des communautés de voisinage ancrées localement. Cette rupture demeure liée à la précarisation des formes antérieures d’enracinement durable dans le quartier, qui favorisaient des relations d’entraide mutuelle entre habitants.
La ville garantie ne programme pas le destin hostile de ceux qu’elle exclut ; les gouffres vertigineux de misère qui circonscrivent le pouvoir d’inclusion de la communauté libérale marchande et multiculturelle ne sont pas le fruit d’une oppression préméditée. La gouvernance urbaine par les standards de qualité institue même des mesures palliatives d’intervention sociale et sanitaire qui, lorsqu’elles ne se réduisent pas à des prises en charge d’urgence, tentent de restaurer les capacités minimales d’intégration à l’ordonnancement des mondes certifiés [21]. Mais l’échec patent de ces politiques d’activation des capacités concernant la population la plus démunie, leur manière de creuser l’étrangeté radicale de celle-ci et de rendre démesurée l’extension des inégalités, atteste que les ressources garanties par la ville peuvent bien rester sans puissance de ressourcement. À ceux qui rencontrent ce contexte d’exclusion, aucun abri durable ne semble pouvoir être promis.
Il me semble que nous apportons ici un complément d’enquête à ce qu’Étienne Tassin a désigné, dans un de ses chapitres, comme « la disparition en régime libéral » : l’homme à terre dont fait état notre description précédente gît dans une forme d’acosmisme où la concitoyenneté est placée hors d’atteinte (Tassin 2012). Mais si le pouvoir de faillir dont parle Étienne Tassin se rapporte à la manière dont les clandestins, privés de la possibilité même d’obtenir les garanties accordées par les droits politiques nationaux, se retrouvent à osciller entre l’invisibilité et la stigmatisation, notre cheminement nous conduit sur un lieu de réflexion différent. Car, pour ce qui nous intéresse ici, c’est moins la légitimité politique des États-Nations qui est mise en question que celle qui découle d’une gouvernance urbaine transnationale supposée garantir une forme mesurable et universelle de qualité de vie. Il émane de ce modèle de gouvernance une autorité exerçant une captation de la crédibilité au moyen d’un outillage normalisateur qui, s’appuyant sur un registre reconnu de conventions internationales, affirmant sa performance à l’aune d’indicateurs objectifs inscrits dans de vastes réseaux de quantification et déployant son champ d’exercice à travers les procédures évaluatives d’accréditation, de la labélisation ou de certification, fait écran à ses présupposés normatifs. Questionner ces derniers, et la composition de principes d’ordonnancement qu’ils supposent, nous a permis d’appréhender la manière dont cet outillage normalisateur cautionne et majore des registres d’engagement, des formes d’investissement ou encore des modes d’existence et de coexistence. En contrepartie, il en déconsidère, en masque ou en opprime certains autres. La chute dans l’exclusion sociale est un symptôme de cette oppression. Mais pour analyser cette chute et son vertige particulier que phénoménalise l’homme à la rue, il convient de bien comprendre les formes de complétudes existentielles tenant liée la personne au monde préexistant, ce même monde que la gouvernance en place désagrège en le transformant.
Lisbonne ne vieillira plus.
Ce geste analytique rappelle combien le monde de la ville s’étend bien au-delà de la sphère humaine. Il étend la réflexion sur l’exclusion sociale au-delà des seules instances d’intégration anthropocentrées et habituelles (protection sociale et éducation), car le problème posé couvre le périmètre plus large d’un écosystème urbain. L’exclusion ne concerne pas seulement la personne démunie, mais aussi un foisonnement d’autres choses (habitats, monuments, mobilier urbain, artefacts informationnels, lois et règlements, etc.) sans d’ailleurs lequel la ville n’est rien, simplement parce qu’il la fixe dans le temps et l’espace. Pour cette raison, on ne peut pas laisser entendre que le libéralisme normalisateur de la ville garantie n’active que des opérateurs de fractionnement social, que les seuls aspects du monde tenus aux franges de l’exclusion concernent ces vies humaines qui ne s’articulent plus aux ordres de fonctionnement normaux de l’urbanité rénovée. Ces vies humaines exclues ne sont pas les seules entités ne participant plus aux transformations contemporaines de la ville, précisément car c’est indissociablement un monde de choses qui, par un funeste destin solidaire, s’évanouit. Mais quel monde de choses au juste est menacé de disparition et s’envisage alors sous l’angle de sa fragilisation ou de son exclusion ? Et plus loin, creusant la nature et les modalités avec lesquelles les choses mêmes sont engagées dans la ville et la vie citadine : quel rapport au sol, au foncier, aux matériaux de construction, aux équipements techniques, au design urbain ou aux aménagements de l’espace public se trouve alors déconsidéré et mis hors-jeu ?
Nous avons déjà évoqué l’enjeu d’une collision des principes d’ordonnancement de la ville relative à l’affermissement d’une gouvernance urbaine qui emprunte de nouveaux formats d’évaluation et de reconnaissance. Parmi les conséquences de cette collision, et dans un rapport complexe, à la fois de concurrence et de composition entre ces principes d’ordonnancement, il pèse une menace sur la disposition ancienne de Lisbonne à spatialiser et ordonner des communautés de voisinage ancrées durablement sur des espaces délimités et relativement restreints. En nourrissant chez les habitants un enracinement affectif et un processus d’identification progressif aux lieux mêmes, ces petits quartiers pérennes ont une manière propre de raconter la fuite du temps, à travers la façon dont ils été progressivement investis. Il s’agit notamment des traces incrustées dans la matière avec laquelle est formée la ville (son sol, ses murs, son mobilier, ses portes et ses fenêtres, etc.), reflétant la manière dont elle a été « prise en main » par l’habitude, déformée au fil du temps, usée par un fond de vie commune installée à demeure dans un espace rendu intimement familier. De sorte que ces quartiers, qui revêtent l’aspect de mondes usuels et usés par la succession des générations d’habitants, sont, d’une certaine façon, en mesure d’assumer le vieillissement qu’ils manifestent et expriment. Un vieillissement subi à l’épreuve continue des rythmes familiers structurant l’usage, laissant, dans la dureté du matériau des formes masses et sur les surfaces limites de la ville, des tracés subtiles d’érosion ou des modifications graduelles qui livrent le récit des habitudes et du soin attachés au lieu. Ces quartiers, capables d’assumer leur vieillissement, ceux qui ne subissent pas la diffusion récente des traitements cosmétiques issus des stéréotypes internationaux de la mode urbanistique (Choay 2006), orientent l’attention vers un ordre de reconnaissance particulier, dont la clé de voûte repose sur le traitement réservé à leur périssabilité et sur une valeur d’usage qui privilégie, sur tout autre type de relation aux choses, les contours de l’usé et les facilités de l’usuel. Ils appellent alors à considérer qu’ils se dressent au défi de circonstances historiques qui pèsent sur leur fin, menacent de les ruiner et, plus loin, de voir s’effondrer les civilisations qui les font naître. Dans un entretien livré au journal Le Monde, Paul Ricœur (1991) soutenait que « la Cité est fondamentalement périssable », et que sa survie dépend d’un vouloir vivre-ensemble ; la ville garantie, quant à elle, se voudrait impérissable.
Des empreintes creusées par les modes de vie habituels dans ces quartiers resserrés sur des entourages familiers, la ville garantie n’est en mesure d’en retenir et d’en conserver que les marques du temps qui se hissent au niveau objectif d’un patrimoine attractif. Elle pétrifie alors une trace historique rendue « muséifiable ». Mais, ce faisant, elle interrompt le processus continu d’entretien, et donc de « conservation vivante » (Choay 2006), qui participe de l’usage prolongé du lieu. Il faut voir à travers ce processus une modalité spécifique d’engagement dans le monde, puisqu’il ménage, accommode et facilite le lien étroit et confiant avec le monde des choses habituelles. La gouvernance urbaine par les standards de qualité tend ainsi à déprécier ce processus vivant d’usure progressive du monde des choses habitées en puisant délibérément dans le répertoire dépréciatif de la souillure, de la dégradation, de la vétusté et de l’obsolescence qui menacent la performance et la fiabilité de ses garanties fonctionnelles, marchandes ou esthétiques. Elle perd aussi de vue l’ouvrage diffus de préservation et de soin que réclame l’usage attaché aux matières et aux formes qui lui sont familières. C’est ainsi toute une dimension de la temporalité processuelle de ce monde des choses habituelles qui tend à glisser dans le mépris ou l’impensé de la ville garantie, réorientant l’expérience citadine de la ville et les notes affectives qui l’accompagnent : tout ce qui n’est plus en mesure d’être mesuré comme une performance et s’épuise d’usure, la vie qui rétrécit et les ambiances troubles qui ne font pas sens, le flétrissement des choses et le vivant un peu rassis, des façades mortes et noircies par les fumées de moteur, des bancs abîmés réduits à l’inutilité, des têtes et des intestins de poissons vidés sur le trottoir, des effluves infectes montant des ruelles brûlantes et poussiéreuses, des lampadaires usés lâchant une trop pâle lueur, des enfants turbulents qui effrayent le touriste, des femmes et des hommes inactivables, n’ayant plus le moyen de s’encorder au réalisme d’un monde qui ne leur offre aucune potentialité véritable d’accomplissement.
Cette évocation de l’évanouissement d’un monde urbain montrant les traces déposées et creusées par l’usage n’émane pas d’une déploration passéiste. Elle appelle à mieux discerner ce qui, de l’espace sensible sur lequel prend forme la vie commune, est progressivement mis à l’écart, réduisant l’amplitude de la différence admise. L’inclusivité de la communauté libérale multiculturelle promue par la gouvernance urbaine actuelle est ainsi mise en question. Elle est d’abord limitée par ses soubassements et ses présupposés anthropologiques, qui chargent le sujet et les choses de se conformer à d’importants pouvoirs d’agir qui doivent être légitimés par des certifications de qualité et à l’aune desquels se joue leur intégrabilité. C’est l’accès à ces pouvoirs certifiés et leur exploitation à travers des processus participatifs ouverts qui redessinent des seuils d’appartenance et redéfinissent les contours de l’inclusion (Berger et Charles 2014). Mais l’adoption de ces standards de qualité limite d’autant plus l’inclusivité de la communauté libérale multiculturelle que l’on se retrouve dans un contexte où le marché concurrentiel voit s’amplifier sa légitimité à représenter et mettre en équivalence les biens et services certifiées, effaçant de l’espace commun les choses sans valeur marchande et les personnes à trop faible pouvoir d’achat. Le centre urbain de Lisbonne ne vieillit plus, disions-nous plus haut, et ce n’est pas un hasard si les personnes âgées résidentes, dont les pensions de retraite, initialement faibles, ont récemment été amputées et dont la précarisation est depuis quelques années indiscutable, sont, pour une part importante d’entre elles, contraintes de quitter un milieu de vie habituel et ainsi les vastes champs affectifs placés sous le signe de l’habitation [22].
Notre discussion touche à sa fin. Elle a, jusqu’à présent, progressé sur deux plans de réflexion, dont la complémentarité scelle le fil de notre argument : sur celui des conditions matérielles d’existence d’un monde certifié croisant normes techniques et standards juridiques (conditions qui invitent et prolongent l’expérience du monde) et sur celui d’une axiomatique politique et morale tendue vers un multiculturalisme libéral (axiomatique qui inspire indistinctement une gestion globale de la diversité culturelle et des modes d’engagement en public). Sur ces deux plans, nous avons pu esquisser une lecture des mutations structurelles récentes du centre urbain lisboète, tout en relevant combien celles-ci aménagent et accompagnent une transformation profonde du rapport à la ville. Les dynamiques de recomposition progressive de ce rapport héritent d’un déplacement de l’autorité politique vers un ensemble d’organismes certificateurs, promouvant une large gamme de standards transnationaux touchant à bien des aspects de la vie urbaine contemporaine. Des plans de continuité et autres dispositifs de coopérations réglementaires (harmonisation ou équivalence entre les normes) sont instaurés et régis en diverses commissions, enrôlant principalement technocrates nord-américains et européens, de sorte que les multiples entités intégrées à l’urbanité, grâce à l’accréditation ou la certification, déploient leur variété de qualités dans une plénitude ordonnée, formant une chaîne de cohérence fonctionnelle entièrement recouverte par des réseaux de mesures quantifiées qui légitiment leur présence et contribuent à leur reconnaissance par l’évaluation. Les pouvoirs municipaux et étatiques, économiquement séduits par l’effet d’attractivité internationale qu’exerce la capitale portugaise, composent avec ces instances de normalisation en jouissant de leur crédibilité et en mettant en avant la culture du résultat et de la performance qu’elles charrient. L’extension considérable du pouvoir fiduciaire détenu par le standard de certification, soutenue en amont par une expertise qui affiche son éthique du perfectionnement et prétend à une incorruptible neutralité, renforce un modèle de gouvernement reposant sur l’administration des choses normalisées. Un tel modèle de gouvernement, établi sur une forme de captation de la crédibilité, renvoie nécessairement à l’érosion de certains principes démocratiques. Il ne questionne plus le plan primitif du vouloir ni du pouvoir vivre-ensemble qui y sont d’emblée présupposés, il néglige la foi dans l’ancienne sagesse pratique qui vise justice et concorde en consacrant une amitié politique, il tend à oublier le noyau de confiance reposant sur le pouvoir de la discorde qui permet de placer la cité sur la trajectoire d’une longue histoire conflictuelle et d’alimenter une poétique de l’imagination fondatrice de nouvelles perspectives. Non sans raison, la militante du droit au logement Rita Silva s’inquiète de ce que « la mobilisation des mouvements sociaux soit culturellement toujours difficile au Portugal » et que la conscience militante et citoyenne plie sous une culpabilité individuelle renforcée par le phénomène étendu du surendettement (Silva 2012, p. 50). Une difficulté attachée à cette problématique, touchant à la fondation du politique, relève du fait que les opérations critiques se retrouvent largement désarmées dès lors qu’elles souhaiteraient contester l’orientation normative et idéologique de ces standards de qualité (Thévenot 1997) (Thévenot 2015) (Cheyns 2012) (Breviglieri 2013) (Boissonade 2016). L’enjeu politique est d’autant plus aigu que la puissance de ces standards est redoublée lorsqu’ils sont, comme dans les métropoles du sud de l’Europe en crise, associés à des procédures de contrôle de conformité et d’activation des mécanismes de tutelle et d’expertise. Et l’on pourrait voir dans le sillon que trace l’émergence irrésistible de cette gouvernance, comme le fit il y a vingt ans Franco Cassano commentant les « modèles séduisants qui irradient depuis les capitales du Nord-Ouest », un fondamentalisme de l’Occident qui renonce à penser ses propres limites, et qui, en imposant ses règles, accumule, dans sa progression irrésistible, une suite inconsciente de négligences, d’oublis, de dommages et de profanations (Cassano 1998).