Le changement se cristallise, selon Robert Castel, autour de « ce que l’on pourrait appeler des configurations problématiques, c’est-à-dire des nœuds de questions sur lesquels se cristallisent la plupart des tensions, des conflits et des enjeux qui affectent les membres d’une société. Elles sont problématiques parce qu’elles posent problème à la fois à des sujets sociaux dont elles perturbent l’existence, aux sociologues qui voudraient les comprendre et aussi aux responsables administratifs et politiques qui tentent de les maîtriser » (Castel et Martin 2012, p. 38).
La mobilité constitue sans nul doute l’une de ces « configurations problématiques ». Qu’elle soit associée à un changement de lieu – au sens de mobilité spatiale – ou à un changement de position, de rôle ou d’identité – au sens de mobilité sociale –, la mobilité est toujours envisagée comme un facteur de désorganisation ou de rupture d’équilibre, bref comme un vecteur de changement. Depuis de nombreuses années, le groupe de travail « Mobilités Spatiales et Fluidité Sociale » (MSFS) de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF) étudie ces liens entre mobilité, changement social et changement spatial. Le LAET (CNRS-ENTPE-Université Lyon 2) a organisé, à dix ans d’intervalle, deux colloques du groupe MSFS, dont le premier avait fait l’objet d’une Traverse [1] dans la revue EspacesTemps.net. À l’occasion de la tenue du second colloque, le LAET propose une nouvelle Traverse, afin de mesurer le chemin parcouru dans la façon d’appréhender les liens entre mobilité, changement social et changement spatial.
En 2005, le colloque organisé par le LAET s’intitulait « Mobilités, différenciations et inégalités ». À l’époque, l’accès à l’automobile s’imposait comme une norme en matière de mobilité quotidienne : en France, huit ménages sur dix étaient motorisés et la multi-motorisation ne cessait de progresser. Le colloque s’était intéressé aux effets paradoxaux de la diffusion de l’automobile en matière de changement social et spatial : la réduction des disparités sociales observée en matière de mobilité quotidienne s’accompagnait d’une accentuation des disparités spatiales, liée notamment aux choix résidentiels des ménages en faveur des espaces périurbains (Gallez, Orfeuil et Polacchini 1997). Le paradoxe n’était toutefois qu’apparent : la « motorisation des modes de vie » (Dirn, 1995) avait certes permis de rapprocher les conditions de mobilité quotidienne du plus grand nombre, mais elle avait parallèlement contribué à modeler les espaces et à réduire les possibilités alternatives d’accès aux activités du quotidien (emploi, services, équipements commerciaux ou de loisirs). Les liens entre mobilité, changement social et changement spatial avaient été observés à l’aune des relations entre la position sociale et les pratiques de mobilité quotidienne ainsi que résidentielle, dans le contexte des espaces périurbains. Le colloque ouvrait sur la nécessité de saisir la mobilité des personnes à travers une multiplicité d’échelles spatiales et temporelles, et soulignait notamment la forte diffusion de formes de mobilité encore atypiques, comme la bi-résidentialité.
Le colloque organisé en 2015 s’est intitulé « Mobilités en changement, changement par les mobilités ». Il est parti du constat que les différentes formes de mobilité spatiale sont traversées par des changements importants. Sur le plan de la mobilité quotidienne, contrairement à ce qui s’observait en 2005, l’usage de l’automobile semble désormais stagner voire décroître, en particulier chez les plus jeunes, dans nombre de pays de l’OCDE (Kuhnimhof et al. 2012) (Kuhnimhof, Zumkeller et Chlond 2013). Parallèlement, des formes de mobilités alternatives émergent (marche, vélo, covoiturage, autopartage) (Marzloff, 2005) (Vincent, 2008). On observe également un dynamisme important des voyages (Armoogum et al. 2010) et un développement de pratiques de mobilité atypiques comme les pratiques de multirésidence (Imbert et al. 2014) (Ortar 2011) (Ortar 2015) (Stock 2006) ou les pendularités de longue distance liées au travail (Vincent-Geslin et Kaufmann 2012). Les mobilités résidentielles, pour leur part, apparaissent plus complexes (Authier, Bonvalet et Lévy 2010) et semblent jouer un rôle de plus en plus déterminant dans les dynamiques de développement des territoires. Enfin, des changements apparaissent aussi dans le champ des migrations, avec la mise en évidence du caractère réversible ou circulatoire des flux internationaux et de leurs interactions croissantes avec les mobilités résidentielles intra-métropolitaines et les déplacements quotidiens (Dureau et al. 2015). L’objectif de ce colloque était de faire le point sur la connaissance que nous avons aujourd’hui de ces changements qui traversent les mobilités spatiales et de s’interroger sur leurs conséquences en matière de changement social et spatial. Les liens entre mobilité, changement social et changement spatial ont été observés à partir d’angles d’analyse différents. Le changement social, par exemple, a davantage été analysé à travers les « phénomènes de confrontation, négociation, rejet, détournement, accommodation, subversion, rapports de force, compromis, transactions… » (Olivier de Sardan 1995) suscités par l’évolution des pratiques de mobilité spatiale. Une attention particulière a ainsi été accordée à l’étude des processus d’expérimentation, à leur progressivité, leurs effets ambivalents et incertains, leurs conséquences en matière d’évolution des représentations ou du rapport identitaire. Le changement spatial, pour sa part, a été analysé à travers les pratiques de mobilité quotidienne et de mobilité résidentielle, mais aussi à travers les pratiques de bi-résidence ou les migrations, et une place importante a été accordée à l’analyse de leurs interactions. Enfin, si les mobilités spatiales continuent de jouer un rôle important dans l’évolution des territoires périurbains, elles semblent également structurantes pour d’autres types de territoires, comme les territoires industriels ou les grandes villes latino-américaines qui entrent dans des phases de croissance plus ralenties et plus endogènes.
Ce colloque du groupe MSFS, organisé en 2015, a montré la nécessité d’adopter une définition large de la mobilité et d’étudier davantage les interactions entre les différentes formes de mobilité (sociale, spatiale), ce qui nécessite de croiser les disciplines et les méthodes. D’autres chercheurs ont souligné depuis longtemps ces deux nécessités (Urry et Scheller 2006) (Imbert et al. 2014) (Lévy et Dureau 2002) (Courgeau 1988), mais force est de constater que le cloisonnement des champs de recherche reste important. Cette traverse appelle à faire modestement un pas supplémentaire dans cette direction, en invitant une communauté de chercheurs venant d’horizons différents, débutants comme confirmés, intéressés par ces questions de mobilité, à partager leurs connaissances, à échanger, à faire part de leurs interrogations pour avancer dans la compréhension des changements liés aux mobilités.