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Sérendipité.

Les Hirak au Maroc : Faut-il un nouveau regard ?

Illustration : Guido van Nispen, « L1007699-Edit », 17.06.2017, Flickr (licence Creative Commons).

C’est à partir de l’analyse du Hirak politique au Maroc que ce papier tente de présenter un nouveau regard sur la recherche en sciences sociales. Le Hirak est un concept sociologique qui marque le « ras-le-bol » social, politique et économique. Le mot Hirak prend ici la dimension d’un mouvement qui cible à faire bouger les lignes politiques. Il signifie également une manifestation active contre le sommeil et l’immobilisme politique et économique. L’importance de ce terme se constate à travers sa reprise par d’autres mouvements en Algérie et en Tunisie – il est devenu le symbole d’une expression politique de la marge.

Depuis 2011, avec l’apparition du mouvement du 20 février [1], la mobilisation sociale au Maroc a pris une nouvelle dimension. Elle est plus jeune ; elle s’inscrit dans la continuité du mouvement du 20 février et mobilise les réseaux sociaux. L’esprit du mouvement du 20 févier a d’ailleurs été présent lors du Hirak du Rif, qui a démarré à la suite de la mort du poissonnier Mohcine Fikri, le 28 octobre 2016, broyé par une benne à ordures. Ce premier Hirak a été suivi en 2017 par un autre Hirak, cette fois-ci à Jrada (Maroc oriental), suite à la mort de Houcine (23 ans) et Jedouane (30 ans), qui ont péri dans une mine de charbon désaffectée. Que ce soit dans le Rif ou bien à Jrada, c’est l’exclusion et la marginalisation socio-économiques qui caractérisent ces deux Hirak. En plein jugement des activistes des Hirak du Rif et de Jrada, c’est un autre Hirak qui a débuté, depuis le mois d’avril 2018, nommé cette fois-ci le Hirak de mokati’on/boycotteurs.

Le Hirak du boycott cible trois sociétés, qui ont le monopole dans leur secteur respectif : Centrale Danone (produits laitiers), Afriquia (carburant) et Sidi Ali (eau minérale). À la différence de Central Danone, Afriquia et Sidi Ali appartiennent à deux familles proches du palais. Ce nouveau Hirak, tout comme les précédents, a débuté dans les réseaux sociaux. Il cible les activités économiques en appelant à la non-consommation des produits de ces groupes, ce qui a causé des pertes financières et économiques importantes pour ces trois acteurs économiques. Si le Hirak du Rif et celui de Jrada s’inscrivent dans le cadre d’une mobilisation traditionnelle, facile à réprimer, celui du boycott prend une autre ampleur, car il s’attaque au monopole, au pouvoir économique et à son alliance avec le monde politique. C’est un Hirak qui ne peut être maîtrisé, car ses acteurs se nomment « le peuple de Facebook ». Il est efficace et perturbe le jeu de domination des acteurs économiques, qui le prennent très au sérieux. Ainsi, lors de la période du ramadan, il a fallu seulement deux jours de boycott du poisson avec le slogan « laisse-le nager », pour que les prix chutent.

Si le Hirak du Rif a donné un nouveau souffle à l’action collective au Maroc, le Hirak de Jrada a généralisé l’expression de la souffrance de la marge. Le boycott, quant à lui, bien qu’il se situe dans la lignée de la série de mobilisations sociales qui a débuté en 2011 avec le mouvement du 20 février, prend une ampleur plus large aujourd’hui, puisqu’il remet actuellement en cause à la fois les acteurs politiques, mais aussi les acteurs économiques. Le refus de consommer est le mode d’action des boycotteurs, c’est un moyen de questionner l’alliance établie entre le monde politique et le monde économique, qui perçoit le Marocain plus comme un consommateur que comme un citoyen. Ces mouvements de Hirak, animés par les jeunes, redonnent le pouvoir aux exclus et à la marge, qui ne figurent pas parmi les privilégiés.

C’est dans ce cadre que les Hirak montrent la capacité des acteurs à remettre en cause les conditions de leur exclusion. Ainsi, les mobilisations, partant de la rue ou des réseaux sociaux, nous offrent la possibilité de revoir les lectures réductrices du rapport au pouvoir politique et économique. Les Hirak inversent les relations au pouvoir. Ici, la relation entre dominé et dominant ne va pas dans un sens unique, car les places peuvent changer. Si le pouvoir a justifié les mobilisations du Rif en considérant les Rifains en tant que séparatistes, le Hirak de Jrada, par la présence d’une main-invisible extérieure, il a procédé à une autre stratégie dans le cas du boycott. Le boycott, comme action contestataire inattendue et difficile à cerner, a poussé le gouvernement, de prime abord, à la minimiser, en qualifiant les boycotteurs de « étourdis/Mdawikh », ensuite à les menacer de poursuite, pour, en fin de compte, les prendre au sérieux vu les pertes économiques des sociétés ciblées, et par conséquent les supplier d’arrêter le boycott.

À travers les Hirak, la monarchie cherche à jouer le rôle d’une institution de régulation. Ainsi, lors de la fête nationale du 20 août 2018, le roi a gracié 188 jeunes impliqués dans le Hirak du Rif, sans que cette grâce ne s’applique au leader du mouvement. La grâce royale, comme pratique traditionelle lors des fêtes nationales, donne l’occasion à la monarchie de réparer les injustices du système judiciaire, afin de renforcer son omnipotence (Mouna 2018).

Ces Hirak nous permettent de voir que l’État constitue un champ ouvert, à géométrie variable, et un espace de jonction entre institutions et vie sociale, espace qui n’est pas coextensif à la société, ce qui donne aux acteurs de la marge « mille façons de jouer et de déjouer le jeu de l’autre » (De Certeau 1990). Les analyses qui ont dominé les médias parlent d’une « normalisation de la contestation » (Prabonnaud 2017) ; elles ne cessent d’appréhender le pouvoir comme une catégorie objective et d’oublier par conséquent que ce dernier ne constitue pas une donnée, mais plutôt une hypothèse que nous devons tester. Elles considèrent que la contestation n’a pas remis en cause le pouvoir politique de la monarchie. Les Hirak sont des événements dans lesquels les jeunes produisent leur propre historicité, dans un processus rituel. Il s’agit alors de créer, au sens de Turner, une « communitas existentielle » (Turner 1990), ce qui leur permet de se forger une façon de vivre et de se sentir en communauté, à travers laquelle le Hirak revêt des formes théâtrales. Les acteurs agissent comme des individus qui se coordonnent selon un intérêt commun ; ils remettent en cause les institutions d’intermédiation/les partis politiques ainsi que leur alliance avec le monde économique. Les jeunes montrent leur capacité à innover dans l’action collective. Le boycott, résultat de cette innovation, touche le pouvoir politique en s’attaquant au pouvoir et au monopole économique. N’est-il pas temps de repenser les cadres sociologiques imposés par les sciences sociales, qui n’ont le plus souvent recours qu’à des modèles préexistants ?

À travers les Hirak, c’est toute notre connaissance de la société qui est questionnée. Le savoir en sciences sociales est confronté à un défi empirique mais aussi conceptuel, dans le but de sortir des binarités des analyses sociologiques et anthropologiques. Les Hirak ont mis en relation le lien entre le dehors et le dedans dans la question de la marge du monde social et économique. Ces Hirak réagissent certes contre « la vie chère », la corruption, la cooptation, etc., mais ils recherchent tout d’abord la justice socio-économique, ce qui nous demande de prendre en considération les variétés des formes de justification que les acteurs mobilisent pour contester leurs conditions socio-économiques (Nachi 2009). La prise en charge de la justice et de l’injustice permet d’observer le jugement des acteurs et les dynamiques de la marge à travers les articulations des actions entre passé et présent, entre mémoire et histoire ; il est question de savoir comment nos sociétés bousculent les frontières et les limites du pouvoir et de ses forces dominantes.

Résumé

Le Maroc a connu depuis 2011 une mobilisation sociale qui a provoqué un changement politique ; cette mobilisation se poursuit aujourd’hui à travers les différentes formes de Hirak : Rif, Jrada, boycott. Ces nouvelles mobilisations sont riches en enseignements sur le changement produit au sein de la société marocaine, mais elles nous poussent aussi à réfléchir sur les modalités permettant de penser la pratique des sciences sociales au Maroc. Ce papier tente d’ouvrir le débat sur ce sujet.

Bibliographie

De Certeau, Michel. 1990. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris : Gallimard, coll. « Folio essais ».

Mouna, Khalid. 2018. « The Role of Civil Society in Morocco : Towards Democray or Autocracy ? » Medreset, Working Papers N°13.

Nachi, Mohamed. 2009. « Rendre justice au sens de la justice. Des théories de la justice à l’exploration pragmatique du juste » in Breviglieri, Marc, Claudette Lafaye et Danny Trom. Compétences critiques et sens de la justice, p. 399-411. Paris : Economica.

Prabonnaud, Frédérique. 2017. « Mohamed Tozi : le Hirak ou la normalisation de la contestation » La Dépêche, 12 juillet.

Turner, Victor. 1990. Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris : Presses Universitaires de France.

Notes

[1] Le mouvement du 20 février est apparu suite à un appel sur Facebook, le 20 février 2011, par des jeunes ayant des revendications politiques et économiques, notamment contre la corruption et l’association entre l’argent et le pouvoir politique du roi. Le mouvement prenait pour modèle le mouvement de contestation dans l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient connu sous le nom de « Printemps arabe ».

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